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Robert A. Manning : “La Corée du Nord pourrait être l’allumette qui déclenche un chaos mondial”


A quoi joue Kim Jong-un ? A l’heure où le Pentagone vient de confirmer que plusieurs milliers de militaires nord-coréens seraient partis s’entraîner aux côtés des troupes russes, renforçant la crainte de l’Otan ainsi que de l’Union européenne d’une escalade du conflit en Ukraine, les doutes concernant la stratégie du leader nord-coréen se multiplient. Mais, selon Robert A. Manning, chercheur émérite au Stimson Center (Etats-Unis) et ex-conseiller au sein du département d’Etat, cette intervention nord-coréenne est non seulement inquiétante pour l’Ukraine, mais pour la stabilité mondiale. “Nous sommes actuellement dans un moment d’interrègne entre un ancien ordre qui s’érode et un nouvel ordre à venir dont les contours ne sont pas encore totalement définis. Qui plus est, à un moment où l’aggravation de la compétition entre grandes puissances pourrait déboucher, comme en 1914, sur une guerre mondiale”, alerte-t-il, décrivant l’émergence d’un bloc composé de la Russie, de la Corée du Nord et de la Chine, et un autre incluant les Etats-Unis, la Corée du Sud et le Japon. “Dans cette perspective, la Corée du Nord pourrait bien être l’allumette qui déclenche un chaos mondial.” Auprès de L’Express, Robert A. Manning décrit des scénarios d’escalade potentiels, dont une guerre à deux fronts en Asie dans laquelle non pas deux, mais trois puissances nucléaires seraient impliquées. Entretien.

Le déploiement de troupes nord-coréennes sur le territoire russe a été confirmé par l’Otan et le Pentagone. Comment comprenez-vous la stratégie de Kim Jong-un ?

Robert A. Manning L’alliance russo-coréenne qui se dessine ne sort pas de nulle part. Des Nord-Coréens ont travaillé dans l’Extrême-Orient russe pendant plusieurs décennies. En octobre 2023, la Maison-Blanche avait signalé que la Corée du Nord livrait des conteneurs d’armes à la Russie. Et deux mois après la signature d’un nouvel accord de sécurité avec Poutine l’année dernière, Pyongyang a soudainement réussi à lancer un satellite militaire, après une série d’essais infructueux. De nombreux spécialistes estiment que Poutine a fourni à la Corée du Nord l’assistance technologique dont elle avait besoin pour y parvenir. Cette relation se construit donc depuis un certain temps.

Mais ce qui se passe aujourd’hui me semble refléter le profond désarroi de Vladimir Poutine, qui est de plus en plus inquiet que l’Ukraine gagne du terrain en Russie mais ne veut pas d’une mobilisation générale de sa population. Alors il se tourne vers son allié nord-coréen. A quel prix ? C’est la question du moment. Poutine est quelqu’un de très transactionnel. Il a donc sans doute offert quelque chose à Kim Jong-un en échange de l’envoi de troupes sur son sol. Cela peut être un coup de pouce à Pyongyang pour développer ses missiles balistiques intercontinentaux [ICBM], ses sous-marins nucléaires ou bien la miniaturisation de ses ogives : quoi qu’il en soit, je pense qu’il s’agit d’une aide importante en termes de technologie militaire. Mais pour tout vous dire, je crois que, quelle que soit la réponse à cette question, il faut regarder au-delà de ce qui se passe en Ukraine pour prendre la mesure de ce qui se passe sous nos yeux.

De quoi voulez-vous parler ?

Cela fait trois décennies que j’observe ce qui se passe en Corée du Nord, au sein et en dehors du gouvernement, et je crois pouvoir dire que ce pays menace plus que jamais depuis les années 1950 l’équilibre des pouvoirs en Asie du Nord-Est, et maintenant, également en Europe… Si l’on regarde de près, Pyongyang a opéré trois grands changements stratégiques depuis 2019 (dont le renforcement du soutien de Kim Jong-un à Vladimir Poutine fait partie), qui ont tous des conséquences diplomatiques et géopolitiques majeures.

Tout d’abord, le renforcement qualitatif et quantitatif de son arsenal nucléaire : Kim Jong-un dispose désormais de missiles balistiques intercontinentaux à combustible solide capables d’atteindre la partie continentale des Etats-Unis et d’armes nucléaires tactiques. Depuis l’échec du sommet de Hanoï entre Kim Jong-un et Donald Trump, Pyongyang, qui a toujours poursuivi l’objectif de normaliser ses relations avec les Etats-Unis, a renoncé aux Etats-Unis et choisi d’accélérer drastiquement le développement de son arsenal nucléaire. En conséquence, l’Asie du Nord-Est (Japon, Corée du Sud) est inquiète – les sondages en Corée du Sud montrent que plus de 70 % de l’opinion sont favorables à l’obtention de leurs propres armes nucléaires. Et la crédibilité de la dissuasion nucléaire américaine est remise en question. Washington échangerait-il vraiment Los Angeles contre Séoul ?

