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Crise démographique en Chine : “Xi Jinping n’a rien compris à la vie des femmes”


La chute semble aussi vertigineuse qu’inarrêtable. D’année en année, les chiffres n’ont cessé de confirmer la gravité de la crise démographique que connaît la Chine, au point de se faire devancer par l’Inde en 2023 sur son nombre d’habitants. D’ici à 2050, la population active du pays dirigé par Xi Jinping devrait drastiquement diminuer, là où la proportion de Chinois âgés de 65 ans et au delà devrait plus que doubler. Coût de l’éducation, méfiance envers l’institution du mariage, manque de confiance en l’avenir : la descente aux enfers démographique du géant aux pieds d’argile a souvent été analysée. Moins connu est l’impact du sexisme visant les femmes, tant au sein du PCC que dans la société…

Pour L’Express, Ye Liu, maître de conférences au King’s College de Londres, dont les recherches se concentrent sur les systèmes d’inégalités, explique pourquoi, en Chine, les femmes en âge de procréer “ne se sentent pas écoutées et ont le sentiment qu’on ne leur donne pas les moyens d’avoir plus d’enfants” malgré les (multiples) mesures prises par l’appareil d’Etat. Ye Liu décrit ainsi un système mêlant pratiques discriminatoires et misogynie sur le lieu de travail, décourageant les femmes d’avoir plusieurs enfants, mais également des politiques insuffisantes, dont l’élaboration reste dominée par des hommes. Entretien.

Ces sept dernières années, le nombre de naissances a été quasiment divisé par deux en Chine, passant de 18 millions à 9,6 millions en 2022. A peine un an plus tard, la population de l’Inde a officiellement dépassé celle de la Chine… Pourtant, les autorités ont pris de nombreuses mesures pour endiguer la crise démographique du pays. Est-elle devenue inarrêtable ?

Ye Liu Je pense surtout que les mesures prises sont inefficaces, ou du moins insuffisantes au vu de la gravité du problème. D’ici à 2050, la population active de la Chine, principal moteur de sa croissance économique, passera alors de 70,3 % à 59,8 % de la population totale, soit une baisse de 10,5 points. De même, la population des moins de 15 ans, qui alimente la future main-d’œuvre, devrait également passer de 18 % à 11 % de la population totale. Mais dans le même temps, la proportion de Chinois âgés de 65 ans et au delà va plus que doubler, passant de 13 % en 2020 à 30 % en 2050, comme l’a établi la Division de la population des Nations unies pour 2024. Concrètement, ce double choc démographique laisse présager de graves problèmes économiques.

Les personnes que j’ai interrogées m’ont fait part d’une série de pratiques discriminatoires et misogynes dont elles ont été victimes.

Ye Liu

De deux choses l’une : en ce qui concerne les personnes âgées, sauf à repousser l’âge de départ à la retraite – ce qui a été fait en septembre, on ne peut pas faire de miracle. Mais sur le faible taux de naissances, c’est d’autant plus grave que le gouvernement chinois a en effet introduit plusieurs politiques importantes pour pallier ce problème, en vain. Je veux parler bien sûr de la mise en place de la politique des deux enfants en 2015 et celle des trois enfants en 2021, mais aussi de l’amélioration des prestations de maternité (25 provinces ayant augmenté le congé maternité de 98 jours à 128 à 188 jours) ou encore d’incitations financières pour encourager l’investissement dans des structures de garde d’enfants subventionnées par l’Etat. Pourquoi cela ne fonctionne pas ? Tout simplement parce que ces mesures ne répondent pas aux besoins et aux préoccupations du public qu’elles sont censées viser, à savoir les femmes en âge de procréer.

Comment cela ?

Il faut le redire : sans le concours des femmes, la catastrophe démographique est imminente en Chine – car c’est bien elles qui porteront les enfants ou non. J’ai mené de nombreux entretiens dans le cadre de mes travaux de recherche avec des femmes chinoises issues de tout le spectre socio-économique, qui avaient entre 30 et 37 ans. Aucune d’entre elles n’avait de frère ou de sœur en raison de la politique de l’enfant unique instaurée en 1979, dont elles sont issues. Pour nombre d’entre elles, le PCC n’a pas pris la mesure de ce qu’être une femme dans le Chine de Xi Jinping signifie. C’est-à-dire à la fois une mère, une épouse et une travailleuse participant de l’économie du pays. Elles voient que la coordination des politiques laisse à désirer mais, surtout, elles ne se sentent pas écoutées et ont le sentiment qu’on ne leur donne pas les moyens d’avoir davantage d’enfants…

La politique de l’enfant unique, instaurée en 1979, a pourtant été abolie il y a presque dix ans au profit des politiques à deux puis trois enfants. N’était-ce pas de nature à inciter les femmes à procréer davantage ?

