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Gaspard Koenig : “Il est cohérent d’être opposé à la bureaucratie et au jardin à la française”


Il y a un an, Gaspard Koenig publiait le formidable roman Humus, récompensé par le prix Interallié. Agrophilosophie* est son pendant en essai, tout aussi réussi. Le philosophe, néorural qui depuis plusieurs années cultive son jardin et verger dans l’Orne, retrace les liens entre grands penseurs et nature : les poires de Saint-Augustin (qui ont sans doute changé la sexualité occidentale…), les haricots de Thoreau, le chèvrefeuille de Rousseau, les haies de Hegel… C’est aussi l’occasion pour lui de développer une philosophie politique, une sorte de libéralisme écologique qui plaide pour un découplage entre capitalisme et croissance, tout en déplorant que les discours écologistes actuels soient bien trop anglés sur la culpabilité, les contraintes ou un illusoire retour en arrière plutôt que sur le plaisir. Entretien.

Pourquoi les philosophes se sont-ils si peu intéressés à la nature, à la terre ou au jardinage ?

Gaspard Koenig : Par rapport à d’autres sujets comme la beauté ou l’expérience divine, il y a très peu de descriptions précises et concrètes, chez les philosophes, du rapport à la terre, de l’interaction avec la nature. Parce que la philosophie est essentiellement urbaine, même si les Grecs avaient la tradition des jardins philosophiques. Mais après eux, le rapport à la terre est plutôt passé du côté des poètes et des romanciers comme Giono.

Dans ce livre, j’ai essayé de retrouver chez les philosophes des références concrètes à la nature et surtout à l’interaction entre l’homme et la nature, qui ne peuvent guère prendre que quatre formes : la cueillette, la culture, la friche, le jardin d’agrément. J’ai trouvé une cohérence entre la façon dont les philosophes évoquent la terre et leur philosophie politique. Le plus caricatural, c’est Hegel qui aime les haies bien taillées. Voilà qui reflète une philosophie de la domination, de l’homme sur la nature et de l’homme sur l’homme, où tout est toujours une question de pouvoir. A l’inverse, quand Proudhon évoque la ronce et souhaite qu’on la laisse pousser, c’est un éloge de l’anarchie et de l’ordre spontané.

Vous commencez par Saint-Augustin. La sexualité occidentale aurait sans doute été différente si, jeune, le futur évêque d’Hippone n’avait chapardé des poires…

Augustin, c’est le refus de la sensualité. Il a une période très libertine, suivie d’une ascèse complète. Il supplie Dieu d’arrêter de lui donner des éjaculations nocturnes. Cet épisode de la cueillette des poires, dont il se repent dans les Confessions, est métaphorique de la pomme de la Genèse et du péché originel, concept inventé par Augustin. Ce qui le perturbe, c’est moins le vol de poires que le plaisir gratuit que lui donne la nature.

Alors que si les arbres produisent des fruits, c’est pour qu’on les mange, qu’on les bâfre ou même qu’on les jette, comme le font les animaux qui suivent ainsi inconsciemment la stratégie mise au point par l’évolution naturelle pour disséminer les graines (“l’endozoochorie”). La poire, juteuse et de forme arrondie, est une parfaite illustration de la sensualité refoulée d’Augustin. Il faut y opposer le vol des coings chez Giono, où des enfants volent et se délectent de coings, jusqu’à s’en rendre ivres. Ils se vengent ainsi de 2 000 ans de péché originel. Voilà pourquoi la culpabilité est anti écologique, et l’écologie doit être à l’opposé de la culpabilité.

Selon vous, l’écologie gagnerait d’ailleurs à ne pas être simplement punitive et normative. Pourquoi ?

