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Venki Ramakrishnan, prix Nobel : “On sait maintenant ce qui permet de retarder le vieillissement”


Dans la liste des auteurs de best-sellers promettant de faire reculer la mort, Venki Ramakrishnan a deux atouts majeurs. D’abord, ce professeur à Cambridge, ancien président de la prestigieuse Royal Society et lauréat du prix Nobel de chimie en 2009 pour ses recherches sur les ribosomes, les structures cellulaires responsables de la production des protéines, est l’un des plus éminents biologistes au monde. Ensuite, contrairement à nombre de ses confrères, il n’a “aucun argent investi dans le secteur” et peut donc se permettre un regard objectif et critique sur les découvertes récentes en matière de longévité, qui font souvent l’objet d’annonces sensationnalistes.

Dans le remarquable Why we die (Hodder Press, non traduit), salué cette année par la critique anglo-saxonne, Venki Ramakrishnan retrace l’histoire des avancées scientifiques sur la compréhension du vieillissement et fait un point sur les principales pistes pour retarder les effets de l’âge : restriction calorique, sénolytiques, reprogrammation cellulaire, transfusions de sang plus jeune… Si le prix Nobel estime que nous sommes à la veille d’avancées majeures, il remet aussi à leur place les scientifiques bien trop arrogants, à l’image d’Aubrey de Grey qui a déclaré que les premiers humains qui atteindront 1 000 ans sont déjà nés. En exclusivité pour L’Express, Venki Ramakrishnan fait le tri entre recherches sérieuses et fausses promesses, tout en rappelant que le triptyque “bien manger, dormir et faire de l’exercice” demeure aujourd’hui le meilleur moyen pour prolonger son existence. Entretien.

L’Express : Vous êtes un biologiste reconnu, mais vous n’avez pas travaillé directement sur le vieillissement. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce domaine ?

Venki Ramakrishnan : Mes travaux sont très proches de ce champ de recherche. C’est le cas des questions liées à la dégradation et au renouvellement des protéines, ou à la réponse au stress, quand le corps arrête de produire des protéines s’il détecte un problème. Des chercheurs de mon laboratoire étudient ces sujets, qui sont centraux dans le processus de vieillissement. Par ailleurs, j’avais déjà écrit un livre, sur la course pour la découverte de la structure du ribosome, avec plein d’histoires sur les arrière-cuisines de la science. Cela m’a donné le goût d’écrire pour le grand public. Or le vieillissement et la mort restent de grandes questions existentielles depuis que l’Homme a pris conscience de sa mortalité.

Nous faisions face à cette réalité en la niant de diverses façons, car nous ne pouvions rien y faire. Mais au cours des cinquante dernières années, en grande partie grâce aux progrès de la biologie moléculaire, nous avons commencé à mieux comprendre le vieillissement. Pour la première fois, nous sommes donc en mesure d’envisager de le ralentir, voire d’en prévenir certains aspects. Beaucoup rêvent même de le retarder définitivement. Dans le même temps, à l’exception de l’Afrique et de certaines régions d’Amérique du Sud, le monde vieillit. Que faire avec cette population toujours plus âgée ? En France, lorsque l’on a voulu relever l’âge de la retraite, il y a eu toutes sortes de protestations. C’est un problème : que se passera-t-il si tout le monde vit vingt ou trente ans au-delà de l’âge de la retraite, voire plus ? Nous devrons maintenir les gens en bonne santé, autonomes, et peut-être même productifs.

Il y a donc une pression des gouvernements, et de la société tout entière, pour lutter contre les effets du vieillissement. Les milliardaires de la Silicon Valley ont aussi commencé à s’y intéresser. Ils aiment leur vie, ils sont prêts à mettre beaucoup d’argent pour ne pas vieillir. Plus de 700 start-up ont investi des dizaines de milliards dans ce secteur, sans compter les laboratoires pharmaceutiques qui ont leurs propres programmes. Cela génère du battage médiatique et de la confusion autour de ce qui est démontré et de ce qui ne l’est pas.

Pour toutes ces raisons, j’ai pensé qu’il serait bon que quelqu’un comme moi, proche du domaine mais sans intérêts financiers ou académiques dans ce secteur, apporte un point de vue objectif sur l’état d’avancement des travaux sur le vieillissement.

Pouvons-nous réellement espérer repousser les limites de la vie humaine ?