En théorie, selon le PCC. Mais le problème, c’est que cette politique, restée en vigueur pendant près d’un demi-siècle, a laissé des traces au sein de la population chinoise. La plupart des femmes, notamment urbaines, qui ont connu cette époque ont intériorisé une certaine conception de la “famille moderne” – soit une famille nucléaire (une mère, un père, un enfant). Il faut se rendre compte de ce que cela a impliqué pendant toutes ces années : à savoir des parents donnant le maximum pour leur unique enfant, puisqu’ils n’en avaient qu’un.

Et ce, y compris lorsque celui-ci devient adulte : les parents restent d’importants pourvoyeurs d’aide, à la fois humaine (par exemple pour garder les petits-enfants) et financière (en participant à l’achat d’un bien immobilier). Avec ce référentiel en tête, beaucoup de femmes nées à l’époque de cette politique pensent ainsi qu’avoir plus d’un enfant serait un engagement énorme, à la fois financier et émotionnel ! Autrement dit : cette politique ne peut pas être abolie d’un claquement de doigts, car elle a véritablement forgé l’organisation sociale de la société chinoise. On ne change pas les mentalités par une décision administrative.

De nombreuses provinces ont introduit une récompense pécuniaire pour les femmes, en particulier les jeunes ayant un enfant aux alentours de 20 ans

Ye Liu

Dans vos travaux, vous vous êtes penchée sur l’impact du sexisme sur les choix des femmes… Expliquez-nous.

Je crois que l’échec du PCC à convaincre les femmes de procréer davantage, malgré l’assouplissement des mesures de contrôle des naissances, est un miroir du sexisme qui persiste à la fois en son sein et dans la société. Mes recherches montrent que les femmes sont fortement découragées par l’idée d’avoir des enfants supplémentaires qui pèsent sur leur carrière. La législation actuelle en matière de congé maternité et de rémunération est insuffisante pour protéger les droits des femmes sur le lieu de travail. Les personnes que j’ai interrogées m’ont fait part d’une série de pratiques discriminatoires et misogynes dont elles ont été victimes. A commencer par la “file d’attente de la grossesse” qu’utilisent leurs employeurs pour empêcher plusieurs femmes de prendre un congé maternité en même temps. Mais il y a aussi le gel des possibilités de progression de carrière, les discours sur les “capacités réduites” en raison de la grossesse ou de l’éducation des enfants pour différer les promotions ou mettre à l’écart les employées. Sans parler de la discrimination fondée sur l’âge, des mauvaises conditions de travail en cas de maternité et après la maternité…

Et au-delà de cet aspect, l’élaboration des politiques affectant la vie des femmes reste dominée par les hommes. De fait, le PCC reste majoritairement composé d’hommes – les femmes n’occupent que 8,4 % des postes de direction. Ce n’est donc pas un hasard si les politiques de natalité se sont toutes concentrées sur le corps des femmes. Elles reflètent les angles morts du PCC. Tout comme les moyens mis en place pour les faire appliquer – sanction et récompense -, tout aussi misogynes. En tant que femme, si vous ne respectiez pas la politique de l’enfant unique, votre enfant supplémentaire allait naître en tant que citoyen illégal, vous étiez renvoyée de votre travail, etc. Aujourd’hui, à l’inverse, de nombreuses provinces ont introduit une récompense pécuniaire pour les femmes, en particulier les jeunes ayant un enfant aux alentours de 20 ans, pour leur donner envie de procréer davantage. C’est incroyablement sexiste et misogyne ! Et cela, les femmes en ont pris conscience.

Pourquoi parlez-vous d’une “prise de conscience” des femmes ?

Car je pense que cela s’est fait progressivement. L’importation de la culture occidentale a sans doute joué un rôle auprès des filles nées de la politique de l’enfant unique – entre la pop culture, les films et l’ouverture culturelle de façon générale, notamment sur les enjeux de féminisme. Mais je pense que ce qui a vraiment changé les choses, c’est l’éducation des femmes. Ironiquement, cela a beaucoup à voir avec les effets de la politique de l’enfant unique… Aujourd’hui, la plupart des femmes sont plus éduquées que ne l’étaient leurs mères. Comme je le disais plus tôt, les parents n’ayant qu’un enfant ont tout misé sur ces derniers, notamment en finançant de bonnes études. Il y a donc toute une génération de Chinoises qui ont bénéficié d’un tel investissement familial – si bien qu’en 2015, la proportion de femmes dans l’enseignement supérieur a dépassé celle des hommes. Forcément, cela a des conséquences.

