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Dans les coulisses de la DGSE : Matthieu Ghadiri, son incroyable vie d’agent double entre France et Iran

Tout a commencé par un chantage. Au milieu des années 1980, Matthieu Ghadiri, né Mohamad, étudiant iranien à Paris, voit débarquer dans le vidéoclub où il travaille un policier de la Direction de la surveillance du territoire (DST), le contre-espionnage français. Il veut des informations, sans quoi sa demande de naturalisation sera refusée. Le début d’un jeu de poker menteur long… de près de quarante ans, que Ghadiri détaille dans Notre espion iranien (Nouveau Monde), un récit renversant – et parfois tragi-comique – dans les coulisses très secrètes du renseignement français, coécrit avec le journaliste Stéphane Johany, à paraître ce mercredi 6 novembre.

Animé du désir de rester en France, le jeune homme se révèle un bluffeur de talent. Il démarche les services secrets irakiens, glane quelques tuyaux, puis s’attaque à sa mère patrie, jamais revue depuis son départ à 17 ans, en 1977. Les espions iraniens le convoquent à Bonn puis à Téhéran, lui donnent plusieurs missions d’infiltration, dans la diaspora et au sein du Parti socialiste que Ghadiri a intégré quelques années auparavant. Certaines de leurs cibles, membres de l’opposition monarchiste, finiront assassinées. Comme tout agent secret, l’étudiant dispose alors d’une couverture pour justifier ses démarches : il exerce comme avocat – en fait, il n’a pas le diplôme – spécialisé dans l’aide aux étrangers.

A chaque mission iranienne, Matthieu Ghadiri rend compte au renseignement français. Il est devenu agent double. Deux inspecteurs de la DST clairvoyants ont succédé au maître-chanteur : Matthieu Ghadiri devient français pour services rendus en octobre 1989. L’agent double est tellement doué qu’on l’intègre à la police, alternativement comme infiltré auprès de trafiquants de drogue et comme traducteur de persan. Après avoir failli être tué par un commando iranien à Paris, il officie plusieurs années dans un centre d’écoutes, près des Invalides, d’où l’on vient le sortir régulièrement pour qu’il joue un baron de la drogue. Sa “légende” auprès des criminels qu’il est chargé de duper ? Celle d’un trafiquant libanais. Le tout… pour un peu plus de 1 000 euros par mois : on lui fait signer des CDD à l’infini, sans augmentation à l’ancienneté, jusqu’à ce qu’un article dans la presse sur “ces flics d’élite qui n’ont pas le smic” ne pousse Lionel Jospin à exiger leur titularisation, en 2002.

“Ça aurait pu être un Rainbow Warrior 2 !”

En 2008, il découvre le monde des ambassades comme agent de liaison spécialisé dans les affaires de stupéfiants, en Turquie puis en Bulgarie, où il couvre l’interpellation étrange de quatre agents de la DGSE, dont deux sont blessés par balles. In extremis, les espions sont libérés après un échange entre Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, et son homologue. “Ça aurait pu être un Rainbow Warrior 2 !” sourit aujourd’hui Matthieu Ghadiri. Le policier, désormais à la retraite, nous a donné rendez-vous dans un café. En costume-cravate, ce sexagénaire chaleureux ne cesse de clamer son amour de la France. Il aurait pourtant quelques raisons d’en vouloir à sa nation d’adoption, et pas seulement à cause des menaces du policier du vidéoclub : en 2018, il manque d’être emprisonné en Iran, où il s’est rendu pour rendre visite à sa nouvelle compagne, sans que les diplomates de l’ambassade ne l’aident efficacement.

Cette fois, ce sont les agents du renseignement iranien qui l’intimident : il faut qu’il collabore avec eux, sinon c’est la prison. Le bluffeur professionnel s’en sort par un dernier mensonge, et promet de les recontacter une fois en France. A son arrivée à l’aéroport, la DGSI le suspecte, mais la DGSE, elle, veut bien jouer avec les Iraniens, tenter de manipuler les manipulateurs. Mais sans risquer le diable. En 2023, les espions de Téhéran proposent un rendez-vous à Beyrouth, le renseignement extérieur français refuse, mieux vaut rester dans l’Union européenne. “Ils ont proposé Amsterdam, mais mon contact iranien m’a fait savoir qu’il n’avait pas pu obtenir le visa”, nous raconte Matthieu Ghadiri. Epilogue d’une carrière de duplicité… au service de la France. Etienne Girard

“Rapprochez-vous du conseiller de Mitterrand”

Fin des années 1980. En accord avec le contre-espionnage français, Matthieu Ghadiri fait mine de vouloir collaborer avec le renseignement iranien. Il est invité tous les mois à l’ambassade de Bonn, en Allemagne, puis répète tout aux policiers français.