A ce jour, personne n’a battu le record de votre compatriote, la Française Jeanne Calment, décédée en 1997 à l’âge de 122 ans. Pourtant, depuis, le nombre de centenaires a beaucoup augmenté. Mais une fois qu’ils atteignent les 110 ans, la plupart déclinent et meurent. Cela suggère que la limite naturelle de notre espèce se situe probablement autour de cet âge, même si certains peuvent parfois, de façon exceptionnelle, vivre un peu plus longtemps. En guérissant le cancer, les maladies cardiaques, le diabète ou la démence, on améliorera peut-être encore de dix ou quinze ans l’espérance de vie moyenne, aujourd’hui de 80 ans environ. Mais pour aller plus loin, il faudrait réussir à s’attaquer au vieillissement lui-même.

Dans votre livre, vous vous montrez critique à l’égard des recherches sur le vieillissement, mais vos conclusions sont finalement assez optimistes : vous dites qu’il y aura des avancées majeures. Quelles pistes vous paraissent les plus encourageantes ?

Je critique le battage médiatique, mais pas le secteur dans son ensemble, car de nombreuses recherches sérieuses sont en cours. Avec tout l’argent déversé sur ce domaine, et avec tous les très bons scientifiques qui y travaillent, quelque chose finira par se produire. La question est de savoir combien de temps cela prendra. Ce que je dénonce, ce sont ces entreprises qui commencent à commercialiser des produits pour les humains à partir de résultats obtenus en laboratoire, sur des souris, sans aucune autre forme d’essai. Pour autant, il existe effectivement plusieurs pistes intéressantes.

D’abord, la restriction calorique, grâce à laquelle il serait possible de se trouver en meilleure santé à un âge avancé, même si elle présente aussi des effets secondaires. Nous connaissons à présent les voies par lesquelles elle agit, ce qu’il se passe dans les cellules quand on restreint les calories consommées. L’une de ces voies est appelée TOR, et un médicament, la rapamycine, permet de l’inhiber et donc d’imiter certains effets de la restriction calorique sur l’organisme. Il s’agit toutefois d’un immunosuppresseur, administré aux patients greffés pour prévenir les rejets : les personnes traitées sont donc aussi plus susceptibles aux infections. Cela n’a pas empêché certains de vanter les mérites de ce médicament pour lutter contre le vieillissement. Il y a même des chercheurs qui prennent de la rapamycine sans attendre les résultats des essais chez l’Homme dans cette indication ! Cela montre bien que les scientifiques ne sont pas différents des autres : ils sont peut-être rationnels dans leur travail, mais pas dans leur vie (rires).

Une autre piste concerne les cellules sénescentes. Elles ont une fonction biologique très importante : elles signalent au système immunitaire qu’elles sont endommagées et qu’elles doivent être éliminées. Pour cela, elles sécrètent des molécules inflammatoires, auxquelles le système immunitaire réagit. Avec l’âge, nous produisons trop de ces cellules sénescentes et en même temps, notre capacité à les éliminer diminue. Elles vont s’accumuler et entraîner une inflammation, et donc un stress qui va lui-même accroître l’apparition de plus de cellules sénescentes, ce qui accélère le vieillissement. On a découvert, chez l’animal, qu’il était possible d’éliminer spécifiquement ces cellules et que cela améliorait de nombreux symptômes du vieillissement. C’est très prometteur, mais encore une fois, n’oubliez pas : les utiliser chez la souris ou chez l’Homme, qui plus est pour de longues périodes, n’est pas du tout la même chose, notamment en termes d’exigences de sécurité.

Voyez-vous encore d’autres pistes prometteuses ?

Il a été démontré chez les rats qu’en connectant la circulation sanguine de deux animaux, un jeune et un vieux, les vieux semblent rajeunir. Des chercheurs essayent aujourd’hui d’identifier les différences entre le sang “jeune” et le sang “vieux”, pour y découvrir des facteurs spécifiques. Il s’agit là d’un vaste domaine de recherche. Mais bien sûr, dès la publication de la première étude, les scientifiques ont commencé à recevoir des appels bizarres de la part de tous ces milliardaires. Puis des entreprises se sont créées pour collecter du sang de jeunes donneurs et le revendre. Cela montre la folie qui règne dans le domaine de l’anti-âge. Mais derrière cela, il y a de la vraie science.

Une autre piste concerne la synthèse des métabolites importants pour le fonctionnement de notre organisme, qui s’avère plus difficile quand on prend de l’âge. L’un de ces métabolites est le NAD. Chez les animaux, la supplémentation en éléments permettant de fabriquer du NAD améliore leur état de santé. Mais là encore, sans attendre les essais sur l’Homme, des entreprises vendent des précurseurs du NAD. Ce marché pourrait atteindre un milliard de dollars dans quelques années. Je ne dis pas que cette piste n’est pas intéressante, mais des études approfondies sont nécessaires : quelle quantité de suppléments faut-il prendre ? Quels en sont les avantages et les inconvénients ? Il reste beaucoup à comprendre, et le NAD n’est qu’un métabolite parmi d’autres. Toutes ces pistes ne vont pas nécessairement augmenter l’espérance de vie, mais elles pourraient aider à rester en meilleure santé à un âge avancé.