L’écologie doit être joyeuse et jouissive. Le philosophe norvégien Arne Naess, fondateur de l’écologie profonde, explique qu’un écologiste triste est une contradiction dans les termes. Aucun programme écologique ne sera crédible s’il ne s’accompagne pas d’une réforme existentielle, ce qu’Elisée Reclus appelait un sentiment de la nature, et qu’on peut aujourd’hui nommer éco-sensibilité. Cela peut se faire à la ville comme à la campagne : dans les zones rurales, on croise bien des personnes qui restent isolées de leur environnement ; à l’inverse, en ville, on peut expérimenter des potagers partagés ou simplement un vermicomposteur… Il faut en tout cas enclencher un rapport au vivant, et à partir de là, tout coule de source. Personnellement, je ne prends plus l’avion, j’alimente mes toilettes à l’eau de pluie, je mange moins de viande, etc. Mais je ne fais pas cela en me flagellant, en pensant à mes émissions de carbone, et surtout pas en faisant la leçon aux autres. Simplement, je ne ressens plus le besoin de dépenser tant d’énergie thermique quand je trouve des plaisirs beaucoup plus forts près de chez moi. La recherche du bonheur me semble une condition de toute politique écologique.

Pour éveiller ce sentiment, il faut aussi défendre des politiques d’accès à la nature. De plus en plus, des lois restreignent l’accès aux chemins ruraux et forestiers en sacralisant la propriété privée. Il y a des choses à faire, concrètement, pour universaliser l’accès à la nature à la fois pour les urbains et les ruraux.

A-t-on réellement envie de se promener dans les jardins de Versailles ?

Gaspard Koenig

Vous critiquez le physiocrate François Quesnay, dont vous faites le père de l’agriculture productiviste. Mais cette hausse des rendements agricoles n’a-t-elle pas eu l’immense mérite de nous éviter les famines malgré l’explosion de la population mondiale, tout en libérant une immense partie des personnes du travail pénible dans les champs ?

Le terme “productiviste” est mal choisi. Tous les agriculteurs veulent produire, y compris dans le bio. Même les permaculteurs sont très fiers de montrer que sur un mètre carré, ils peuvent produire plus que l’agriculture conventionnelle. Le problème, c’est que l’agriculture défendue par Quesnay est uniquement fondée sur le rendement, sans prendre en compte le capital lui-même : le sol. Or, en économie, si on détruit les facteurs de production, la productivité baisse. L’agriculture chimique a ainsi saboté son propre capital, qui est aussi le nôtre, à savoir la terre elle-même. A l’inverse, l’agroécologie, qui consiste à résoudre les problèmes posés par la nature grâce des solutions fondées sur la nature, ne prône nullement un retour en arrière. C’est la voie que nous trace la science la plus moderne et qui implique des pratiques nouvelles, comme les “techniques culturales simplifiées”. Cela suppose un savoir-faire beaucoup plus raffiné que l’épandage de produits phytosanitaires.

Aujourd’hui, les expériences en France (par l’Inrae) et dans le monde (dans l’Etat indien de l’Andhra Pradesh, par exemple) montrent que l’agroécologie peut avoir des rendements similaires à ceux de l’agriculture chimique, voire supérieurs, et en tout cas plus pérennes. Mais cela suppose toute une panoplie de politiques publiques. Car le système de subventions, de prêts et toute la chaîne de valeur – des semenciers à l’agroalimentaire – sont structurés autour de l’agriculture chimique. Cette transition nécessite donc de revoir la PAC, la formation agricole, l’aménagement du territoire, le droit du travail… Il ne suffira pas d’interdire tel ou tel produit phytosanitaire. C’est un projet social global. La réduction de la biomasse est dramatique pour tout le monde : elle engendre une baisse de la biodiversité, une dégradation des nappes phréatiques et une perturbation du microbiome qui affecte notre santé. Que ce soit en médecine, en hydrologie ou en agronomie, la recherche fondamentale exige aujourd’hui de faire cette transition. C’est ça le progrès en agriculture !

