L’événement avait marqué les esprits. Il y a deux ans, à l’occasion d’une enquête parlementaire haute en couleur, les Français découvraient avec effarement les mensonges, les oublis et les choix désastreux ayant guidé notre politique énergétique. En point d’orgue des dizaines d’auditions réalisées, l’ancien commissaire à l’énergie atomique, Yves Bréchet, pestait contre l’inculture scientifique et technique de la classe politique, dont la France aurait selon lui bien du mal à se remettre. Deux ans plus tard, l’Allemagne entame, elle aussi, son introspection.
En enchaînant les auditions de personnalités du monde politique et industriel, le Bundestag cherche à déterminer si la fermeture des dernières centrales nucléaires du pays, achevée en avril 2023, a bien été menée sans préjugés et en tenant compte de toutes les informations disponibles, comme l’avait promis le ministre de l’Economie et de l’Energie Robert Habeck. Pour tirer la question au clair, les parlementaires ont vu large. La liste des témoins compte plusieurs centaines de personnes. Les conclusions tirées de ces échanges ne seront sans doute pas connues avant la mi-2025. Et il n’est pas dit que le nucléaire en sorte gagnant, tant l’opposition à l’atome demeure forte outre-Rhin. Reste le parallèle avec la France, particulièrement frappant. Dans les deux cas, l’idéologie est soupçonnée d’avoir pris le pas sur la rationalité, avec, à chaque fois, une même victime : la filière nucléaire.
Outre-Rhin, le journal Cicero a fait de ce sujet son cheval de bataille. “Les recherches menées par notre magazine sont à l’origine de la commission d’enquête parlementaire. Nous avons pu prouver que des ministres et des hauts fonctionnaires du parti écologiste ont délibérément trompé le public en 2022 afin de faire passer la sortie du nucléaire, en dépit de la guerre en Ukraine et de la crise de l’énergie”, raconte à L’Express le journaliste Daniel Grabër. Pour prouver ses dires, le magazine a dû batailler en justice en vue d’obtenir des échanges de mails et des comptes rendus de réunions tenues au sein du ministère de l’Economie. Ces documents incrimineraient les hauts fonctionnaires – essentiellement des Verts – du ministère Habeck. Ces derniers auraient systématiquement ignoré l’avis des experts recommandant un report de la sortie totale du nucléaire en raison des risques sur l’approvisionnement énergétique induits par la guerre en Ukraine.
“Il est difficile de chiffrer exactement les dégâts pour l’économie allemande, explique Daniel Gräber. Une chose est sûre : ils sont énormes. Nos centrales nucléaires étaient parmi les meilleures et les plus fiables au monde. Elles auraient pu facilement produire de l’électricité propre et bon marché pendant des décennies. Or, elles ont été fermées pour des raisons purement politiques.”
L’étude qui fâche
Publiée en juin 2024 dans la revue International Journal of Sustainable Energy, une étude de l’université norvégienne des sciences et de la technologie remue le couteau dans la plaie : si l’Allemagne avait maintenu son parc nucléaire de 2002 au lieu d’arrêter progressivement les centrales, elle aurait économisé 600 milliards d’euros et beaucoup d’émissions de CO2 ! Encore mieux : si elle avait investi dans de nouvelles installations nucléaires au lieu de se lancer dans la course aux énergies renouvelables (ENR), elle aurait déjà presque atteint son objectif de neutralité carbone et le pays aurait économisé de l’ordre de 300 milliards d’euros. Un tableau peu flatteur pour l’Energiewende, la transition énergétique allemande.
Depuis que ces calculs s’étalent dans la presse et font le tour des réseaux sociaux, les Verts allemands voient rouge. Selon l’institut Fraunhofer, classé du côté des “Grünen”, l’analyse effectuée par l’université norvégienne ne tient pas la route car elle additionne des choux et des carottes. Les détracteurs de l’étude pointent également des hypothèses irréalistes sur le coût d’investissement des ENR – bien trop élevé – ou encore la vitesse avec laquelle l’Allemagne peut théoriquement construire des réacteurs.