Les milliardaires de la tech surestiment la rapidité avec laquelle ces travaux aboutiront à des avancées concrètes

Qu’en est-il de la reprogrammation cellulaire ?

C’est l’une des rares techniques à pouvoir potentiellement inverser certains aspects du vieillissement. Avec l’âge, les cellules souches, qui permettent de régénérer nos tissus, déclinent. Je vais vous donner un exemple très simple. Si je tombe de vélo et que je m’écorche le genou, il me faut environ un mois pour guérir complètement. Dans la même situation, mon petit-fils de 12 ans retrouve une peau parfaite en moins d’une semaine. Cela montre bien la perte de capacité de régénération avec l’âge.

Ici, l’idée serait d’introduire dans certaines cellules des facteurs pour les programmer afin qu’elles reviennent en arrière dans leur développement et deviennent comme des cellules souches. Cela permettrait d’améliorer, voire d’inverser, certains symptômes du vieillissement. En laboratoire, cela fonctionne très bien. Mais, là encore, certains animaux étaient des souris transgéniques, et nous n’allons pas fabriquer des humains transgéniques ! L’autre possibilité passe par la thérapie génique, en introduisant des gènes dans les cellules grâce à des virus inoffensifs. Mais pour l’instant, on ne sait pas si cela fonctionnera chez l’Homme. C’est un domaine passionnant, qui bénéficie de beaucoup d’investissements. La reprogrammation cellulaire pourrait aussi permettre de remplacer des neurones endommagés, du muscle cardiaque ou des cheveux. La question du vieillissement n’est qu’une petite partie de cette “médecine régénérative”.

Dans votre livre, vous montrez bien l’équilibre complexe de nos organismes : certains mécanismes bénéfiques au début de la vie peuvent devenir problématiques avec l’âge…

C’est tout le problème : beaucoup de ces processus sont interdépendants. Ainsi, on n’administrera pas de rapamycine à des jeunes, parce que cette molécule inhibe la synthèse et la croissance des protéines. Effectivement, l’évolution sélectionne des caractéristiques qui vont permettre d’atteindre l’âge adulte et la reproduction. Elle ne se soucie pas que tel ou tel gène soit nuisible plus tard dans la vie, car la longévité n’est pas la priorité. Prenez ces vers dont l’ADN a été modifié en laboratoire pour prolonger leur vie. Ce qui est très frappant, c’est que si vous les mettez dans la même boîte de Pétri que des vers normaux, ils disparaissent au bout de deux générations. Ils ne peuvent pas rivaliser car ils ne croissent pas aussi vite, ils ne sont pas aussi actifs.

De même, nombre de ces médicaments peuvent modifier une voie, mais il faut veiller à ce qu’ils n’en perturbent pas d’autres. Cela m’amène à un point général : si vous avez un cancer, vous accepterez de recevoir des produits chimiques très nocifs ou des radiations car si vous ne le faites pas, vous mourrez. Si vous souffrez de diabète, vous prendrez de la metformine parce que le diabète est bien pire que n’importe quel effet secondaire potentiel de la metformine. Mais si vous êtes en parfaite santé, prendre un médicament pour avoir peut-être dix ans de vie en bonne santé supplémentaires dans vingt ans, c’est une tout autre histoire.

Vous vous montrez assez critique à l’égard de scientifiques comme le généticien de Harvard David Sinclair, mondialement connu pour ses travaux sur le vieillissement. Pour quelle raison ?

Mon livre a été relu avec soin par deux avocats, et je ne veux pas parler spécifiquement d’un chercheur. Mais de façon générale, quand des scientifiques créent des entreprises sur la base de leurs recherches, il y a un conflit d’intérêts intrinsèque. Vu l’argent en jeu, ils perdent leur objectivité. Les résultats sur lesquels ils se basent devraient être testés par d’autres experts dépourvus de conflits d’intérêts.

Les milliardaires de la tech, comme Elon Musk, Peter Thiel et d’autres, sont obsédés par la recherche anti-âge. Pensez-vous qu’ils soutiennent de la vraie science ?

Pour certains d’entre eux, oui. Par exemple, ils sont plusieurs à avoir fondé un laboratoire Altos Labs, qui a attiré d’excellents chercheurs, en provenance d’universités prestigieuses. Mais les milliardaires de la tech surestiment la rapidité avec laquelle ces travaux aboutiront à des avancées concrètes. Ils viennent de l’industrie du logiciel, où tout peut changer du tout au tout en l’espace d’un an – regardez ce qu’il s’est passé avec ChatGPT. En biologie, tout est bien plus compliqué, les essais cliniques prennent du temps, il faut souvent une vingtaine d’années entre une découverte fondamentale et l’arrivée d’une molécule sur le marché. Mais au-delà de cette limite, la science qu’ils soutiennent est probablement très légitime.

