On le sollicite, mais c’est lui qui commande, Ramdane Touhami est un vrai patron. “Si pas de couv’, je ne donne pas d’interview”, négocie-t-il en réponse au SMS que nous lui envoyons pour son portrait. “J’ai eu la couverture du New York Times Style Magazine cette année, et du Financial Times à Londres… Faudrait que la presse française se mette au diapason à mon sujet”, argue-t-il. Quand on lui explique qu’on aime prendre ces décisions nous-mêmes, sans tenir compte des marchandages, il décline donc, avec une dernière sommation : “Faites un article pour une fois intelligent dans la presse française”, qu’on a pourtant connue plus féroce, puisque Le Monde s’enthousiasme pour son “réel talent pour repérer les tendances”, Le Nouvel Obs salue son rôle de mentor “de la jeune génération issue de l’immigration”, Libération le juge “très attachant” et Les Echos foncièrement “prescripteur”.
Toujours pas suffisant, manifestement, pour apaiser cette “espèce de Rastignac”, décrit avec tendresse le styliste Jean-Charles de Castelbajac, un de ses premiers parrains. Quand on questionne Stéphanie Hussonnois-Bouhayati, la directrice des relations extérieures du Louvre et une de ses meilleures amies, sur le qualificatif qui lui correspond, homme d’affaires ou artiste, sa réponse fuse, comme une évidence : “C’est un mastermind“. Littéralement, un esprit supérieur. Rien de moins, lui dont le “mythe fondateur”, dixit son complice de toujours Artus de Lavilléon, veut qu’il ait commencé clochard jusqu’à vendre sa société de cosmétiques Buly à LVMH, en octobre 2021. Montant officieux de la transaction : 179 millions d’euros. “Ça y est, je vais être riche”, commente le nouveau multimillionnaire le jour même, auprès d’Artus de Lavilléon. Depuis trois ans, il continue de travailler pour l’entreprise de Bernard Arnault comme consultant extérieur.
“Tout dans sa vie est romanesque”, jauge Jean-Charles de Castelbajac, et effectivement, on imaginerait facilement une série Netflix sur le destin d’exception de ce fils d’ouvrier agricole marocain, débarqué de Montauban sans diplôme, sans argent et sans réseau, jusqu’à conquérir le Tout-Paris du luxe, dans l’entourage, selon les périodes, de Jamel Debbouze, du réalisateur Ladj Ly, du chanteur Woodkid, du producteur DJ Kore, du journaliste Mouloud Achour, de Karta Healy, l’héritier des chips Kettle, du chef Mourad Mazouz ou des créateurs Jérôme Dreyfuss et Isabel Marant. Un destin quelque part entre Bernard Tapie et Lucien de Rubempré, le héros des Illusions perdues, de Balzac. “Pensez gitan”, continue-t-il d’intimer à ses équipes, façon toute personnelle de suggérer de privilégier la débrouille, lui qui a conçu une fête extravagante pour les 20 ans du supplément styles du New York Times, en avril, à Milan.
Le 28 septembre 2024, Ramdane Touhami, a fêté ses 50 ans à la pointe du cool, dans son éternel uniforme bonnet-gros pull-baggy. Un peu de paillettes, mais pas trop, à l’école d’art Duperré plutôt que dans un palace, avec concerts sur le toit, Etienne de Crécy, le DJ star de la French Touch, anime la soirée ; un peu de mégalomanie, mais pas trop, seulement cette exposition photo dans les escaliers préparée par Artus de Lavilléon. Le Paris branché est resté proche de lui, de Sarah Andelman, la fondatrice de Colette, boutique mythique des milieux arty, à Lionel Bensemoun et André Saraiva, les ex-gérants du Baron, la discothèque préférée du show-business parisien des années 2010. Un Saraiva avec qui il se battit, jadis, à un dîner organisé par le couturier Azzedine Alaïa, une des nombreuses légendes noires du mythe Touhami. “On est des garçons de la rue et des fois, les garçons des rues parlent avec les mains”, rigole André Saraiva, qui salue, comme tous, la réussite de son ami : “Il a réussi à être un créateur là où on ne l’attendait pas, là où l’establishment n’avait pas prévu de place pour lui.”
