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“Il y a 50 000 ans, quelque chose d’énorme s’est passé” : un archéologue lève les mystères d’Homo Sapiens

Homo Sapiens, l’espèce à laquelle l’homme moderne appartient, existe depuis au moins 300 000 ans. Peut-être même plus encore. Pendant des millénaires, rien n’a changé ou presque. Comme si Homo Sapiens était suspendu dans le temps. Les silex retrouvés il y a 300 000 ans sont quasiment identiques à ceux datant d’il y a 200 000 ou 80 000 ans. Et puis, il y a environ 70 000 à 50 000 ans, un déclic se produit presque partout sur Terre. Sapiens change. Il évolue. C’est alors une explosion de nouvelles technologies, parures, peintures, armes, dans un mouvement qui a progressé à un rythme de plus en plus rapide, jusqu’à aboutir à nos sociétés modernes. Alors qu’Homo Sapiens s’était voué, pendant des centaines de milliers d’années, à reproduire à l’identique ce que les anciens faisaient, il a radicalement opté pour le changement.

Mais qu’a-t-il pu bien se passer ? C’est la question à laquelle Ludovic Slimak, archéologue et chercheur du CNRS au laboratoire du Centre d’anthropobiologie et de génomique de Toulouse, a tenté de répondre à travers une trilogie, dont le dernier tome, Sapiens nu : le premier âge du rêve (Odile Jacob) vient de paraître. “Le bouleversement est venu de ce qui s’est passé dans la tête de l’Homme : il y a eu une évolution de l’imaginaire”, postule-t-il. Pour appuyer sa thèse, le “chercheur penseur” déroule une fresque passionnante qui nous invite à une réflexion philosophique sur nous-mêmes.

L’Express : Pendant des années, c’est la thèse d’un bouleversement biologique ou d’une mutation génétique qui a été la favorite pour expliquer “l’éveil” de Sapiens. Vous expliquez qu’elle a depuis été écartée et qu’il faut s’intéresser à d’autres pistes. Pourquoi ?

Ludovik Slimak : Tous les archéologues le disent : à partir de 50-70 000 ans, on observe des mutations technologiques à un rythme effréné. Il y a un avant et un après. On change même de nom pour parler de ces périodes qui durent quelques millénaires seulement – ce qui est très rapide par rapport à avant. Les silex datés de 48 000 ans ne sont plus les mêmes que ceux âgés de 46 000 ans, ni de ceux de 44 000 ans, etc. C’est tellement impressionnant qu’il y a eu une volonté de trouver une explication du côté d’une transformation dans le corps. C’est pour cela qu’on a un temps privilégié la piste d’une mutation du gène FOXP2 [NDLR : appelé le gène du langage], dont on a cru qu’elle s’était produite à cette époque. Dans son livre Sapiens : Une brève histoire de l’humanité (Albin Michel), Yuval Noah Harari s’est inscrit dans ce courant de pensée.

Mais depuis, on sait que cette piste est fausse. La mutation FOXP2 a été retrouvée chez des Homo Sapiens bien plus anciens et même chez Néandertal, qui n’a pas connu de tel foisonnement. Plus aucun généticien ne soutient cette thèse aujourd’hui. Que ce soit du point de vue de l’anthropologie physique ou de la génétique, nous sommes les mêmes vieux Sapiens que ceux d’il y a 50 000 ou 150 000 ans. Pourtant, archéologiquement, il y a bien eu un changement. Il s’est bien passé quelque chose d’énorme qui fait que les populations vivant à cette époque – et celles d’aujourd’hui – n’ont plus rien à voir avec celles d’il y a 150 000 ou 300 000 ans.

Pourquoi a-t-on tant voulu chercher une explication génétique ?

Nous avons vu, ces dernières années, une sorte de véritable prise de pouvoir, j’ai presque envie de dire un coup d’Etat des sciences dures sur les sciences humaines. Il s’agit d’une approche très anglo-saxonne, et en particulier américaine, qui vise à comprendre l’Homme partir de son corps, de ses gènes. Cela a eu un impact très fort sur les sciences visant à étudier l’Homme en mettant l’accent sur le développement des analyses génétiques et de l’anthropologie physique. On a par exemple cherché à comprendre l’Homme par l’étude de la morphologie ou de la structure de ses os et la forme de son crâne, de ses gènes, voire la couleur de sa peau, etc. Or ce n’est pas l’analyse – même la plus poussée – de la morphologie d’un crâne ou d’un gène qui va nous permettre de comprendre ce qu’il se passe dans la tête d’une population humaine.

Alors pourquoi Sapiens, apparemment “endormi” pendant des siècles, s’est-il subitement réveillé ?

