Finance, développement informatique, environnement, commerce… L’intelligence artificielle (IA) a d’ores et déjà bouleversé de nombreux pans de l’économie. Mais un des domaines où les experts ont le plus d’espoir quant à son application est la santé. Découverte de nouvelles molécules, prévention, aide à la prescription, assistance aux médecins et aux soignants : le champ des possibles paraît immense. Avec ses intelligences artificielles et ses nombreux produits grand public, comme ses téléphones Pixel ou ses montres connectées Fitbit, Google se positionne au centre de ce secteur très stratégique.
Surtout, avec AlphaFold, le logiciel permettant de prédire la structure des protéines grâce à l’intelligence artificielle, dont les créateurs viennent d’être récompensés par le prix Nobel de chimie, Google a fait rentrer l’IA dans la recherche de manière retentissante. L’Express a rencontré Karen DeSalvo, ancienne secrétaire adjointe à la Santé dans le gouvernement Obama, aujourd’hui vice-présidente chargée de la santé chez Google, pour une plongée fascinante dans la révolution de l’IA en médecine.
Vous avez un parcours passionnant. En quoi se révèle-t-il utile pour vos missions au sein de Google ?
J’ai toujours voulu devenir médecin, car je voyais dans ce métier une bonne combinaison entre la science, que j’aimais, et quelque chose que ma mère m’avait inculqué, aider les gens. J’ai exercé pendant vingt ans à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, tout en enseignant et en faisant de la recherche. Mes travaux portaient sur l’accès aux soins des populations démunies.
En 2005, l’ouragan Katrina a changé ma vision du monde. Après les inondations, il a fallu tout reconstruire, y compris les réseaux d’eau et d’électricité. J’ai alors compris que la santé ne se limite pas aux soins : elle commence là où on vit, avec la qualité de la nourriture, de l’environnement et de l’éducation auxquels nous avons accès. J’ai participé à la reconstruction du système de soins, puis plus largement au rétablissement des infrastructures.
Cela m’a conduit à assumer davantage de fonctions dans la sphère publique, d’abord comme commissaire à la santé à la Nouvelle-Orléans, puis au gouvernement fédéral pour porter ces idées. Je me suis aussi rendu compte qu’il fallait mesurer l’efficacité de nos interventions, ce qui nous amène à la composante numérique.
La numérisation du système de santé est devenue un impératif, avec l’objectif de mettre les données à disposition des médecins et des patients. Au sein de l’administration Obama, j’ai travaillé sur tous ces sujets. A la fin de mon mandat, Google m’a contactée, et aujourd’hui j’ai l’opportunité de réfléchir à la façon dont nous pouvons mettre notre technologie au service de l’amélioration de la santé.
Vous comparez souvent l’intelligence artificielle (IA) dans la santé à la révolution des antibiotiques. Pourquoi ?
L’arrivée des antibiotiques a révolutionné nos approches thérapeutiques. La durée des maladies, le mode d’administration des médicaments, le rôle des hôpitaux ont été transformés. L’IA aura un impact similaire. Comme les antibiotiques, l’IA va aussi nous obliger à repenser la science, la formation des médecins, la pratique médicale.
En sommes-nous encore au stade de promesses, ou l’IA a-t-elle déjà apporté des avancées concrètes ?
Nous sommes aux prémices de cette aventure. Chez Google, nous avançons avec précaution sur le déploiement de cette technologie. Si vous y réfléchissez, pour en revenir aux antibiotiques, il a fallu déterminer le bon dosage, le mode d’administration, la durée du traitement… Nous nous trouvons dans une phase d’apprentissage similaire avec l’IA. Mais nous savons déjà qu’elle est utile : le succès d’AlphaFold en est la meilleure preuve. Les inventeurs de cet outil de compréhension et de prédiction du repliement et de la structure des protéines, deux chercheurs de Google, viennent d’être récompensés par un prix Nobel. Nous avons, en tant qu’entreprise, contribué à son développement et aujourd’hui plus de 2 millions de chercheurs dans le monde l’utilisent en open source pour découvrir de nouveaux médicaments.
Passer moins de temps devant les écrans, et davantage avec les patients
Dans le même temps, nous voyons arriver une nouvelle vague d’innovations liée à une autre forme d’intelligence artificielle, basée sur les LLM, les grands modèles de langage. Ces modèles sont déjà bons pour consulter la littérature scientifique, préparer un résumé, aider à la rédaction de protocoles d’études cliniques ou pour analyser les données issues des essais cliniques. Les applications déjà déployées dans un certain nombre de systèmes de santé à travers le monde me donnent beaucoup d’espoirs.