Le ton change subitement un lundi d’hiver. Il fait un froid de canard en Allemagne et la température devient glaciale également dans la petite salle de l’ambassade de Bonn. “Vous voulez vraiment aider votre pays ? insiste Ahmadi. Vous le voulez vraiment ? Vous nous dites vraiment tout ?” Il brandit un dossier et reprend : “Vous êtes sûr que vous n’avez rien oublié de nous dire ?” Alors que je peine à trouver des arguments, il me montre une photo sur laquelle on me voit en train de sortir de la préfecture de police, côté Notre-Dame, en compagnie de Fernand Delpech. Le cliché a été pris il y a trois semaines alors que nous allions déjeuner. “Ce monsieur est un fonctionnaire des RG chargé de l’Iran à la PP”, tonne Ahmadi. “Mais c’est vous qui m’avez dit d’infiltrer la préfecture. J’allais vous en parler…” Je lui rappelle mon travail d’avocat, mes démarches pour obtenir des papiers aux réfugiés… Je lui dis ce que je peux lui dire sur Delpech, sa femme peintre et écrivain, sur le fait qu’il se plaint sans cesse des Iraniens de Paris. Avant d’ajouter : “Pas étonnant, ils sont tellement chiants !” La remarque le fait éclater de rire. “Mettez-moi tout ça par écrit”, conclut Ahmadi. Je souffle intérieurement et demande à revoir la photo pour comprendre comment le photographe a pu nous surprendre. Ahmadi se veut rassurant : “OK, vous continuez avec lui mais attention à ne pas vous griller. Au fait, est-ce que vous avez déjà rencontré François de Grossouvre ?”

Si je parviens à garder mon calme, intérieurement, ça gamberge dur. Le fait est que je ne sais pas de qui il me parle. “C’est le conseiller spécial du président Mitterrand”, précise l’Iranien. Je préfère ne pas mentir : “Je connais un autre conseiller du président, Régis Debray, mais de Grossouvre, non.” Je marque un point avec Debray mais c’est l’autre qui l’intéresse. “Essayez de vous rapprocher de ce François de Grossouvre, poursuit Ahmadi. Mitterrand écoute tout ce qu’il dit. C’est quelqu’un d’important…” Je quitte Bonn passablement secoué mais avec une enveloppe de 5 000 francs.

Tueurs habillés en techniciens France Télécom

1991. Matthieu Ghadiri est traducteur de persan pour la police anti-stupéfiants. L’Iran cherche à l’identifier pour le tuer.

Pour des raisons de sécurité, mon véritable nom n’apparaissait pas dans les procédures. La traduction était officiellement assurée par un certain Pierre Matthieu. Comment, je ne sais pas, mais on a su qu’il y avait eu une fuite et que les services iraniens cherchaient ce Pierre Matthieu. J’en ai eu personnellement confirmation par un indic iranien, un ancien associé du garagiste de Malakoff que j’avais contribué à faire tomber avec l’Office des stups. Le gars avait appelé l’OCRTIS [NDLR : l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants], qui m’avait envoyé au contact. L’Iranien avait bien une affaire de trafic d’héroïne à balancer mais, en bavardant avec lui, il finit par me dire qu’un contact iranien lui a promis 10 000 francs pour qu’il lui trouve l’adresse et la photo d’un flic nommé Pierre Matthieu.

Les Iraniens me cherchent. […] Je suis même auditionné, en tant que victime, à la DST où j’apprends que le type qui me recherche est dans le collimateur du contre-espionnage qui considère ce Mojtaba Mashhady comme le poisson-pilote des services iraniens pour préparer leurs opérations. Mashhady serait en contact à Paris avec deux autres agents iraniens placés sous surveillance. Les consignes de Bruguière [NDLR : le magistrat chargé de ces enquêtes] sont simples : s’ils s’approchent trop près de mon domicile, on les arrête. La surveillance va durer deux mois jusqu’à ce dimanche matin.