“S’il était un cocktail au Ritz, on l’appellerait L’Explosif”
Bourré de culot, capable d’engager la discussion avec n’importe qui, sans surmoi paralysant, surtout doté d’un sens du style inné, d’une obsession pour le détail et d’une intelligence hors-normes… A l’école de la vie, Ramdane Touhami aurait été major. Hiver 1997, il traîne dans la capitale, sans argent et sans logement, s’essayant à ce qu’on n’appelle pas encore le couchsurfing, l’hébergement chez l’habitant pour la nuit, comme Antoine de Maximy dans l’émission J’irai dormir chez vous. Rue du Four, dans le VIe arrondissement parisien, il croise l’artiste plasticien Zevs, venu photographier et filmer le Centaure, de César, un bronze situé au carrefour de la Croix-Rouge. La veille, le graffeur a tracé les contours de l’ombre de l’œuvre, à la peinture argentée. Une discussion de rue s’engage, un troisième jeune homme passe par là, il invite les deux autres à boire un verre chez lui, Touhami dormira là quelques jours. Mais c’est avec Zevs que le coup de foudre amical se produit. Quelques mois plus tard, le graffeur l’invite à la Foire internationale d’art contemporain (Fiac), quai Branly. Ils n’ont pas de billets et escaladent par l’arrière, jusqu’à atterrir dans la réserve d’un galeriste. Ils le croisent ensuite sur son stand, affairé avec un collectionneur. Le stratagème a fonctionné. “Tu m’as troué le c…”, s’enflamme vulgairement Touhami auprès de Zevs.
Même expression et même verve auprès de Jean-Charles de Castelbajac, croisé en 1999 après son défilé à la station de métro Bibliothèque François-Mitterrand. Ramdane Touhami n’est pas du genre à adapter son langage à ses interlocuteurs. “Il doit avoir des origines pirates, c’est sa logique. S’il était un cocktail au Ritz, on l’appellerait L’Explosif”, sourit le styliste, admiratif. Acte fondateur de son œuvre de flibustier, une virée en tank dans le Marais parisien, à l’automne 1998. Avec Artus de Lavilléon et Antoine Bouillot, ils viennent d’ouvrir un magasin concept, L’Epicerie, à destination des milieux branchés, au 30, rue du Temple. Quoi de mieux pour attirer l’attention que de simuler un coup d’Etat ? L’appareil et son conducteur ont été loués pour une journée ; la police panique. Ils prennent en chasse le véhicule, qui se faufile à l’intérieur d’un camion plus grand, rue des Franc-Bourgeois. L’incident fait le tour du microcosme, Marc Jacobs, Jeremy Scott, Space Invaders, l’élite du cool veut travailler avec ces jeunes un peu fous. C’est le temps des fêtes et des soirées en boîtes de nuit, le Queen, le Pulp, les Bains Douches… Le réseau s’agrandit, premiers gros achats, dont une Mercedes. “On avait un article par jour dans la presse, on arrivait en retard à la télé… Pendant neuf mois, on a été des stars”, résume Artus de Lavilléon.
Trois châteaux dans le Gers
Avril 1999, le carrosse redevient citrouille, les financiers de L’Epicerie se retirent, apeurés par la démesure de Touhami. Nullement abattu, il en profite pour voyager, au Japon, à New York, enchaîne les projets, se fait une réputation de directeur artistique. Participe plusieurs fois, avec Jamiroquai ou Hugh Grant, au Gumball Rally, une course illégale qui impose de conduire dans plusieurs pays à toute vitesse en se gavant de Redbull. Décennie d’embourgeoisement cool conclue par son mariage avec Victoire de Taillac, ex-attachée de presse de Colette. En juin 2010, les noces ont lieu dans trois châteaux du Gers, ceux de la famille de Taillac, de Jean-Charles de Castelbajac et du sénateur Aymeri de Montesquiou. Après le passage à la mairie, les mariés s’éclipsent en hélicoptère. Le très chic magazine américain W narre les épousailles.
Au détour d’une des fêtes, Ramdane Touhami se confie à ses amis : doit-il se lancer en politique ? Interrogation taraudante. L’ascension sociale n’a aucunement guéri la grande blessure de l’entrepreneur, le racisme dont il est victime depuis que ses camarades d’école l’ont surnommé “le chinois”, dans les années 1980. Dès 2006, il lance une ligne de vêtements en hommage au parti des Black Panthers. La même année, il reprend Cire Trudon, une marque historique de bougies, et se rend, en dreadlocks, à un entrepôt de l’entreprise, à Alençon (Orne). Les ouvriers lui manquent de respect, il jure de délocaliser l’usine, avant de renoncer. Souvent, il envisage de quitter la France, excédé par cette impression qu’on ne l’y reconnaîtra jamais à sa juste valeur. “Je ne peux plus parler aux Français, ils ne comprennent pas”, expose-t-il à Artus de Lavilléon.
