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Emmanuel Macron, Vincent Bolloré, l’élection de Donald Trump… Alain Minc règle ses comptes


En 1977, un jeune énarque sorti major de sa promotion se fait connaître avec le rapport “Nora-Minc”, phénomène d’édition sur l’informatisation de la société. Près de cinquante ans (et cinquante livres) plus tard, Alain Minc fait un bilan dans le savoureux Somme toute (Grasset). Le conseiller des puissants y évoque des figures qui ont compté (de Fernand Braudel à Bernard Tapie), des moments clés de l’histoire de notre pays, des concepts qui ont fait sa gloire médiatique (“mondialisation heureuse”, “cercle de la raison”) ou des grands ratés (le populisme, l’immigration, l’environnement).

Voix douce, sourire espiègle, l’essayiste règle ses comptes avec Emmanuel Macron (“si quelqu’un doit quelque chose à l’autre, c’est plutôt lui à moi que l’inverse”) ou Vincent Bolloré (“il s’est passé quelque chose entre lui et lui qui est très étonnant…”). Mais ce fervent européen défend aussi la rationalité économique (“toutes les personnes qui veulent par exemple abroger la réforme des retraites échappent totalement au cercle de la raison”) et explique son évolution sur la question de l’immigration.

L’Express : Cinq mois après la dissolution, estimez-vous toujours qu’il s’agissait d’un coup de folie d’Emmanuel Macron ?

Alain Minc : Quand je vois les conséquences, cela me pousserait à être encore plus sévère. Cette dissolution est un acte impardonnable et destructeur, dont je ne sais pas comment nous nous remettrons. Les institutions françaises retrouveront-elles leur équilibre ? La France est un pays très politique, qui doit être adossé à des institutions qui lui tiennent lieu d’épine dorsale.

Emmanuel Macron n’a pas le droit à un chapitre dans votre livre…

Je n’ai mis que des morts ou des gens auxquels je dois quelque chose. Macron n’est pas mort, et si quelqu’un doit quelque chose à l’autre, c’est plutôt lui à moi que l’inverse.

Est-il votre plus grosse déception ?

Je ne suis pas mû par la méchanceté. Je rappelle que Macron n’était que mon plan B en 2017. Au départ, j’ai soutenu Alain Juppé, et je ne regrette nullement ce choix, car il n’y avait pas photo. Macron était un plan B par rapport au maintien insensé de la candidature de François Fillon. Ses débuts en tant que président ont été éblouissants, mais la fin est shakespearienne.

Les gilets jaunes ont-ils été le tournant ?

Le tournant, c’est le deuxième mandat. Macron a plutôt bien traité deux crises majeures, les gilets jaunes et le Covid.

En réponse à ces deux crises, il a développé le “quoi qu’il en coûte” et l’addiction à la dépense publique…

Le “quoi qu’il en coûte” se justifie jusqu’à la fin du Covid. Ça dérape après. Le bouclier énergétique, c’est absurde. Macron a fait un diagnostic économique juste à dix ans, moins à dix mois. Son pari était de faire monter le taux d’emploi afin qu’il n’y ait plus de problème de finances publiques. Il a fait de bonnes réformes pour cela, mais il faut du temps. Or, pendant ce temps, il s’agissait de tenir les dépenses publiques. Aujourd’hui, même si on n’est pas sous tutelle de la Commission ou de la BCE, on l’est déjà de manière informelle.

Au fond, Macron est un chevènementiste européen

Pour Nicolas Baverez, la France fait fausse route sur le plan économique depuis 1981, en ne cessant d’entretenir l’illusion d’une relance de la croissance par la consommation au détriment de sa compétitivité…

Le décrochage des finances publiques dure depuis cinquante ans. Mais le tournant de la rigueur, dû à Pierre Mauroy, est un changement fondamental. La désinflation compétitive a été mise en musique par un homme auquel on ne rendra jamais assez hommage, Jean-Claude Trichet, et qui nous a fait quand même entrer dans l’euro. La France a abordé les années 2000 en bonne forme. Le problème, c’est qu’à chaque crise où nous avons dépensé, il y a eu des effets cliquets, contrairement à d’autres pays.

N’oublions cependant pas qu’il y a des facteurs sains dans notre économie. La France a le meilleur système bancaire d’Europe, et encore de belles industries. La “start-up nation”, la French Tech due en partie à Macron, ça a pris. L’économie française, ce n’est quand même pas l’économie grecque, il ne faut pas exagérer.

“Une libérale comme Liz Truss a été mise KO en quelques jours, les populistes français de droite le seraient en quelques heures et ceux de gauche en nanosecondes”, écrivez-vous. Le principe de réalité est-il quand même en train de s’imposer ?