Le téléphone sonne. C’est Brigitte qui répond. A l’autre bout du fil, le commissaire divisionnaire Roger Marion, de permanence ce week-end à la DCPJ [NDLR : direction centrale de la Police judiciaire] qui, avec sa délicatesse légendaire, lui demande : “Dès que Matthieu se réveille, dites-lui d’aller à la Crim’ pour identifier les gars qui voulaient le flinguer !”

Je vous laisse imaginer la réaction de Brigitte qui venait d’accoucher trois mois plus tôt : “Pourquoi tu ne m’as rien dit ?” […] Les suspects ont été arrêtés le matin même place d’Italie, habillés en techniciens France Télécom. Je les observe derrière une glace sans tain mais je n’en reconnais aucun. Mojtaba Mashhady était bien en possession de mon numéro de téléphone personnel.

La DGSE et les “ripoux” bulgares

2012. Matthieu Ghadiri est agent de liaison à l’ambassade de France en Bulgarie.

Mon attaché de sécurité intérieure (ASI) est un commissaire pas très souple mais avec qui, au fil du temps, je m’entendrai très bien. C’est lui qui m’appelle ce lundi soir alors que je viens de me servir un verre en regardant la télévision : “Les Bulgares viennent de nous envoyer une note concernant quatre Français arrêtés, dont deux ont été blessés par balles. Ils soupçonnent un groupe lié au grand banditisme. Les faits ont eu lieu hier.”

La première chose qui me frappe quand les identités sont connues, c’est que tous les quatre disposent du lot complet de papiers administratifs (permis de conduire, CNI, passeport). Mieux encore, tous ont été délivrés par la préfecture de police de Paris ces derniers mois. Les adresses ? Elles conduisent (merci Google Street View) à des immeubles délabrés du nord de Paris. “Des voyous de la banlieue nord ?” interroge mon ASI. Je lui réponds que ce n’est pas mon avis : “Je parierais plutôt sur des collègues à nous ou aux cousins de la DGSE…” “Attendons le passage au fichier”, suggère le commissaire. La réponse de Paris arrive un peu plus tard. Aucun des gars n’est connu chez nous comme délinquant mais l’opératrice se heurte à un “accès refusé” quand elle veut en savoir plus sur les documents d’identité. Vous avez dit bizarre…

“Vous regardez trop de films, Matthieu”, me dit en riant mon supérieur quand je le tiens au courant des nouvelles qui confirment ma première impression. “On verra ça demain mais surtout n’en parlez à personne !”

La confirmation qu’il s’agit bien de quatre agents français de la DGSE arrive dans la journée. Mais les explications que nous glanons chez les Bulgares sont floues et varient. On nous dit qu’un simple citoyen a appelé la police après avoir trouvé suspect un gros 4×4 BMW. Selon une autre version, le citoyen en question aurait fait feu avant l’intervention de la police. On nous confirme également que des parachutes ont été retrouvés à l’arrière du véhicule. Rien ne colle vraiment. […] “Que font des agents secrets dans un pays ami membre de l’Union européenne ?” proteste Sofia.

[…] Depuis trois jours, nous enchaînons réunions, coups de téléphone, déplacements et engueulades sans parvenir à trouver une solution. Je fais part de ma réflexion à mon ASI : “La situation ne peut se régler qu’au niveau ministériel. Il faudrait que Manuel Valls prenne attache avec son homologue, le ministre bulgare de l’Intérieur…” Le message est passé et le lendemain à 14 heures l’ASI me confirme que Valls a rendez-vous pour un appel téléphonique avec le ministre bulgare. J’ignore ce qu’ils se sont dit mais à 17 heures nous avons rendez-vous au cabinet du ministre pour régler les détails : il n’y aura pas de poursuites judiciaires et nous pourrons dès demain récupérer nos gars et les rapatrier à Paris.