Pouvez-vous nous donner des exemples de produits de Google intégrés dans les pratiques médicales ?
Un certain nombre de partenaires utilisent déjà notre technologie. Je peux citer l’hôpital Apollo, en Inde. Notre IA aide les médecins à synthétiser les dossiers des patients. Lorsqu’un malade prend un rendez-vous, l’IA résume son historique médical et lui pose des questions, via un chatbot, avant de compiler ces informations pour le médecin. Aux Etats-Unis, le groupe hospitalier HCA Healthcare l’utilise pour aider les infirmiers à rédiger leurs résumés des soins prodigués aux patients et faciliter la transmission des informations lors des changements d’équipe. Tous ces cas d’usage permettent aux soignants de passer moins de temps devant leurs écrans et davantage avec les malades.
Google développera-t-il un jour des outils d’aide au diagnostic ou au traitement ?
Nous menons des recherches dans ce domaine et nous publions des articles pour montrer le champ des possibles et aider nos partenaires à collaborer efficacement avec nous. Notre modèle Articulate Medical Intelligence Explorer (AMIE) peut déjà aider à établir une liste de diagnostics potentiels. Mais il s’agit uniquement de recherche fondamentale, notre objectif est d’aider les professionnels de santé, et non de nous substituer à eux.
Nous n’en avons pas encore parlé publiquement, mais nous avons un partenaire académique aux Etats-Unis avec lequel nous commençons à regarder comment, en pratique réelle, notre modèle peut suggérer des diagnostics aux médecins. Charge à eux de décider, à partir de leur expertise, si ces propositions leur paraissent pertinentes. Parfois, je vous le dis d’expérience, cela peut être très utile. Par exemple, après une nuit de garde : c’est un peu comme avoir un excellent interne qui vous assiste tout le temps, qui vous aide à vous rappeler des informations cruciales, vous signale des éléments importants du dossier du patient ou vous présente les dernières avancées scientifiques.
Ces capacités, déjà publiées et présentées, deviendront, nous l’espérons, des outils précieux pour les médecins. Leur utilisation nécessitera toutefois un encadrement réglementaire adapté : nos recherches se poursuivent en ce sens.
Le système Watson d’IBM, qui avait des ambitions similaires en matière de diagnostic et de traitement des maladies, a été un échec retentissant. Pourquoi pensez-vous que, cette fois-ci, cela va fonctionner ?
Je ne vais pas aller au-delà de mes compétences et commencer à détailler ce qui différencie notre technologie. Disons que les modèles sont construits différemment. Au lieu de simplement traiter des données, les modèles de langage de grande taille raisonnent et s’adaptent. Ils possèdent surtout une capacité multimodale qui a le potentiel de révolutionner la médecine, par essence multimodale. Elle repose en effet sur l’observation, l’écoute, l’expérience sensorielle et pas seulement sur le texte. Nos modèles peuvent “voir” les radiographies, les lames d’anatomo-pathologie, écouter les bruits du cœur… C’est un ensemble de capacités très différentes de celles de Watson.
Dans quels domaines médicaux pensez-vous que Google pourra faire une réelle différence ?
L’IA nous aidera probablement à découvrir de nombreux traitements. Mais la réalité, c’est que la plupart des gens dans le monde ont d’abord besoin de prévention. Si vous voulez vraiment aider le plus grand nombre de personnes, l’essentiel reste de les empêcher de tomber malade. C’est là que nos modèles d’IA combinés à d’autres produits comme nos montres connectées ou les smartphones peuvent se révéler très utiles.
Fitbit, couplé à l’IA, peut devenir, si vous le souhaitez, votre coach prévention personnel
Laissez-moi vous donner un exemple : Fitbit. Cette montre connectée, appuyée par de l’IA, peut devenir, si vous le souhaitez, votre coach personnel. Par exemple, si vous avez besoin de marcher davantage, elle va vous y aider de façon très personnalisée. Au lieu de dire “faites plus de pas”, elle vous indiquera qu’il y a un festival de jazz ce week-end, que vous pourrez y aller en vous promenant, et l’inscrire dans votre agenda, car vous lui aurez dit que vous aimez le jazz… Il y a là une réelle opportunité de réduire le recours aux soins.