Vous ne cachez pas votre dégoût pour le jardin à la française, symbole du fantasme hégélien de la domination de la nature comme vous le disiez…

Hegel associe le jardin à la française à l’architecture. C’est une vision qui peut-être plaisante par sa symétrie et sa grandeur. J’ai assisté aux épreuves de paradressage à Versailles. La perspective était magnifique. Mais a-t-on réellement envie de s’y promener ? Saint-Simon détestait d’ailleurs ces jardins, cette “vaste zone torride” sans ombre. A Versailles, il n’y a aucun rapport charnel et sensuel à la nature. C’est une volonté hégémonique de la ligne orthogonale, qu’on retrouve aussi dans l’agriculture chimique, qui affectionne les monochromes, les champs lisses dans lesquels les blés ont tous la même couleur et la même taille. Cette esthétique de la domination se retrouve dans la manière dont on gère aujourd’hui les êtres humains, élevés en batterie par un Etat tout-puissant. C’est le triomphe de Hegel, de Marx à Fukuyama ! A l’inverse, quand on aime le vivant et sa singularité, il est cohérent d’être à la fois opposé à la bureaucratie et au jardin à la française. Dans les deux cas, les normes tuent la diversité.

Mais vous n’appréciez pas plus le jardin à l’anglaise, très hypocrite selon vous dans son rapport à la nature…

Dans La Nouvelle Héloïse, Rousseau évoque un jardin à l’anglaise, qu’il nomme “L’Elysée”. Mais derrière son apparence romantique, on voit que ce jardin demande beaucoup de conception et de travail, évidemment réalisé par des serviteurs. C’est un travail prolétaire invisibilisé. Le jardin à l’anglaise est là pour constituer un espace clos, protégé de toute sauvagerie, qui donne à l’homme l’illusion de se promener dans une nature confortable, nullement menaçante, dans laquelle il peut aller pleurnicher, à l’écart de la civilisation. Rousseau n’aime la nature que pour mieux détester l’humanité. Moi, je me sens étouffé dans cette beauté reconstituée. De la même façon, aujourd’hui en ville, on adore créer des espaces de fausse nature sous cloche.

Le réensauvagment est une notion conservatrice, fausse sur le plan scientifique

Gaspard Koenig

Vous assurez pourtant n’avoir aucune nostalgie d’un retour à l’état de nature. Vraiment ?

Je suis sceptique sur la notion à la mode de réensauvagement. C’est en réalité une notion conservatrice, fausse sur le plan scientifique. La nature en Europe est entièrement impactée par l’homme, les espèces ont été sélectionnées et ont muté. On ne revient jamais en arrière, cela n’a aucun sens. La nature, c’est l’évolution de la vie. Ce qui la caractérise, c’est l’adaptabilité. L’homme peut l’aider à évoluer dans une direction bénéfique pour elle-même : c’est le “jardin en mouvement” de Gilles Clément. Dans mon propre jardin, j’ai ainsi semé des fleurs des champs, recréant un peu de diversité. J’ai laissé pousser l’herbe plutôt que de la tondre, et j’ai rapidement vu les populations d’oiseaux augmenter. A l’inverse, on voit naître à l’état sauvage des espèces invasives dangereuses pour la biodiversité… De surcroît, la contrepartie de l’ensauvagement de la nature, c’est l’enfermement des hommes, que certains voudraient parquer dans les villes pour préserver des espaces vierges. C’est cette dualité qu’il faut dépasser !

La même logique s’applique à notre rapport aux animaux. On nous dit par exemple qu’il faut réintroduire des chevaux sauvages, en oubliant que toutes les espèces sont domestiquées, et que de toute façon, il leur faudrait des centaines d’hectares pour être autonomes. En revanche, nous pouvons construire avec le cheval une relation qui, comme le dit Elisée Reclus, soit utile à lui-même. Une bonne séance de travail avec ma jument, c’est quand elle se sent moins anxieuse à la fin.

Dans le livre, vous faites même l’éloge des dirigeables. Est-ce sérieux ?