[…] Mais que s’est-il vraiment passé dans le nord de la Bulgarie en octobre 2012 ? Toutes les versions possibles et imaginables ont circulé. Selon mes informations, quatre agents de la DGSE avaient loué à Sofia deux 4×4 BMW pour récupérer trois parachutistes largués à très haute altitude. Simple exercice ou véritable opération ? Ça, je l’ignore. Une fois les paras et leur matériel embarqués, les deux véhicules prennent la route mais ils sont pris en chasse par une voiture de police. Les gars de la DGSE constatent que les flics sont sérieusement avinés. Ils leur proposent de l’argent pour arranger le coup. Mais les policiers véreux en veulent beaucoup plus. Ils s’énervent et sortent leurs armes. Les agents ne sont pas armés mais ne se laissent pas faire. Des coups de feu partent. Un des véhicules de la DGSE parvient à s’enfuir. Pas le deuxième, qui compte deux blessés par balles. Les ripoux réclament toujours plus d’argent. Odieux, l’un d’eux aurait même uriné sur l’un des blessés. Alertés par des riverains qui ont entendu les coups de feu, des renforts de police débarquent et arrêtent tout le monde. Quand Le Bureau des légendes se retrouve au scénario des Ripoux…

“Soit vous collaborez…”

2018. Matthieu Ghadiri rend visite à sa compagne en Iran. A l’aéroport, il est interpellé puis prié de se rendre au bureau des étrangers, à Téhéran. Son passeport est confisqué.

Un barbu, deux barbus, trois barbus… Ils sont trois à m’attendre dans le salon. L’accueil se veut chaleureux. Mais pas de thé ou de café : nous sommes le troisième jour du ramadan. Ils entrent dans le vif du sujet : “Nous avons des questions à vous poser.” Aucune référence à mon précédent recrutement vingt ans plus tôt quand j’agissais sous la coupe de la DST. “Soit vous collaborez, soit vous allez au-devant de sérieux problèmes !” me prévient-on. Je leur dis que je veux récupérer mon passeport. Va pour les questions… L’entretien commence mal. Je n’en crois pas mes oreilles. Ils me soumettent une liste de noms, quatre ou cinq, et me demandent des informations sur eux. Il est question d’un collègue, en l’occurrence mon ami Philippe, de la DST, retraité, d’un opposant notoire, de traducteurs… Je leur rétorque que je ne suis pas un vulgaire informateur mais un officier de police judiciaire. Le ton monte. Ils me font le coup de savoir quel choix je ferais si une guerre venait à éclater entre la France et l’Iran. Je joue le mec vexé : “Pour qui me prenez-vous ? Avec vos conneries, vous m’avez grillé. Jamais je ne pourrai venir travailler ici en Iran… Quand on veut recruter quelqu’un, on lui donne rendez-vous pour prendre un café, on ne lui confisque pas son passeport au risque d’alerter toute l’administration…”

[…] Finalement, nous roulons vers l’aéroport. Quarante-cinq minutes de trajet. Ils s’excusent encore pour leur maladresse. Dire que mon sort dépend de ces bras cassés ! Nous devons encore trouver un moyen de communication. Je leur suggère de se munir d’un téléphone “vierge” et d’utiliser la messagerie WhatsApp. D’ici un ou deux mois, ils m’enverront un message lambda, que pourrait par exemple envoyer une femme rencontrée sur un site de rencontre. […] Ils veulent que l’on se revoie. Pourquoi pas en Turquie ? Ils préfèrent l’Indonésie ou la Malaisie. Je leur fais remarquer que c’est au bout du monde. “Oui, mais on est un peu chez nous là-bas”, me rétorquent-ils. L’aéroport est en vue. “Vous êtes sûr que vous n’avez pas quelque chose à nous donner…”, insistent-ils. Autant lâcher du lourd : “Vous avez une fuite !” Le chauffeur fait une embardée. On peut dire que j’ai su attirer leur attention. J’invente une histoire de conférence internationale, de confidences d’un collègue allemand… Mes interlocuteurs veulent immédiatement savoir si les Israéliens sont dans le coup et d’où vient la fuite. Je leur promets d’essayer d’en savoir plus tout en laissant penser que le maillon faible appartiendrait au ministère de l’Information. Diviser pour mieux… m’échapper. “Je ne sais pas si on fait bien de vous laisser partir”, lâche celui qui fait office de chef du trio. J’ai rarement été aussi heureux de prendre l’avion que ce jour-là. […] Arrivé à Roissy, je suis le premier à descendre de l’avion pour tomber sur un comité d’accueil imprévu : les collègues de la DGSI…




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