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“Il luttait à tout prix contre la peur qui tétanise” : Simon Fieschi, combattant de la liberté

Face aux lycéens réunis devant lui, Simon Fieschi n’a jamais cessé de témoigner. Malgré la fatigue physique, la lassitude ou le comportement parfois méfiant des élèves, il continuait de défendre coûte que coûte la laïcité, la liberté d’expression, le droit à l’humour par la caricature – ces sujets sur lesquels des terroristes avaient précisément tenté de le faire taire, en lui tirant dessus à la kalachnikov, le 7 janvier 2015. Webmaster de Charlie Hebdo, le jeune homme a été la première personne sur laquelle les frères Kouachi ont tiré en entrant dans les locaux du journal, il y a près de dix ans.

Malgré de très sévères blessures et d’importantes séquelles, Simon Fieschi survit. Et part au combat. Comme lorsqu’il adapte son discours à une jeune élève d’un lycée de Courbevoie dans lequel il intervenait, qui lui demande comment il avait accepté de travailler pour Charlie Hebdo, journal qu’elle trouvait “si offensant”. “Il lui a répondu qu’au XIXe siècle, les mineurs de charbons amenaient avec eux un canari au fond des mines. Si l’air se chargeait trop de gaz, l’oiseau mourrait, alertant les mineurs du danger imminent. Charlie, c’était ce canari : et s’il mourrait, c’est que la liberté d’expression était en danger”, retrace Sophie Davieau, professeure d’histoire-géographie au sein de l’établissement.

Devant des étudiants, à la barre des tribunaux ou dans la presse, inlassablement, Simon Fieschi a raconté les conséquences concrètes du terrorisme sur un corps humain, plaidé pour l’urgence de sauvegarder le droit d’exercer librement ses opinions, dessiner, choquer, questionner. “Il voulait que les gens s’interrogent sur la raison totalement folle pour laquelle des personnes ont répondu par des balles de kalachnikov a des traits de crayon”, explique à L’Express Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo. À ceux qui ne comprenaient toujours pas, Simon Fieschi répondait avec vigueur, humour, ou délicatesse, en fonction.

Le 17 octobre 2024, près d’une décennie après l’attentat de Charlie, il a été retrouvé mort dans une chambre d’hôtel à Paris – les circonstances exactes de son décès n’ont pas encore été précisées. Alors que ses funérailles auront lieu prochainement, ses proches veulent se rappeler de l’impact qu’a eu leur ami, faisant “grandir” les personnes auprès desquelles il témoignait, “dans un monde où l’autre est une richesse et l’humour est un droit”, résume Sophie Davieau. “Cette voix qui disait la tolérance et la liberté, nous l’entendons encore. Et elle nous dit de continuer le combat”, souffle l’enseignante.

Simon Fieschi lors d’une intervention dans un lycée.

“C’était un moment de grâce”

Les engagements de Simon Fieschi ont durablement marqué celles et ceux qui l’ont connu et accompagné. Au sein de l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT), qu’il avait rejointe aux alentours de 2018, la professeure de lettres Chantal Anglade salue “la pertinence et l’intelligence absolument exceptionnelle” de son ami, qui lui permettaient d’entretenir le dialogue avec les élèves de différents lycées “sans volonté de provocation et sans imposer ses positions”. “Evidemment, les jeunes lui posaient fréquemment des questions terribles, du style : ‘Pourquoi vous continuez, ça ne vous a pas suffi ?’ Il répondait simplement qu’abdiquer une fois sur ces questions revenait à abdiquer pour toujours”, retrace-t-elle.