Vous expliquez que Bill Gates est un cas particulier chez les milliardaires de la tech…

Effectivement, pour augmenter la durée de vie moyenne de la population sur cette planète, une des priorités est d’éliminer les maladies liées aux infections ou à la malnutrition. En termes d’années de vie gagnées, Bill Gates, avec sa Fondation, en fait probablement plus que tous ces milliardaires qui investissent dans la lutte contre le vieillissement…

Les personnes qui ont un but dans la vie semblent avoir un taux de mortalité plus faible

A la fin de votre livre, vous dites que les meilleurs conseils aujourd’hui pour vivre le plus longtemps possible en bonne santé se résument à bien manger, dormir et faire de l’exercice. Pourquoi sont-ils si difficiles à suivre ?

Ces préconisations sont connues de longue date, mais pendant longtemps nous ignorions le rationnel biologique qui les sous-tendait. Maintenant, nous savons qu’une alimentation modérée va agir sur les voies liées à la restriction calorique. L’exercice a un pouvoir régénératif, entre autres sur les mitochondries [NDLR : les usines énergétiques des cellules]. Le sommeil est souvent sous-estimé, alors que c’est le moment où le corps répare les dommages survenus dans la journée.

Tous trois sont essentiels, mais ils demandent du temps, de la discipline, et aussi de l’argent. Au Royaume-Uni, les 10 % les plus riches vivent presque dix ans de plus que les 10 % les plus pauvres. Aux Etats-Unis, c’est quinze ans de plus. Et si l’on considère l’espérance de vie en bonne santé, la différence est encore plus importante. Ainsi, les pauvres ne vivent pas seulement moins longtemps, mais ils vivent globalement en moins bonne santé. Les plus démunis ont souvent plus de mal à manger sainement, ils n’ont pas toujours le temps ou la possibilité de faire de l’exercice, ou même de dormir assez, s’ils doivent exercer deux emplois pour survivre. Ils sont peut-être aussi stressés en permanence.

Dans le livre, justement, vous mentionnez l’effet du stress sur le vieillissement : est-ce démontré scientifiquement ?

Le stress semble accélérer le vieillissement à cause des changements hormonaux qu’il entraîne, qui vont modifier notre métabolisme. Une étude a même montré qu’il contribuait à raccourcir les chromosomes, ce qui accélère le vieillissement. A cela s’ajoutent de nombreuses observations sociales. L’isolement est corrélé à une hausse de la mortalité, peut-être à cause du stress généré par la solitude. Les personnes qui ont un but dans la vie semblent avoir un taux de mortalité plus faible. Bien sûr, le métabolisme sous-jacent est probablement très, très complexe, mais nous savons que notre cerveau et notre corps interagissent, s’influencent mutuellement.

Y a-t-il d’autres conseils importants selon vous ?

A partir d’un certain âge, tout le monde devrait se faire dépister pour le diabète, l’hypertension artérielle et le cholestérol. Parce que ce sont des choses sur lesquelles il est possible d’agir et qui aideront à rester en bonne santé en vieillissant. Il existe aussi des tests de dépistage de différents cancers, qui peuvent s’avérer utiles.

Depuis les années 1800, notre espérance de vie a été multipliée par plus de deux. Socialement, serait-il vraiment utile de la doubler à nouveau ?

Dans ce cas, il faudrait en parallèle ralentir le taux de natalité pour éviter une explosion démographique. Mais la société manquerait de dynamisme. Les mêmes personnes resteraient au pouvoir encore plus longtemps, ce ne serait pas forcément une bonne chose. Par ailleurs, vous noterez que la plupart des avancées vraiment importantes en sciences, en mathématiques ou même en littérature sont le fait de jeunes gens. Certains artistes peignent très bien lorsqu’ils sont âgés, mais leurs idées novatrices sont venues lorsqu’ils étaient plus jeunes. Les impressionnistes étaient jeunes quand ils ont révolutionné la peinture. Ce n’est pas seulement une question d’âge biologique : quand on est jeune, on voit le monde d’un œil neuf, on n’a pas de préjugés. En vieillissant, on devient plus conservateur. Certains me demandent si je préférerais revenir cent cinquante ans ans en arrière, quand le renouvellement des générations était plus rapide. Bien sûr que non. La réalité, c’est que si un traitement permet de vivre plus longtemps, la plupart des gens le prendront.




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