“Marre des blagues racistes”
Au tournant des années 2010, il vend ses parts dans Trudon et passe deux ans à Tanger, au Maroc, avec épouse et enfants. Il finit par revenir, les avanies entretiennent sa colère. “Je suis suspect”, écrit-il en juin 2020 sur Facebook : “Encore ce matin, j’ai été contrôlé par la police. […] Quand je prends un avion (ce que je fais trois fois par semaine), je suis suspect. Quand je rentre dans un magasin, un agent de sécurité me suit dans les rayons : je suis suspect.” Le soir de la vente de Buly à LVMH, il entre dans un magasin de meubles design hors de prix et rabroue la vendeuse interloquée : “Je suis solvable, j’ai gagné l’argent de la drogue.” Lors d’une conférence à Montauban, sa ville natale, en 2019, il hausse les sourcils avec un sourire provocateur devant les réactions de la salle, selon un de ses amis : “Venant de racistes comme vous…” En mars 2022, encore, il ferme The Gazoline Stand, une station service-magasin concept dans le VIIe arrondissement de Paris, avec cette phrase : “Marre des blagues racistes de nos gentils voisins.”
L’antiracisme de Ramdame Touhami, lui, rejoint les nouvelles luttes idéologiques, ce “nous” des minorités françaises, de plus en plus dressé contre le “eux” des Blancs. “On nous demande d’aimer la France. On me fait remarquer que si je suis là où j’en suis, c’est grâce à la France. Est-ce vrai ? Quand je pense à mes arrières grands-parents et grands-parents marocains réquisitionnés au moyen de la force par la France, pour venir la reconstruire ou pour s’embarquer dans ses guerres […] Comment ne pas être étonné des réactions en France suite aux émeutes aux Etats-Unis ? L’effarement pour vous, la routine pour nous. Troquez mon nom, prénom et couleur de peau avec les vôtres et vous verrez.” En juin 2016, il a été le directeur artistique de Téléramadan, une revue fondée par les journalistes Mehdi Meklat, Badroudine Saïd Abdallah et Mouloud Achour, qui affirmait : “Nous sommes le Grand remplacement”. En 2017, lorsque les tweets antisémites de Mehdi Meklat sont découverts, il l’accueille dans une de ses propriétés au Japon, puis le fait travailler dans ses entreprises. En janvier 2023, il ouvre la Pharmacie des âmes, une librairie “de gauche”, écrit Le Monde, spécialisée “dans les luttes sociales et antiracistes”. Il se rapproche aussi du militant décolonial Taha Bouhafs, joyeux agitateur de fumigènes à son dernier anniversaire, qui fut condamné pour avoir qualifié la policière Linda Kebbab d’”arabe de service”.
“La Palestine est la plus ancienne des batailles”
Depuis le 7 octobre 2023, l’entrepreneur embrasse la cause palestinienne. “Je suis militant pro-Palestine”, nous confirme-t-il. A son anniversaire, une grande bannière “Free Palestine” pend aux murs de l’école Duperré. Chaque jour, sur Instagram, il publie des photos ou des vidéos anti-Israël, comme, ce 21 octobre, un extrait d’entretien d’Eyal Sivan, un juif antisioniste, ou, le 13 septembre, un montage rapprochant la vie en Palestine de l’Algérie coloniale et de l’occupation des nazis en France, en 1944. Sur LinkedIn, à une salariée d’une banque qui affirme : “Heureusement qu’Israël a le Dôme de fer. Sinon combien de civils israéliens seraient tués volontairement par le Hamas ?”, il réplique vertement : “Je fais une capture d’écran… J’ai beaucoup d’argent chez vous, je vais aller ailleurs.” Devant sa virulence, plusieurs de ses amis ont coupé les ponts. “Il fait un transfert entre ce qu’il a vécu et la Palestine”, jure l’un d’entre eux. En mai 2021, déjà, il expliquait sur Instagram pourquoi il soutenait la cause palestinienne, en regrettant la création de l’Etat d’Israël : “La Palestine est la plus ancienne des batailles… et dure tristement depuis soixante-quatorze ans”.
Avant les élections législatives, il produit No pasaran, avec DJ Kore, un rap anti-Rassemblement national de 9 minutes 43, publié le 1er juillet, entre les deux tours. Un morceau aux 3,2 millions de vues sur YouTube, dans lequel les références à la Palestine se montrent envahissantes. “Vive la Palestine, d’la Seine au Jourdain”, assène Costa, quand Akhenaton évoque “Sheitanyahou”, contraction entre sheitan, le diable en arabe, et Netanyahou.
Sa mue semble se concrétiser le 27 juin, lorsqu’il appelle à voter pour la gauche aux élections législatives sur les réseaux sociaux, au nom de “la lutte contre les discriminations”. Puis il défend La France insoumise contre ceux qu’”on a lobotomisés à croire [sic] qu’une coalition menée par un parti fondamentalement antiraciste serait un complot spécialement antijuifs”. Et de conclure qu’”aucun membre de LFI n’a jamais été condamné pour antisémitisme”. Selon un de ses amis, Ramdame Touhami a d’ailleurs déjeuné plusieurs fois avec Jean-Luc Mélenchon cette année. On ne sait s’il l’a incité à “penser gitan”.
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