Nicolas Wendler, chargé de la communication à l’association KernD, qui regroupe des acteurs de la filière nucléaire en Allemagne, tempère : “L’auteur lui-même a souligné le fait qu’il a dû effectuer ses propres calculs à partir d’une base de données plutôt opaque. Il n’existe pas de chiffres consolidés et officiels sur le coût de l’Energiewende ou de la sortie du nucléaire. Il est possible que son étude souffre de quelques doubles comptages, mais elle omet volontairement certains coûts, faute de pouvoir les imputer correctement.” En d’autres termes, les ordres de grandeur évoqués seraient les bons : l’abandon du nucléaire aurait coûté plusieurs centaines de milliards d’euros.
“De nombreux aspects ne sont pas couverts par l’analyse norvégienne, convient Hartmut Lauer, ancien dirigeant d’un grand énergéticien allemand. Toutefois, indépendamment des incertitudes liées aux données et aux hypothèses, il n’y a aucun doute sur le fait que le tournant pris par l’Allemagne apporte un succès bien moindre en matière de protection du climat, et pour des coûts bien plus élevés par rapport au scénario nucléaire.”
Un rapport récent du think tank français La Fabrique de l’industrie le confirme : le mix électrique de l’Allemagne est six fois plus carboné que celui de la France, du fait du recours encore important aux énergies fossiles – charbon et gaz naturel. L’Allemagne souffre également de prix de l’électricité élevés. Le prix du kilowattheure payé par les ménages de taille moyenne est le plus haut d’Europe au premier semestre 2024, selon l’agence Eurostat.
“Avec le nucléaire, l’Allemagne aurait bénéficié de prix de l’électricité bien moins élevés, assure Yves Desbazeille, directeur général de Nucleareurope, une association représentant l’industrie de l’atome à Bruxelles. Ce pays possédait 17 réacteurs en 2011. Un parc largement amorti, qui représentait 20 % de la production électrique. Le conserver aurait permis de fermer les centrales à charbon beaucoup plus rapidement. Il y aurait eu un impact énorme sur les émissions de CO2.”
Est-il possible de faire marche arrière ?
Un expert fustige le manque de courage de l’industrie allemande, incapable de se faire entendre : “Cela fait longtemps que ses dirigeants savent que l’Allemagne va droit dans le mur. Mais ils ont préféré faire semblant de se “verdir”, en expliquant par exemple que le siège social de Siemens ou de BASF allait s’équiper de panneaux solaires et d’éoliennes. Tout cela n’était qu’une vitrine. Et certainement pas un moyen de résoudre les problèmes d’énergie. Aujourd’hui, l’industrie allemande est extrêmement préoccupée car elle perd des parts de marché en raison du coût élevé de l’énergie. Il aurait fallu agir bien avant pour la protéger !”
Certains élus croient encore qu’un retournement est possible. Le président de l’Union chrétienne-sociale (CSU) en Bavière Markus Söder ou encore l’ancien ministre de la Santé Jens Spahn (CDU) réclament la remise en service des réacteurs arrêtés entre 2021 et 2023. D’un point de vue technique, un tel redémarrage semble possible pour cinq des six installations concernées, rapportent les médias allemands. Le processus prendrait théoriquement un à deux ans. Il faudrait passer les tests de sécurité, vérifier la viabilité de certains composants grâce à des ultrasons et remplacer bon nombre d’entre eux : de fait, certaines centrales ont déjà procédé à une sorte de “nettoyage” avec des produits chimiques très agressifs pour les joints, les pompes ou les connexions électriques. Mais au-delà de ces considérations techniques, comment assurer la rentabilité d’un réacteur ?
L’Allemagne ne fonctionne pas comme la France où un seul acteur – EDF – assure la quasi-totalité de la production. Outre-Rhin, le marché des fournisseurs d’énergie est bien plus éclaté. Dans cette galaxie de petites et moyennes entreprises, laquelle prendrait le risque de construire et d’opérer seule un gros réacteur dans un pays qui a volontairement sabordé sa filière ? “Les exploitants ne sont pas favorables à une reprise des activités nucléaires. Ils ont touché un véritable pactole en négociant avec le gouvernement la fin de leur responsabilité sur le stockage des déchets. Pour les convaincre de reprendre le flambeau, il faudrait leur tordre le bras”, confirme Yves Desbazeille.
