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Thierry Wolton : “Benyamin Netanyahou use des codes du terrorisme intellectuel”


Le terrorisme intellectuel peut s’avérer une arme de dissuasion massive capable d’anéantir l’esprit critique, d’avoir raison de l’intelligence nécessaire à la compréhension du monde qui nous entoure. Pour être efficace, ce terrorisme a besoin d’être martelé dans le but de devenir un réflexe quasi conditionné afin de finir en mantra concernant un fait, un sujet, plus largement l’Histoire. Dès lors, tout autre récit, interprétation, réflexion deviennent inaudibles, voire interdits. Le substrat du terrorisme intellectuel est toujours une idéologie, c’est elle qui fixe les cadres dans lesquels il faut penser, s’exprimer.

Le totalitarisme né avec le XXe siècle, sous ses formes communiste, fasciste, nazie (par ordre d’entrée en scène), n’a pas inventé le procédé mais il en a usé et abusé. Pour parvenir à leurs fins, les idéologies d’hier avaient recours à des porte-voix chargés d’imposer la doxa, en premier lieu les militants de la cause, soutenus par des élites (intellectuelles le plus souvent) subjuguées ou terrorisées selon les cas, jouant le rôle de caisses de résonance pour diffuser la bonne parole et dénoncer les voix discordantes. Sans ces soutiens, ces idéologies totalitaires auraient eu plus de difficultés à imposer leur discours. D’une manière générale, des locuteurs nombreux sont indispensables pour instaurer un rapport de forces, pour faire advenir et pour entretenir le climat terroriste souhaité.

La violence et la force pratiquées par les régimes totalitaires du XXe siècle pour imposer leur vision du monde ne sont plus nécessaires dans les démocraties d’aujourd’hui. Les réseaux sociaux peuvent y servir de véhicules idéologiques en dictant conduites et idées à l’aide d’algorithmes que personne ne contrôle lorsqu’ils mettent en rapport tous ceux qui partagent les mêmes opinions, les mêmes goûts, les mêmes croyances, et finissent par former ce qu’on appelle le “mainstream”.

Effet tétanisant

Le terrorisme intellectuel use de méthodes plus soft de nos jours, oscillant entre politiquement correct et pensée unique. Les idéologies à la mode – wokisme, cancel culture, écologie radicale, féminisme extrémiste, jusqu’au-boutistes LGBT + – peuvent tomber dans les travers de ce type de terrorisme, mais faute d’emporter l’adhésion du plus grand nombre elles restent le plus souvent cantonnées au rôle de lobby. Pour s’imposer, le terrorisme intellectuel doit être plus que jamais porteur d’une idée consensuelle, partagée par le plus grand nombre. Autrement dit, il doit véhiculer une opinion, tenir un discours, soutenir des positions qui font appel au bon sens, à l’habitus, à une cause estimée juste ou encore à ce qui s’adresse à la bonne conscience. Alors, la stigmatisation des “mal-pensants” devient possible, ce qui est le résultat escompté.

La guerre que mène Israël au Proche-Orient offre un bon exemple de la mutation de la méthode. Par rapport à d’autres conflits qui se déroulent dans le monde au même moment, l’Etat hébreu a en effet réussi à imposer un discours qui lui permet, aux yeux d’une partie de la communauté internationale, de se disculper des exactions commises par son armée sur le terrain. Qu’il soit clair, afin de ne pas se méprendre sur le propos, que l’offensive menée par Israël contre son étranger proche, depuis le pogrom du 7 octobre 2023, s’inscrit dans le droit qu’a tout pays de se défendre, surtout quand il est victime d’une agression aussi sanglante. Ce droit inaliénable n’exonère pas pour autant de tout devoir. Là est le distinguo : les actions militaires menées depuis un an par le gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou passent outre la notion de devoir, ce que les autorités israéliennes savent. Aussi, pour se justifier, tiennent-elles un discours qui use des codes du terrorisme intellectuel dans le but de disqualifier tout autre récit et opinion que les leurs.

