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L’humanité perd une partie importante de ses génies, par Gérald Bronner


Fondé en 1901, le prix Nobel est décerné chaque année à des personnalités “ayant apporté le plus grand bénéfice à l’humanité” – comme l’indique le testament d’Alfred Nobel. Il n’est qu’à citer Albert Einstein, prix Nobel de physique en 1921, ou Marie Curie, qui fut couronnée en physique et en chimie, pour donner une idée du prestige qui s’attache à ce prix. Mais tout le monde peut-il vraiment participer ? En d’autres termes, cette rareté statistique qu’est l’excellence intellectuelle est dispatchée parmi 8 milliards d’humains, mais est-elle équirépartie comme le seraient quelques aiguilles cachées au hasard dans une botte de foin ? C’est à cette question qu’un article de quatre économistes, Paul Novosad, Sam Asher, Catriona Farquharson et Eni Iljazi, qui ont analysé le parcours et les origines de 739 lauréats de 1901 à 2023, tente de répondre. Ils n’ont retenu que les profils des chimistes, physiciens, médecins et économistes, en excluant les prix Nobel de littérature et de la paix (dans la mesure où les choix dans ces “disciplines” se font parfois sur des critères politiques ou économiques bien différents). Dans le domaine des sciences, aucun doute, c’est bien l’excellence qui prétend être récompensée.

Etant donné que la population étudiée se déploie sur plus d’un siècle, il a paru sage aux auteurs, pour identifier l’origine sociale des lauréats, de ne retenir que le niveau d’études et de revenus du père (attendu que les femmes n’ont rejoint le marché de l’éducation et de l’emploi que progressivement au cours des années). D’ailleurs, sans surprise, les femmes représentent à peine 4 % des lauréats et celles-ci sont issues de milieux très favorisés. Cette réalité économique ne surprend pas et elle est confirmée chez les hommes. Sur l’ensemble de la population des lauréats, la moitié d’entre eux sont originaires de la catégorie des 5 % les plus riches de leur pays. Et que faisaient leurs pères ? Pour la plupart, ils possédaient une entreprise, grande ou petite. On trouve aussi des médecins, professeurs ou ingénieurs en des proportions plus importantes que pour la population générale. Un fait plus intéressant : on observe l’éclosion de Nobel dans des zones caractérisées par une mobilité sociale ascendante (ce qui se comprend) mais aussi descendante (ce qui se comprend moins). L’explication des auteurs est que lorsqu’il y a un revers de fortune dans une famille, les enfants n’ont pas la possibilité de se complaire dans les bienfaits de l’héritage et se tournent donc potentiellement vers d’autres types de carrières.

Il y a bien entendu des exceptions à cette sélection sociale de la virtuosité intellectuelle. Daniel Tsui, par exemple, prix Nobel de physique en 1998, est l’enfant de fermiers illettrés du Henan, en Chine. On peut aussi remarquer que les choses se sont améliorées puisque les auteurs de l’article ont pu mesurer qu’entre 1901 et aujourd’hui, même si la sélection sociale reste drastique, les opportunités d’accéder à ce graal de la consécration scientifique ont doublé. Les plus chagrins souligneront qu’à ce rythme, il faudra attendre six cent quatre-vingt-huit ans pour que l’égalité des chances soit atteinte dans ce domaine.

Il n’y a donc évidemment pas de distribution uniforme de l’excellence intellectuelle distinguée par un Nobel dans l’ensemble de la population. Ce résultat, qui pourrait paraître trivial, implique tout de même quelque chose d’essentiel : l’humanité perd une partie importante de ses génies. L’étude conjecture même que 90 % du talent scientifique mondial n’atteint pas son potentiel. De quelque façon qu’on prenne le sujet, c’est un gâchis inacceptable. Lorsqu’on ne donne pas les conditions sociales de l’épanouissement intellectuel, on accepte de jouer au casino morbide de la privation de virtuosité pour le bien commun. Comme le soulignait le paléontologue Stephen Jay Gould dans son livre Le Pouce du panda : “Je suis moins intéressé par le poids du cerveau d’Einstein que par la quasi-certitude que des personnes de talent égal ont vécu et sont mortes dans des champs de coton et des ateliers clandestins.”

* Gérald Bronner est sociologue et professeur à la Sorbonne Université




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