Dans le cadre d’un projet baptisé “galerie des objets” auquel participe Simon Fieschi en 2022 avec l’AFVT dans un lycée de Courbevoie, pour lequel chaque élève et chaque témoin d’attentat doit choisir un objet qui représente selon eux la violence du terrorisme, il apporte sa béquille, tandis qu’une lycéenne sort de son sac à dos la Une de Charlie Hebdo du 14 janvier 2015. Le dessin caricature à nouveau Mahomet, avec l’inscription “Tout est pardonné” – ce que ne comprend pas l’élève. “Il lui a répondu de manière assez surprenante que lui non plus ne comprenait pas”, raconte Chantal Anglade. Qui pardonnait qui, pourquoi ? Comment interpréter cette caricature ? “Simon a expliqué que l’intérêt de ce dessin était justement ses différentes interprétations possibles. Le but était de mettre son esprit en marche. À la fin de l’entretien, ils ont fini par discuter de pardon, de culpabilité, de responsabilité. C’était un moment de grâce, un vrai dialogue philosophique”, se souvient l’enseignante.

Parfois, pour détendre l’atmosphère ou retrouver l’attention des jeunes, Simon Fieschi n’hésite pas à placer quelques réflexions inattendues, avec l’ironie et l’humour qui le caractérisent. Lors d’un entretien qu’il mène avec Samuel Sadler dans une classe, il écoute attentivement l’anecdote de ce père et grand-père de plusieurs victimes de l’attentat de 2012 contre des élèves juifs de l’école Ozar Hatorah de Toulouse. L’homme raconte s’être senti, à l’époque, “très heureux d’être assis à côté d’une jolie femme blonde” dans l’avion qui l’emmenait en Israël pour enterrer ses enfants. “On évoquait le retour à la vie, le désir après de tels événements. Simon a alors repris la parole et a dit aux lycéens : ‘Vous n’imaginez pas comment après l’attentat, on a tous baisé. On n’a pas arrêté. Et on a tous fait des enfants’. Puis il leur a parlé de la naissance de sa fille, c’était un moment à la fois drôle et émouvant”, raconte Chantal Anglade. “Il réussissait toujours à trouver le bon langage pour parler aux élèves, qui, parfois, ne le ménageaient pas. D’ailleurs, ça n’intéressait pas Simon de discuter avec des étudiants acquis à sa cause : il partait au combat, encore et encore”, abonde Sophie Davieau.

“Il n’acceptait pas le “oui, mais””

Simon Fieschi montre cette force de caractère partout où il témoigne. “Ce que je retiens, c’est la grande pertinence des réflexions qu’il pouvait apporter sur tous les sujets concernant la mémoire des victimes de terrorisme et la manière de la matérialiser”, souligne Philippe Duperron, président de l’Association 13onze15 Fraternité et Vérité, en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015. Ce père de famille, dont le fils a été tué au Bataclan, fait partie de l’Observatoire d’orientation du musée mémorial du terrorisme (MMT), un établissement qui devrait ouvrir ses portes en 2027 et dont le but est de “retracer l’histoire et les conséquences du terrorisme en France depuis cinquante ans”. Dans un tel contexte, la question d’exposer ou non les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo dans le musée est “vite devenue un sujet”, témoigne-t-il. “Au sein de l’Observatoire, dont faisait partie Simon, il y a eu des débats très vifs sur le sujet. La question de la sécurité était beaucoup évoquée, mais il luttait vraiment pour que ces caricatures soient présentées. Pour lui, choisir de ne pas les exposer était déjà une forme de renoncement face au terrorisme”.

La question se pose notamment lors du projet “galerie des objets” de l’AFVT à Courbevoie. Sollicité, le MMT choisit de publier sur son site Internet les photographies des différents objets choisis par les élèves et les victimes ou familles de victimes, représentant selon eux les actes de terrorisme. Les baskets d’Aurore, rescapée de l’attentat de Nice de 2016 qui lui ont permis de se mettre à la course pour combattre ses traumatismes, sont ainsi exposées, tout comme l’appareil photo qui a saisi les derniers instants de Cécile avant un attentat à la bombe au Caire en 2009, ou la valise jamais défaite de Lamia, morte sous les balles en terrasse le 13 novembre 2015. Les photos de la Une de Charlie Hebdo “Tout est pardonné” et la béquille de Simon Fieschi ne seront, elles, “jamais mises en ligne”, selon Chantal Anglade. “La direction du musée a évoqué des questions de sécurité, ce qui n’a pas convaincu Simon. De manière générale, il était très touché par la frilosité de certaines institutions sur ces sujets : cela lui donnait le sentiment d’être abandonné dans son combat”, regrette-t-elle.