Quand bien même changeraient-ils d’avis, y aurait-il suffisamment de travailleurs qualifiés pour faire tourner les réacteurs ? Un millier de spécialistes s’occupent encore du démantèlement des installations. Mais de nombreux directeurs et employés ont depuis longtemps quitté la filière, soulignent les experts de l’énergie. Pour les attirer de nouveau, il faudrait pouvoir leur garantir de manière crédible que le fonctionnement des centrales nucléaires durera au moins cinq à dix ans. Un discours impossible à envisager pour le moment.
Une absence de consensus
David Grabër en est conscient : changer de route sera difficile. “En Allemagne, presque tous les partis politiques ont renoncé à soutenir l’énergie nucléaire. Les entreprises ont baissé les bras. Il n’y a plus de lobby défendant l’atome. En outre, la couverture médiatique était jusqu’à présent très partiale et mettait l’accent sur les risques. Cette approche commence à changer, mais c’est lent.”
“Après l’invasion de l’Ukraine, le pays s’est rendu compte que la dépendance excessive à l’égard du gaz naturel russe – considéré comme une ressource de transition jusqu’à ce que le pays puisse se lancer pleinement dans les énergies renouvelables – était un mauvais calcul. En dépit de tout cela, les partis traditionnels ne voient toujours pas l’énergie nucléaire comme faisant partie de l’avenir de l’Allemagne”, analyse Sudha David-Wilp, qui dirige le bureau berlinois du German Marshall Fund. Les conservateurs peuvent bien déplorer que le pays se soit sevré de cette énergie trop rapidement, “il n’y a toujours pas de consensus pronucléaire en Allemagne, poursuit la spécialiste. A l’inverse, le mouvement antinucléaire reste, lui, bien ancré dans la société allemande, et aucun homme politique ne marquera des points en prônant un retour à l’atome”.
“Dans beaucoup d’esprits, l’association entre nucléaire civil et militaire reste forte, constate Yves Desbazeille. Certes, les velléités se sont calmées sur la période récente car il n’y a plus de réacteur en activité. Mais on ne met pas sa religion aux orties du jour au lendemain. Dans les universités, les enseignements antinucléaires perdurent. Les étudiants sont donc encore nourris de cette idéologie. Un jour, je pense quand même que l’Allemagne reviendra sur son choix.” Mais dans combien d’années, ou même de décennies ?
La Suède offre une voie possible. Alors que ce pays fermait encore des réacteurs sur la période récente, il semble décidé à en construire plus d’une dizaine dans le but d’assurer l’électrification du pays. Berlin pourrait-elle s’en inspirer ? “Le 27 février 2022, trois jours après le début de l’invasion russe en Ukraine, le chancelier Olaf Scholz a prononcé un discours novateur devant le Parlement. Les principaux tabous de la politique nationale d’après-guerre, tels que la remilitarisation ou la confrontation avec la Russie, ont été balayés. En peu de temps, les décisions d’acheter des drones et de satisfaire à l’exigence de l’Otan selon laquelle 2 % du PIB doivent être consacrés aux dépenses militaires sont devenues une évidence. Il serait donc logique de penser que l’aversion de l’Allemagne pour l’énergie nucléaire pourrait être le prochain domino à tomber”, détaille Sudha David-Wilp.
Pour l’heure, seule la fusion nucléaire – une technologie non mature visant à reproduire sur Terre les réactions en chaîne présentes à la surface du Soleil – fait partie de la feuille de route du gouvernement. Il y a sans doute l’espoir chez une partie des Allemands de faire un saut technologique vers des réacteurs plus efficaces que les modèles actuels. Sauf que la fusion ne sera pas opérationnelle avant plusieurs décennies… si elle parvient à voir le jour. “La fusion est un vieux serpent de mer. Penser qu’on va réussir à alimenter les sites pétrochimiques allemands avec la fusion, c’est se mettre le doigt dans l’œil. Et penser qu’on va les alimenter avec des panneaux solaires, c’est la même chose”, estime Yves Desbazeille.
“La seule chose que l’on pourrait envisager à un moment donné est de se tourner vers les réacteurs de petite taille (SMR) pour l’approvisionnement de l’industrie, après des années de déclin économique”, pronostique Nicolas Wendler. Avec un tel scénario, un soutien important de l’État, à travers des procédures d’autorisation et de développement accélérées, serait envisageable. Mais dans tous les cas, on resterait loin d’une véritable relance. Les pronucléaires vont devoir se faire une raison.
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