Sentez-vous des réticences de la part des professionnels de santé par rapport à l’IA ?
La confiance est la clé. L’une de nos responsabilités est de faire comprendre que nos modèles intègrent dès leur conception des normes très élevées de qualité, de sécurité et de protection. En tant qu’entreprise, nous avons établi une charte de principes en matière d’IA.
Un premier sous-ensemble de ces principes concerne la manière dont mon équipe soutient le développement de nos modèles, en étant attentifs à leurs performances, mais aussi à leur sécurité et aux biais qu’ils peuvent comporter. Nous publions régulièrement des informations sur ces aspects afin d’assurer la transparence et de permettre aux médecins et aux experts de comprendre le fonctionnement de nos modèles.
Le second aspect est la confiance dans le fait que nos modèles ont bien été testés dans le monde réel, car lorsque nous les construisons, nous les construisons en laboratoire. Nous ne dirigeons pas d’hôpitaux, nous ne fabriquons pas de médicaments. Nous nous associons à des partenaires pour ces tests, et leurs retours sont essentiels.
Par ailleurs, nous voulons aussi mettre en garde contre l’excès de confiance que les utilisateurs pourraient placer dans les modèles. Nous savons qu’il existe des biais d’automatisation, qui poussent les humains à se reposer parfois de façon excessive sur la technologie. Un scepticisme sain est crucial, notamment en médecine. Il est important que chacun garde un esprit critique à propos de ce que disent les modèles. C’est pourquoi nous accordons une grande importance au fait qu’il soit toujours possible de revenir aux sources des réponses apportées par nos outils.
Comment êtes-vous organisés au sein de Google en termes de localisation, d’équipes, de décentralisation ?
Nous souhaitons avant tout améliorer la qualité de vie dans le monde entier, et la santé en est un élément fondamental. Notre priorité est d’aider nos partenaires à tirer profit de toutes les technologies et de tous les outils dont nous disposons, au profit de la santé du plus grand nombre. Mon équipe et moi-même avons la responsabilité d’apporter une expertise médicale, en matière de sécurité et de qualité, et de connaissance du secteur de la santé. Nous jouons un rôle central en intégrant une perspective santé dans l’ensemble de nos produits. Cela signifie également que, comme nos produits fonctionnent dans des pays du monde entier, nous travaillons à l’échelle globale non seulement pour aider les utilisateurs au quotidien par le biais de produits comme le moteur de recherche et YouTube, mais aussi pour travailler avec des partenaires dans la recherche, l’industrie et la prestation de soins.
Avez-vous des partenariats en France ?
Oui, avec Paris Sciences et Lettres (PSL) et avec l’Institut des cancers des femmes de l’Institut Curie. Nous travaillons avec eux sur certains cancers rares ou difficiles à traiter, comme le cancer du sein triple négatif ou le cancer de l’ovaire. Notre tâche sera d’apporter certaines de nos capacités de recherche en génomique, ou nos modèles d’IA, pour aider à identifier de nouveaux marqueurs, à travailler sur le repérage précoce des malades, sur le développement de nouvelles thérapies ou encore sur la formation de la prochaine génération de scientifiques. Nous finançons aussi des bourses pour des postdoctorants au sein de PSL, pour aider de jeunes chercheurs à se familiariser avec les modèles.
La question de la désinformation en ligne est un sujet très important pour nous
Nous travaillons également avec Servier : j’ai été très impressionnée par les progrès qu’ils ont réalisés en utilisant nos modèles Gemini pour renforcer leur R & D, allant de la compréhension de l’état de la littérature à l’amélioration de l’efficacité de leurs processus. Nous espérons pouvoir faire plus encore pour les aider, en particulier avec leurs nouveaux travaux en oncologie. Ces partenariats correspondent à la façon dont nous souhaitons contribuer à cet écosystème de santé dans lequel les attentes en matière de digitalisation iront croissant.
Comment abordez-vous la question de la désinformation en ligne, en particulier sur YouTube ?
