La courbe est diablement ennuyeuse. Sur le site du Centre Levada, le seul grand institut de sondage indépendant et fiable en Russie, le graphique représentant l’évolution du soutien des Russes à Vladimir Poutine figure en première page. Quelques creux, quelques remontada… Mais en moyenne, depuis 1999, les opinions positives à l’endroit du maître du Kremlin ont rarement chuté (pour ne pas dire jamais) en dessous de 60 %, et souvent côtoyé les 80 %… Comme en septembre dernier : 84 %. De quoi nourrir l’un des serpents de mer qui colle à la peau des Russes, selon lequel en dépit de la fraude électorale, la répression de la dissidence et la propagande, Vladimir Poutine serait toujours largement soutenu par sa population.
La dernière enquête menée par le Chronicles research project, un groupe de sondages indépendant porté par l’opposant russe Alexey Minyaylo ainsi qu’une équipe de sociologues, révèle pourtant une réalité bien moins flatteuse pour le maître du Kremlin : à savoir que derrière ces taux d’approbation outrageusement élevés, se cache en fait un rejet de tout ce que propose, ou presque, Vladimir Poutine… “Notre objectif n’est pas de mettre les points sur les i, mais de démontrer que la cote d’approbation du travail de Poutine est une caractéristique beaucoup moins univoque que ne le croient certains sociologues et citoyens, écrivent ainsi les sociologues en préambule. Et qu’exprimer son approbation ne signifie pas du tout soutenir un certain nombre d’actions clés de Poutine”.
La politique de Poutine en trois points
“D’une manière générale, approuvez-vous ou désapprouvez-vous le travail de Vladimir Poutine en tant que président de la Russie ?” Comme le Centre Levada, les chercheurs ont commencé par poser cette simple question auprès de 800 personnes, entre le 10 et le 17 septembre. Sans surprise, le chiffre obtenu par le Chronicles research project (78 %) s’approche des 84 % du plus grand institut de sondages indépendant. Pour cause : “n’importe quel sondeur, même indépendant, se heurtera en Russie à l’autocensure des sondés. Personne n’a envie de prendre le risque d’apparaître comme un dissident ou de déplaire au Kremlin, alors nous obtenons forcément ce genre de chiffres dans un premier temps”, explique Alexey Minyaylo, qui s’est plusieurs fois exprimé dans nos colonnes. Mais l’équipe de l’opposant ne s’est pas arrêtée là. “Nous nous sommes demandé ce qui fait l’essence de la politique de Poutine, pour interroger les Russes qui le soutiennent sur ces points précis, et ainsi confirmer si oui ou non, ils le soutiennent vraiment”. C’est ainsi que l’équipe a choisi trois axes représentatifs, selon eux, de la politique actuelle du président russe : la confrontation avec l’Occident, la priorité à la politique étrangère par rapport aux questions intérieures, et la guerre en Ukraine.
Verdict : sur ces trois points, c’est peu dire que les Russes qui disent soutenir Vladimir Poutine se montrent en désaccord avec ses actions. En réalité, 61 % voudraient conclure un traité de paix avec l’Ukraine avec des concessions mutuelles. 43 % souhaiteraient rétablir des relations avec les pays occidentaux, et seuls 25 % se sont dit d’accord pour mobiliser des hommes afin de participer à “l’opération militaire spéciale”. Mieux : 83 % ont affirmé vouloir concentrer les efforts politiques sur les problèmes sociaux et économiques internes…
Ces résultats sont d’autant plus frappants une fois superposés avec ceux obtenus auprès des Russes qui disent ne pas soutenir Vladimir Poutine – 79 % d’entre eux se montrant favorables à un traité de paix avec l’Ukraine avec des concessions mutuelles, 90 % en faveur d’un rétablissement des relations avec l’Occident, 13 % pour mobiliser des hommes pour participer à la guerre, et 92 % appelant à une concentration des efforts sur les problèmes sociaux et économiques internes. “Les chiffres sont évidemment plus élevés du côté des sondés qui ne soutiennent pas Poutine, mais l’ordre de grandeur est tout de même révélateur : bien que la majorité des sondés expriment leur soutien à Poutine, l’écrasante majorité veut des choses que mêmes ceux qui sont contre Poutine veulent… Si vous voulez rétablir les relations avec les pays occidentaux, cela signifie que vous n’achetez pas sa propagande !”, réagit Alexey Minyaylo.
14 % de soutien réel
En réalité, la proportion réelle de soutiens sur lesquels le chef du Kremlin peut compter, c’est-à-dire ceux conscients de ce qu’implique sa politique, semble bien moins élevée que les scènes de liesse et les bains de foule filmés par la télévision d’Etat pourraient laisser penser…. Selon le Chronicles research project, ceux qui ont voté pour Vladimir Poutine et qui déclarent le soutenir représenteraient 52 % des sondés. Mais ceux qui sont véritablement informés sur ce que contient son projet politique, solidaires de sa politique étrangère, de la guerre en Ukraine, et qui n’expriment pas le souhait de rétablir les relations avec les pays occidentaux ne représentent que… 14 % des sondés.
“Ces résultats sont la clé pour permettre un changement de perspective, commente Alexey Minyaylo. Une Russie démocratique est susceptible d’être une amie de l’Occident. Il est donc essentiel de s’opposer à Poutine, mais il est contre-productif de s’aliéner les Russes ordinaires. Car si Poutine n’a de cesse de dire qu’il fait tout pour son peuple, les Russes savent bien que ce n’est pas vrai”. De fait, si plus de quatre sondés sur cinq ont affirmé vouloir que les efforts politiques se concentrent sur les problèmes sociaux et économiques internes, le projet de loi budgétaire 2025 annoncé par le ministère des Finances russe prévoit que les dépenses militaires représenteront près d’un tiers des dépenses fédérales… “Le vide laissé par la politique actuelle sur les questions intérieures finira par poser problème au Kremlin. Poutine, lui, ne changera sans doute pas ses priorités. Mais le prochain gouvernement, même s’il est issu de son entourage, n’aura pas d’autre choix que de se saisir de ce problème. C’est le lot des autocraties : Poutine peut faire l’aveugle sur les aspirations des Russes car son pouvoir ne repose que sur lui-même. Mais lorsqu’il mourra (ou se retirera, qui sait…), celui qui lui succédera ne pourra pas compter sur cet atout”.
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