Ce qui est intéressant, c’est que ce bouleversement est observé partout à partir de 50-70 000 ans, sauf en Australie avec les populations d’Aborigènes. Il y avait plusieurs populations de Sapiens en Australie et toutes avaient un point commun : le désir de la continuité. Pour eux, il n’y a rien de plus cher que de faire pareil, rien de plus important que de perpétuer les traditions des anciens. Il s’agit de sociétés qui sont contre le temps, ou plutôt qui ne veulent pas que le temps ait d’effet sur eux. Tous les archéologues qui travaillent en Australie le disent : il n’y a rien de plus monotone que leurs chantiers de fouilles. Ils retrouvent toujours les mêmes choses ou presque. Et c’est aussi ce que je vois dans mes fouilles archéologiques chez Néandertal à Gibraltar ou dans la vallée du Rhône et que les archéologues constatent dans les populations de Sapiens vieilles de 300 000 à 70 000 ans.

Sapiens n’est pas ses gènes ou sa couleur de peau, mais ce qu’il a dans la tête

Chez les Aborigènes, ce désir de continuité est un imaginaire puissant, aussi puissant que le désir consistant à dire : “il faut que j’innove, que je construise des pyramides, des cathédrales.” Cela peut paraître choquant, mais c’est pourtant fondamental : Sapiens est en déconnexion total avec les réalités du monde. Ce qui compte pour lui, ce sont les mythes qui se passent dans sa tête. Quand on a compris que ce sont les imaginaires qui structurent les sociétés humaines, on tient un fil rouge. Et quand on le déroule, on constate que le bouleversement observé il y a 50 000 ans est accompagné d’un désir profond d’innovation et de changement. Ce que j’explique dans mon livre, c’est que Sapiens n’est pas ses gènes ou sa couleur de peau, mais ce qu’il a dans la tête. C’est son imaginaire, ce sont ses pensées, dont il est inséparable.

Le grand bouleversement s’est donc passé dans nos têtes. Mais pourquoi à cette période-là ?

On ne le sait pas, mais on peut avancer des hypothèses. Admettons que pour les sociétés Sapiens en Afrique et en Asie le plus important était de faire pareil, comme chez les Aborigènes, et qu’à un moment, des groupes humains sont sortis du processus de continuité et ont proposé autre chose. Ils sont entrés dans une mécanique où changer n’est plus tabou et où il est même devenu fondamental d’inventer de nouvelles choses, de nouvelles technologies, d’aller conquérir de nouveaux territoires. Il est probable que ces sociétés aient connu un certain succès et que leur basculement ait eu un effet boule de neige. Car les sociétés qui se sont extraites des “imaginaires fixes” ont forcément eu un impact dans le quotidien, dans les structures sociales, économiques et technologiques, et on peut donc imaginer qu’elles ont séduit.

Il y a chez Sapiens une peur, un refus de toute altérité et de toute différence

Mais quand on est dans un désir de “faire mieux” et d’inventer, qui sont nos constructions actuelles, nous ne sommes pas supérieurs aux vieux Sapiens, loin de là. Il ne faut pas hiérarchiser ces différentes sociétés en disant que l’une est supérieure à l’autre. D’ailleurs, ce changement, ce n’est pas forcément quelque chose qu’on a gagné, car Homo Sapiens a plutôt perdu sa vision mythologique du monde où tout doit être pareil. Mais objectivement, il y a des modes d’organisation socio-économiques qui sont plus ou moins efficientes et qui nous ont conduits, au bout de plusieurs siècles, dans des systèmes industriels.

Vous évoquez un effet “boule de neige”. Il aurait pu donc suffire qu’un seul homme, ou qu’une seule tribu change, pour que les autres l’imitent ?

Il s’agit de la théorie du mouton noir, que je développe dans mes précédents livres. Il y a ce désir chez Sapiens que tout le monde fasse la même chose au même moment et même une quasi-impossibilité de faire différemment des autres. Il y a une peur, un refus de toute altérité et de toute différence – d’ailleurs, je ne crois pas que nous soyons plus ouverts à la différence aujourd’hui qu’avant. C’est une réaction presque biologique.

Ludovic Slimak, chercheur CNRS à l’Université de Toulouse

Mais cette particularité porte aussi sa contradiction. C’est le paradoxe de Sapiens et l’espoir du mouton noir. Car si un individu a une vision différente, il va bien sûr se faire attaquer, mais s’il a un impact sur la société grâce à son charisme, son intelligence, sa réussite, et si ses pairs comprennent dans un second temps que sa nouvelle proposition est intéressante, alors il peut entraîner tout le monde avec lui. Prenez Einstein, il a été ostracisé pendant vingt ans, parfois avec des mots extrêmement durs, avant de devenir une icône d’une nouvelle manière de penser.

Pourquoi est-ce si important de comprendre Sapiens, de savoir qui il est ?

Aujourd’hui, tristement, il y a un désintéressement de ce que nous sommes. Combien de personnes s’intéressent vraiment à Sapiens ou Néandertal en France : 20 000 ? Moi je trouve que c’est important. Je me suis posé comme défi d’essayer de faire en sorte que beaucoup plus de 20 000 personnes s’intéressent à nous. Il faut que les gens aient goût à la connaissance, car elle est disponible. Et il faut faire comprendre pourquoi c’est fascinant. Si on n’effectue pas ce travail fondamental, on va totalement déconnecter la communauté scientifique de la communauté des gens. Les enjeux sont là.

Sapiens nu : le premier âge du rêve (Odile Jacob, 352 pages, 18 septembre 2024)




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