Si on réfléchit à des moyens de transport qui soient énergétiquement positifs, il est intéressant d’observer le renouveau des dirigeables. Des start-up se sont lancées dans le secteur. J’ai un fantasme du dirigeable, car c’est un moyen de transport qui s’inscrit naturellement dans l’air, contrairement à l’avion qui le brutalise. Cela permettrait de refaire du transport aérien un véritable voyage, et non plus seulement un déplacement.

Mais il y a eu le drame du Hindenburg en 1937…

Arrêtons-nous la construction des avions dès qu’il y a un crash ? On a oublié qu’on pouvait à l’époque traverser l’Atlantique en quelques jours dans des cabines confortables. Depuis le Hindenburg, il y a eu des progrès ! Le dirigeable est conforme à une aspiration pour un monde plus écologique, un peu plus lent, mais qui ne soit nullement incompatible avec le développement de la technologie. Pourquoi diable les ingénieurs d’Airbus mettent-ils toute leur énergie dans l’avion supersonique ?

Vous plaidez pour un “capitalisme non croissant”. N’est-ce pas un oxymore ?

C’est pour être certain de me fâcher avec tout le monde, les écologistes comme les libéraux (rires). Nous devons couper cette association facile entre capitalisme et croissance. D’un côté, il y a simplement un moyen d’assurer les échanges. Préfère-t-on le libre marché ou une forme de centralisation et de planification ? Et de l’autre, une finalité : veut-on davantage de biens matériels ? Les deux sont décorrélés. Les Etats socialistes du XXe siècles étaient par exemple hyperproductivistes et industrialistes, avec un bilan écologique désastreux, mais nullement capitalistes… De même qu’il y a eu un croissantisme non capitaliste, pourquoi n’imaginerait-on pas un capitalisme non croissant ? Ce que John Stuart Mill, un des pères fondateurs du libéralisme, avait théorisé sous le nom d'”état stationnaire”, une notion qui revient à la mode chez certains économistes américains.

A l’échelle micro, Henry David Thoreau en est bon exemple. Dans sa cabane de Walden, il ne vit nullement en ermite ou en autosubsistance. Il réduit simplement ses dépenses, mais il accueille des invités et adore entendre le bruit du train, la musique du commerce. Il cultive un petit champ de haricots dont il tire un profit. Il n’utilise pas d’intrants mais fait ses comptes de manière scrupuleuse. C’est de l’agroécologie pure et dure ! Au final, Thoreau prétend d’ailleurs réaliser davantage de bénéfices nets que les gros fermiers voisins qui sont fortement endettés. Il cherche ainsi un équilibre, qui suppose un échange commercial parfaitement assumé.

Au niveau des politiques publiques, il faut utiliser les puissants mécanismes du capitalisme à des fins vertueuses. Valorisant économiquement les sols permettrait par exemple d’inciter les agriculteurs à entretenir un sol vivant et de diriger les investissements vers la terre. Les microfermes, c’est très bien, mais la division du travail a aussi des vertus.

Que répondez-vous à ceux qui vous caricaturent en néo-rural bobo ?

Je suis très respectueux de ceux qui travaillent la terre. Mais ils n’en ont pas l’exclusivité. Il est légitime de pouvoir en discuter. Et comme je l’ai toujours fait dans tous mes travaux, j’essaie d’avoir une expérience concrète. Je le fais à mon échelle, de manière non professionnelle, mais je le fais sérieusement. Je demande aussi conseil au niveau local. Je suis très heureux dans mon hameau normand, je m’y suis fait de vrais amis. Si on arrive avec des manières de Parisien et qu’on fait des procès dès que le coq chante, il ne faut évidemment pas s’attendre à un excellent accueil. Mais si on reste humble, en prenant soin de son environnement naturel comme social, tout change. Dès que je procède à une modification sur mon terrain, j’appelle toujours l’ancien propriétaire. J’ai conscience de n’être qu’un passeur sur un terrain planté depuis plusieurs siècles (les tilleuls sont tricentenaires !). Je dois le transmettre à mon tour en faisant le moins de bêtises possibles.

*Agrophilosophie par Gaspard Koenig (L’Observatoire, 336 p., 23 €).




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