Les femmes, plus instruites, ont commencé à voir à quoi ressemble la vie hors de la cellule familiale, et à réaliser qu’il n’est pas forcément dans leur intérêt d’avoir beaucoup d’enfants – en tout cas, qu’elles ont le choix. Sans compter que, quelle que soit votre volonté, si vous faites des études, vous aurez des enfants plus tard, ce qui réduit les possibilités d’en avoir plusieurs. Et, pour finir, qui dit bons diplômes dit plus de chances d’occuper un emploi bien payé, et donc de dépenser plus. En moyenne, les femmes chinoises sont très dépensières et occupent une place importante dans l’économie du pays. En clair : tous ces rôles (étudiante, consommatrice, travailleuse) influencent la façon dont les femmes se perçoivent et ouvrent donc un éventail de choix.

Cela va-t-il de pair avec une perte d’intérêt pour le mariage ?

Pas vraiment. Le mariage reste un repère important en Chine, même s’il l’est davantage pour les femmes de ma génération, nées au début de la politique de l’enfant unique. Pour celles nées dans les années 1990 et 2000 – en chinois les “jiuling hou” et les “lingling hou”, la jeune génération chinoise contemporaine – disons que c’est plus la vie de couple que le mariage qui est valorisée. Reste à voir comment cela évoluera dans les prochaines années…

En Chine, les aînés occupent une place importante. Un seul enfant pour s’occuper de ses deux parents (voire de ses grands-parents), n’est-ce pas un frein de plus à l’ambition de procréer davantage ?

Cette explication me semble un peu simpliste. Bien sûr, les Chinois se préoccupent beaucoup des personnes âgées. Mais les femmes que j’ai interrogées, qui ont plusieurs jeunes enfants, se préoccupent aussi de leurs parents et de leurs grands-parents. Je pense que le manque de soutien de l’Etat aux personnes âgées est bien davantage en cause que les mœurs en tant que tels. Ça n’est pas un choix individuel, mais une conséquence des politiques dictées par le gouvernement. En Chine, l’ensemble des infrastructures liées au soin n’aident pas vraiment la population active à se dégager du temps ni les personnes âgées à vivre correctement. Aujourd’hui, la Chine reste le pays où l’offre de garde d’enfants reste l’une des plus faibles par rapport à ses homologues d’Asie de l’Est, comme la Corée du Sud ou le Japon !

Vos recherches portent notamment sur le manque de confiance comme facteur déterminant des évolutions démographiques…

Oui, et je crois que c’est exactement ce à quoi nous assistons ici. En Chine, les femmes ne font pas confiance au gouvernement pour tout ce qui touche au bien-être, à la santé, à la protection de leur carrière, leur famille, leurs enfants et elles-mêmes. Cela fait beaucoup, mais c’est compréhensible : la Chine a connu de nombreux scandales liés au lait et aux couches contaminées, ainsi qu’à la commercialisation de jouets dangereux. Même l’idée d’envoyer son enfant à la crèche n’est pas rassurante car il y a eu beaucoup d’histoires d’abus et de réglementations insuffisantes. Toute cette méfiance s’est donc construite au fil des années. On ne peut pas l’effacer du jour au lendemain juste parce que l’on accepte de construire quelques crèches. Si la Chine travaillait à rétablir la confiance, inclure un peu plus les femmes dans les prises de décisions qui les concernent (au minimum) et vraiment investir dans des infrastructures susceptibles de participer au choix des femmes de procréer davantage (crèches, garderies subventionnées…), ce serait déjà un grand pas en avant. Et si le gouvernement veut que les femmes continuent de participer à l’économie tout en ayant des enfants (car il n’a pas intérêt à se passer ni de l’un ni de l’autre), il devra tôt ou tard s’atteler à éradiquer la discrimination des femmes en âge de procréer sur leur lieu de travail.

Est-ce ce problème de “confiance” qui vaut à d’autres pays dirigés par des régimes autoritaires, à commencer par l’Iran, de connaître le même problème de natalité ?

Je crois, oui. Evidemment, dans ces pays, la culture patriarcale, les restrictions diverses voulues par des appareils d’Etat autoritaires n’aident pas à maintenir la confiance, notamment chez les femmes, qui sont de plus en plus éduquées. Mais il ne faudrait pas faire l’amalgame entre autoritarisme et manque de confiance. Car ça n’est pas exclusif. Regardez Taïwan, il y a aussi un problème de fécondité, alors que la société est bien plus ouverte. Le point commun, c’est la confiance. Et plus particulièrement, il me semble, la confiance des femmes dans les institutions, qu’elles considèrent comme des prestataires qui cherchent à maximiser les profits sur leur dos à elles.




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