Il y a ensuite eu l’abandon par Kim Jong-un de l’objectif ancien (soixante-dix ans) de réunification des deux Corées. Depuis plusieurs mois, Kim Jong-un n’a d’ailleurs de cesse d’illustrer le fait que la Corée du Sud est désormais devenue “l’ennemi principal”, notamment en détruisant tous les symboles de cette ambition de réunification et en modifiant la constitution nord-coréenne. C’est un autre motif d’inquiétude : le Nord cherche-t-il à attaquer et à absorber la Corée du Sud ?

Ce qui m’amène à évoquer le récent renforcement du soutien de Kim Jong-un à Vladimir Poutine, qui a de nombreuses implications, parmi lesquelles une perte d’influence de la Chine. Plusieurs responsables chinois craignent en effet que le président russe ne nuise à l’influence de Pékin qui représentait, jusqu’ici, 90 % des échanges commerciaux de la Corée du Nord – car désormais, Vladimir Poutine peut leur fournir des céréales et du carburant, ainsi que de la technologie militaire. Au-delà des intérêts commerciaux de la Chine, cela signifie aussi que Pékin perd de son influence, celle de la Corée du Nord, permettant à Kim Jong-un de monter la Russie et la Chine l’une contre l’autre. La somme de tout ceci – accélération nucléaire, désignation de la Corée voisine comme ennemi et nouvelle alliance avec la Russie – a fait voler en éclats les hypothèses qui ont guidé les diplomaties américaine et sud-coréenne au cours des trente dernières années et a plongé la Corée du Nord dans une compétition à somme nulle entre grandes puissances.

Le monde est aujourd’hui une poudrière extrêmement instable

Robert A. Manning

Si l’on vous suit, la Corée du Nord serait donc le reflet d’une alliance eurasiatique visant à créer un nouvel ordre mondial ?

Oui. Nous sommes actuellement dans un moment d’interrègne entre un ancien ordre qui s’érode et un nouvel ordre à venir dont les contours ne sont pas encore totalement définis – qui plus est, à un moment où l’aggravation de la compétition entre grandes puissances pourrait déboucher, comme en 1914, sur une guerre mondiale. En effet, il est tentant de considérer l’intervention de la Corée du Nord en Ukraine comme analogue à l’intervention des fascistes italiens et allemands dans la guerre civile espagnole, qui était un signe avant-coureur de la Seconde Guerre mondiale. Quoi qu’il en soit, ce qui apparaît de plus en plus clairement, pour les raisons que je viens d’évoquer, c’est l’émergence de deux grands axes sous l’impulsion des choix stratégiques de Pyongyang. D’un côté, un bloc composé de la Russie, de la Corée du Nord et de la Chine (même si celle-ci reste méfiante vis-à-vis de Vladimir Poutine). De l’autre, les Etats-Unis, la Corée du Sud et le Japon. Et, quelque part au milieu, on retrouve les pays du Sud global, qui essaient de jouer sur les deux tableaux.

Dans cette perspective, la Corée du Nord pourrait bien être l’allumette qui déclenche un chaos mondial. Pensez que, jusqu’ici, Kim Jong-un était encore limité par les lignes rouges tracées par la Chine. A savoir, même si c’était tacitement sous-entendu, pas de 7e essai nucléaire par Pyongyang – la Corée du Nord est le seul Etat à avoir testé des armes nucléaires au cours de ce siècle. Que se passera-t-il maintenant si Kim Jong-un décide d’aller contre cette idée, que les Chinois s’y opposent, et que Vladimir Poutine se range du côté de Pyongyang ? Croyez-moi, le monde est aujourd’hui une poudrière extrêmement instable. Ça n’est d’ailleurs pas moi qui le dis, mais un rapport du Conseil national du renseignement paru en 2023, selon lequel Kim Jong-un envisagera presque certainement des actions coercitives de plus en plus risquées à mesure que la qualité et la quantité de son arsenal de missiles nucléaires et balistiques vont augmenter.

Quels sont les scénarios d’escalade que vous envisagez ?

La situation autour de la Northern Limit Line (NLL), la frontière maritime délimitée par l’ONU qui sépare la Corée du Nord et la Corée du Sud, pourrait véritablement devenir incontrôlable. Celle-ci est en effet contestée par la Corée du Nord de longue date et est devenue le théâtre d’affrontements militaires réguliers. Si Pyongyang devait attaquer une des îles qui se situent dans cette zone, comme il l’avait fait pour Yeonpyeong en 2010, il est presque certain que la Corée du Sud riposterait militairement. Les efforts déployés par les Etats-Unis pour contenir la Corée du Sud échoueraient, car Séoul, qui a également renforcé son armée, se sentirait obligé de répondre. Pyongyang pourrait alors tirer une arme nucléaire tactique de démonstration sur une île voisine relativement peu peuplée afin de dissuader la Corée du Sud d’envenimer la situation. C’est précisément là que la situation deviendrait très compliquée.

Car à l’heure où les Etats-Unis et la Corée du Sud n’ont pas de canaux de communication diplomatiques ou militaires fiables avec Pyongyang, une erreur de calcul ou d’interprétation pourrait vite arriver.

C’est-à-dire ?