Accuser d’antisémitisme quiconque dénonce les crimes de guerre dont se rend coupable Tsahal dans la bande de Gaza, dans les territoires occupés et au Liban, est une forme de terrorisme intellectuel. La réprobation qui entache cette accusation raciste est de portée universelle depuis le génocide commis par les nazis. Y recourir a un effet tétanisant pour ceux qui s’en trouvent accusés. Le mot est employé à cet escient par les autorités israéliennes dans l’intention de discréditer toute critique et de faire taire ceux qu’indignent les dizaines de milliers de victimes civiles de ce conflit depuis un an. Deux vérités s’affrontent, insiste la propagande israélienne : des crimes terroristes d’un côté, une guerre d’autodéfense légitime de l’autre. Dans les faits, aux otages israéliens qui restent aux mains du Hamas fait face une foultitude de femmes et d’enfants palestiniens, et désormais libanais, victimes des bombes israéliennes. Ecoles, centres de réfugiés, hôpitaux, secouristes, journalistes, casques bleus de l’ONU sont des cibles comme les autres pour le gouvernement Netanyahou, en violation des droits les plus élémentaires de la guerre. La destruction de repères terroristes est à chaque fois évoquée pour justifier ces violences, mais il est rare que Tel-Aviv en apporte des preuves irréfutables, faute de témoins de bonne foi pour les accréditer : journalistes, fonctionnaires internationaux, hommes de bonne volonté, tous sont interdits sur les théâtres de cette guerre.

Anneau de Gygès

Saisi par l’hubris du succès que satisfait chaque jour le martellement des bombardements, le gouvernement Netanyahou accuse d’antisémitisme ses détracteurs. Il s’agit par ce biais de rendre invisibles les crimes commis, surtout à l’égard de l’opinion publique occidentale. L’antisémitisme remplit dans ce cas le rôle de l’anneau de Gygès, dont parle Platon, au pouvoir magique pour son détenteur de se substituer au regard des autres, et ainsi de perpétrer ses mauvaises actions sans craindre le fléau de la justice. Que les magistrats de la Cour pénale internationale (CPI) ne se soient toujours pas prononcés sur le dossier d’accusation contre le Hamas et Israël, déposé il y a plus cinq mois par le procureur de cette même CPI, prouve que l’intimidation est efficace. Mieux, la propagande israélienne a réussi à établir une équivalence entre antisionisme et antisémitisme, alors que l’un dénonce une expansion coloniale (condamnée par l’ONU depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948), quand l’autre est une abomination raciste. La confusion brouille à dessein la compréhension du conflit.

L’antisémitisme s’avère un procédé de terrorisme intellectuel d’autant plus efficace qu’il s’adresse à la mauvaise conscience occidentale héritée du silence qui a accompagné l’extermination des juifs en Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Cette culpabilité désarme les bonnes consciences occidentales pourtant promptes d’ordinaire à dénoncer les crimes et les injustices de ce monde. Dans le même temps, la célérité avec laquelle la politique expansionniste de Poutine en Ukraine a été condamnée offre un contraste saisissant avec la permissivité dont bénéficie Israël dans cette guerre.

Retour de bâton

Céder à ce terrorisme intellectuel est extrêmement dommageable pour l’Etat hébreu, tout autant que pour les démocraties occidentales. Le silence, la gêne de l’Europe devant les crimes commis à Gaza et au Liban, l’aide militaire apportée par les Etats-Unis à cette politique, ne peuvent qu’être condamnés par le reste du monde, témoin d’un deux poids deux mesures indéfendable moralement parlant. La fracture entre le Nord et le Sud du monde, déjà bien entamée, en sort renforcée. Quant à l’antisémitisme, terrible mal ancestral, un temps jugulé par la prise de conscience de la Shoah, il trouve un nouvel exutoire dès lors qu’Israël se croit au-dessus des lois communes au reste du monde.

Le terrorisme intellectuel reste toutefois une arme éphémère, dont l’effet s’use par son usage intensif. On le constate présentement. Tétanisant au début de cette guerre, l’impact du procédé accusatoire s’est émoussé au fil des mois, à mesure que la politique israélienne s’est affranchie des barrières humanitaires qui ont été dressées depuis 1945 pour rendre les guerres moins sanguinaires. Le retour de bâton risque d’être terrible pour l’image déjà flétrie d’Israël, pis, à plus long terme, pour son droit à l’existence. Les canons une fois remisés, il est à redouter que la manière dont ce conflit a été mené sera condamnée par les instances internationales. Un Etat hébreu convaincu de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité, serait une accusation catastrophique pour ce pays, et pour les démocraties qui l’ont aveuglément soutenu. L’humiliation frapperait tout autant les juifs du monde entier, en tout cas ceux qui ont été solidaires du radicalisme de Netanyahou. Si un tel désastre moral devait arriver, l’extrême droite israélienne porterait toute la responsabilité de cette mise au ban de l’humanité, inimaginable quelques décennies après Auschwitz.

* Journaliste et spécialiste du communisme, Thierry Wolton a cette année publié Le Retour des temps barbares (Grasset).




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