C’est un sujet très important pour nous, et nous disposons d’une équipe dédiée à la sécurité des informations en ligne. Il existe d’un côté des informations de très haute qualité car basées sur le consensus médical, et à l’autre bout du spectre des fausses informations clairement nuisibles. Mais entre les deux, de nombreux éléments ne sont pas si faciles à caractériser. Ce n’est pas à nous de décider ce qui est valable et ce qui ne l’est pas, c’est pourquoi nous travaillons avec un réseau de partenaires qui nous aident à identifier les informations de qualité. Nous avons démarré avec l’Académie nationale de médecine aux Etats-Unis et avec l’Organisation mondiale de la santé, puis avec les gouvernements du monde entier pour développer un cadre faisant autorité pour YouTube.
Le NHS, le service public de santé britannique, travaille par exemple avec nous pour examiner les vidéos des créateurs et indiquer si elles répondent à ses attentes en matière de qualité. Si c’est le cas, un label NHS sera apposé, de sorte que quand les Britanniques regardent une vidéo, ils puissent voir que c’est approuvé par cette source fiable. Par ailleurs, quand quelqu’un effectue une recherche sur un sujet donné, le diabète par exemple, les vidéos mises en avant seront celles identifiées par cet organisme de confiance.
Et où en êtes-vous en France à ce sujet ?
Nous avons des partenariats avec des organismes de référence – plusieurs grands hôpitaux, l’Université Paris Cité, PuMs, Psycom info santé mentale, Vaincre Alzheimer, ou encore la Fondation pour la recherche médicale. Notre volonté est de mettre en avant ces sources fiables en tête des résultats des requêtes les plus importantes sur les sujets de santé. Nous avons récemment élargi nos critères d’éligibilité, avec l’intégration des professionnels de santé agréés (médecins et infirmiers dans un premier temps), afin que leurs chaînes puissent aussi apparaître dans ces rubriques dédiées.
Les IA peuvent “halluciner“, et les données sur lesquelles elles reposent peuvent être biaisées. Que faites-vous pour y remédier ?
Je vais commencer par le deuxième point car, en médecine, les biais représentent un défi particulier. Partout dans le monde, la littérature médicale et les essais cliniques ont tendance à reposer sur des populations non diversifiées. Donc une grande partie de la littérature médicale est d’emblée biaisée. Un travail supplémentaire se révèle donc nécessaire pour aider le modèle à apprendre à se montrer critique sur ce qu’il lit et à repérer les décalages, les erreurs et les lacunes. En construisant nos modèles, nous avons fait beaucoup de travail pour les entraîner sur des bases de données non biaisées.
Dans la santé, les modèles doivent être le moins créatifs et le plus factuels possibles, ce qui est réalisable
En médecine, vous voulez que votre modèle vous fournisse des réponses pertinentes et documentées, pas qu’il vous écrive un poème. C’est pourquoi il est essentiel qu’il soit configuré pour être le moins créatif et le plus factuel possible, ce qui est réalisable. Avec AI Overviews, quand nous générons une réponse, nous indiquons sa source. C’est aussi le cas pour NotebookLM et MedLM, notre modèle destiné au secteur de la santé.
Un autre aspect important pour l’utilisation des LLM en milieu hospitalier est la mémoire. Si vous êtes médecin, il peut être utile que l’IA soit capable de vous présenter les dernières interactions avec votre patient, un peu comme un assistant qui prendrait des notes. C’est un domaine sur lequel nous travaillons activement, car beaucoup de nos partenaires souhaitent que l’IA puisse conserver un historique. Dans ce cas précis, l’objectif est de rendre les modèles “ennuyeux”, contrairement à un chatbot de service client qui sera plus créatif.
Vous avez de nombreux partenariats avec des entreprises ou des universités. Qu’en est-il de vos interactions avec les Etats ?
Il existe plusieurs manières pour la puissance publique d’aborder l’IA. La première concerne l’optimisation de leurs processus internes et la formation de leurs collaborateurs à ces outils. Dans le champ de la santé, les gouvernements devraient aussi s’intéresser à la façon dont les modèles pourront assister les médecins, car de nombreuses questions se posent. L’IA doit-elle parler au patient d’abord, puis apporter l’information au médecin ? Doit-elle plutôt être aux côtés du médecin quand il parle au patient ? C’est une partie du travail que nous essayons d’accompagner, mais nous ne sommes qu’une pièce du puzzle. La réglementation devra aussi s’adapter. Enfin, les Etats devraient investir dans l’écosystème. L’IA va révolutionner la santé et les gouvernements ont un rôle essentiel à jouer pour encourager ces innovations et façonner l’avenir.
Source