Kim Jong-un pourrait bien tabler sur l’hypothèse selon laquelle les Etats-Unis, embourbés dans la crise au Moyen-Orient et ralentis par leur aide à l’Ukraine, seraient détournés et n’oseraient pas riposter compte tenu de leurs capacités restantes. Le rapport du Conseil national du renseignement précise que Kim Jong-un n’utilisera pas d’armes nucléaires à moins qu’il “croit que le régime est en danger”, mais qu’il “pourrait être prêt à prendre de plus grands risques militaires conventionnels, croyant que les armes nucléaires dissuaderont les Etats-Unis ou la Corée du Sud d’apporter une réponse inacceptable forte”. Mais pour être franc, je ne pense pas que ce soit le scénario le plus alarmant.

Vraiment ?

Oui, il y a scénario bien pire : celui d’une guerre à deux fronts en Asie, soit des crises simultanées avec deux puissances nucléaires : Kim Jong-un attaquant la Corée du Sud, et la Chine envahissant Taïwan – et cela, suivi d’une riposte américaine. Nous n’aurions plus deux potentielles puissances nucléaires en jeu mais trois – et ce, sans compter la possibilité d’une intervention de Vladimir Poutine !

La rivalité sino-américaine, qui s’exprime sur de nombreux plans, est-elle susceptible d’avoir un impact sur ces scénarios ?

Absolument. Pendant des années, la priorité absolue de la Chine a été la stabilité de la péninsule coréenne ; et les Etats-Unis ont principalement cherché à renforcer leur position en consolidant les liens avec leurs alliés sud-coréens et japonais. Aujourd’hui, la concurrence à somme nulle complique les efforts visant à calmer la situation dans la région si Pyongyang venait à provoquer une escalade. Certains responsables chinois m’ont dit qu’ils considéraient que les actions de la Corée du Nord étaient dues aux sanctions américaines, et que ce n’était pas leur problème, mais celui des Etats-Unis. Il est donc probable que la Chine prenne ses distances. Quant aux Etats-Unis, ils sont déjà embourbés dans la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient. Sans parler du fait que leur base industrielle de défense est désormais insuffisante pour assurer un troisième point chaud. C’est une situation à double tranchant : soit cela contribuera à figer la situation car ni la Chine, ni les Etats-Unis ne voudront s’impliquer davantage. Soit cela ouvrira une brèche que Kim Jong-un risque d’utiliser pour intervenir militairement en Corée du Sud… Tout dépendra des choix qu’il fera dans les six à dix-huit prochains mois.

Aucun de vos scénarios ne semble impliquer de pourparlers… Parce que ça n’est plus une option ?

J’ai participé aux “Pourparlers à six” de 2005, organisés par Pékin, lorsque j’étais au département d’Etat. A l’époque, la Russie et la Chine étaient très coopératives. Mais dans le contexte actuel, une telle coopération est très improbable. Je soupçonne Kim Jong-un d’attendre les résultats de l’élection américaine pour évaluer ses options. Car il est fort possible que Donald Trump, s’il arrive au pouvoir, fasse de nouvelles propositions diplomatiques à Kim Jong-un, à qui il écrit des lettres d’amour. Sans compter que notre ancien président se voit comme un deal-maker et adore jouer les négociateurs.

Mais l’issue d’une nouvelle négociation américano-coréenne me semble, en tout état de cause, plus qu’incertaine. Kim Jong-un a formellement rejeté la possibilité d’une dénucléarisation, sans parler d’une réconciliation entre les deux Corées. Ces éléments constituaient la base de la diplomatie antérieure. Pour que les pourparlers aboutissent, Donald Trump devrait proposer quelque chose de moins définitif que la fin des armes nucléaires, comme un “gel” des capacités nord-coréennes. Il serait évidemment difficile de faire passer cette idée sur le plan politique aux Etats-Unis, car cela reviendrait à légitimer la Corée du Nord en tant qu’Etat doté d’armes nucléaires. Cela irait également à l’encontre de l’essence même des sanctions de l’ONU, à savoir ostraciser la Corée du Nord.

Pensez-vous que les sanctions internationales puissent encore jouer un rôle dissuasif auprès d’un pays coopérant désormais avec la Russie en plus de la Chine ?

La situation a indéniablement changé. Nous ne sommes plus en 2017. Le Conseil de sécurité des Nations unies est paralysé par deux blocs divisés. La Russie et la Chine ont bloqué les efforts récents visant à appliquer les sanctions de l’ONU contre la Corée du Nord. Je pense cependant que les sanctions ont une importance politique. Ce qui m’inquiète davantage, c’est leur efficacité. La Corée du Nord dispose désormais d’un énorme stock de cybermonnaie accumulée grâce à sa campagne de piratage menée par les hackers du groupe Lazarus. On estime que Pyongyang aurait amassé depuis 2017 l’équivalent de 3,6 milliards de dollars en monnaie virtuelle. Ils ont donc compensé une grande partie des sanctions par leur cyberactivité. Ce que nous n’avons pas encore pu arrêter. Comme je l’ai dit, ce serait une erreur de sous-estimer la Corée du Nord.




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