“Simon luttait à tout prix contre la peur qui tétanise, qui fait que l’on n’aborde plus certains sujets en classe, dans la presse, au sein de certaines institutions. Il n’acceptait pas le “oui, mais” au sujet de la liberté d’expression”, confirme Marika Bret, ex-directrice des ressources humaines de Charlie Hebdo et compagne de Charb, chargée de la transmission de la mémoire du dessinateur. L’ancienne DRH se souvient d’ailleurs de l’engagement “pour la justice” de Simon Fieschi, maintes fois réélu délégué du personnel au sein de la rédaction de Charlie. “Je peux vous dire qu’il n’avait pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre : il était très attaché aux notions de justice et d’égalité, et avançait des arguments très précis sur le sujet”, note-t-elle. “Les réticences de toutes sortes d’acteurs, qui renoncent à des projets en justifiant que “ça pourrait faire polémique”, le mettaient très en colère… Mais ça ne le décourageait pas. De manière générale, il ne se laissait jamais décourager”, abonde Gérard Biard. En témoigne la volonté du jeune homme à danser debout, lors de son mariage, à l’automne 2015. “Il tenait péniblement sur ses jambes, mais il l’a fait. Il avait une force incroyable”, souligne le rédacteur en chef de Charlie Hebdo.

Juste indemnisation des victimes de terrorisme

Pour Simon Fieschi, la question de son état physique semble d’ailleurs n’avoir jamais été taboue. Au contraire : lors de ses différents témoignages devant la justice ou dans la presse, le webmaster de Charlie décrivait très précisément l’état de ses blessures. “Sensation de brûlure, d’aiguilles insérées sous les ongles, de décharges électriques, qui se déclenchaient au moindre contact, au moindre frôlement d’un drap”, écrivait-il par exemple dans un long texte publié dans le journal en octobre 2020. Par l’exactitude de ces descriptions, il luttait pour la juste indemnisation des victimes de terrorisme.

“Il répétait en permanence que les gens, qu’ils soient adultes, enfants, responsables politiques ou simples citoyens, devaient savoir l’effet que produit une balle de kalachnikov qui entre dans un corps. Il savait qu’à une époque où tout est devenu si virtuel, il fallait concrétiser cette violence”, explique Gérard Biard. Un engagement “nécessaire” selon Philippe Duperron, qui estime que malgré “la bonne prise en charge” des victimes de terrorisme en France, les dommages invisibles et les préjudices d’angoisse dus à la perte d’un proche ou infligés par les blessures d’un acte terroriste “sont encore extrêmement difficiles à quantifier”. “Les témoignages de Simon sur le sujet permettaient de toujours améliorer la prise en charge par le Fonds dédié, de discuter des barèmes, de le faire évoluer pour qu’il corresponde au mieux aux attentes des victimes et de leurs familles”, indique le président de 13Onze15 à L’Express.

Neuf ans après les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et des terrasses, et près de quatre ans jour pour jour après l’assassinat de Samuel Paty, tué pour avoir montré à ses élèves une caricature de Mahomet publiée dans le journal satirique, Philippe Duperron salue “l’importance et la puissance” des prises de parole de Simon Fieschi, qui resteront “un précieux témoignage des dégâts tangibles, visibles et réels du terrorisme”. “C’était quelqu’un de profondément meurtri dans sa chair et dans son âme, qui luttait pour montrer qu’il fallait rester debout. Il ne pouvait plus faire de doigts d’honneur, alors il parlait. Et il a montré que les terroristes n’avaient pas gagné”, conclut-il.




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