Oui. C’est pour ça qu’il faut soutenir Michel Barnier, qui essaie d’imposer ce principe de réalité à des enfants qui sont en cour de récréation. Nous sommes sous la menace de ce qui est arrivé à Mme Truss au Royaume-Uni. Mais nos députés, qui passent leur temps à faire de l’inventivité fiscale, ne l’ont toujours pas compris.

Vous soulignez que sous Mitterrand, il y avait deux grandes familles de gauche, celle des Mauroy, Rocard, Delors qui a accepté cette réalité économique, et celle des Bérégovoy, Fabius ou Chevènement qui alimentait les illusions. Ces réalistes à gauche ont-ils encore des héritiers aujourd’hui ?

François Hollande, malgré ses arabesques politiciennes, est parfaitement conscient de ces réalités. En tant que président, il a été bon dans ce qu’il ne connaissait pas au départ, comme la politique étrangère, et mauvais dans ce qu’il avait appris au PS. Le problème, c’est que la gauche rocardienne qui avait un lien intime avec les syndicats, a disparu. Avec Macron a prévalu une conception très léniniste du syndicalisme, qui ne voit les syndicats que comme de simples courroies de transmission. Au fond, Macron est un chevènementiste européen. L’Europe le sépare de Chevènement, mais il y a la même conception de l’Etat. D’où son rendez-vous raté avec Laurent Berger. Macron avait face à lui un syndicat, la CFDT, qui voulait cogérer la société. Cela a donc été un dialogue de sourds.

On a beaucoup ironisé sur votre expression “cercle de la raison”. Vous la défendez…

C’est l’équivalent en économie de la loi de la gravitation en physique. Le “cercle de la raison”, ce sont, en politique, les modérés. N’en font aujourd’hui pas partie les Insoumis et le RN. Toutes les personnes qui veulent, par exemple, abroger la réforme des retraites échappent totalement au cercle de la raison. Mais si, par malheur, ces gens accédaient au pouvoir, la loi de l’apesanteur économique prévaudrait très vite.

Mais la science économique n’est pas la physique. Des économistes réputés ont soutenu le programme du Nouveau Front populaire…

La science économique est à la fois très sophistiquée et, en même temps, une affaire de plomberie. Les banques centrales prennent la mesure la plus bête et banale qui soit, une hausse des taux d’intérêt, et ça marche. Les sujets macroéconomiques restent les mêmes que ceux que le Cartel des gauches a connus dans les années 1920. La grande différence avec cette époque, c’est l’empirisme. Si en 1930, les banques centrales et les gouvernements avaient réagi comme en 2008, le nazisme n’aurait probablement pas accédé au pouvoir. En 2008, c’est la seule fois de ma vie où je me suis demandé comment j’allais faire vivre ma famille. Le système a failli sauter, et on ne rendra jamais assez grâce à l’action de Nicolas Sarkozy, alors que le président des Etats-Unis était en dépression. C’est Sarkozy qui a pris l’initiative qui a sauvé le système. Cet épisode a montré que l’économie mondiale était à la fois incroyablement résiliente mais aussi d’une extrême fragilité.

Vous avez été un compagnon de route de Vincent Bolloré, avant de vous brouiller avec lui. Comment voyez-vous son évolution idéologique ?

Je l’ai répudié à cause de votre profession. Je lui ai dit que les journalistes étaient à la fois insupportables et irremplaçables. Lui n’a vu que le côté insupportable. Cela s’est fait avant son tournant idéologique, qui m’interpelle. Le Bolloré que j’ai connu pendant vingt ans était un conservateur classique, très pragmatique sur le plan politique. Il s’est passé quelque chose entre lui et lui, ou lui et la perspective de la mort, qui est très étonnant.

On dit que la mondialisation a provoqué la désindustrialisation en France. Mais c’est faux, c’est notre incurie qui en est la cause !

Vous vous définissiez dans l’ordre comme “Européen, Français, accessoirement juif”. Le 7 octobre et ses conséquences n’ont-il pas fait évoluer ce rapport à la judaïté ?

J’ai été bouleversé par le 7 octobre, comme d’innombrables non-juifs. Vous allez dire que je suis un peu naïf, mais la France a mieux tenu que d’autres, et en particulier que la société anglaise. Nous n’avons pas eu 300 000 personnes défilant avec le slogan “From the river to the sea”. Même s’il a été bien bringuebalé, notre universalisme tient encore, alors même que nous avons les communautés musulmane et juive les plus importantes d’Europe. Depuis le 7 octobre, il y a eu des violences, des actes antisémites, mais heureusement pas d’homicide.

En ce qui concerne le conflit lui-même, c’est pour moi un grand mystère de voir que l’administration américaine, dont l’action est si vitale pour Israël, n’a pas réussi à faire bouger quatre députés à la Knesset, ce qui aurait fait perdre la majorité à Benyamin Netanyahou…

Comment analysez-vous la victoire de Donald Trump ?

Joe Biden a été un très grand président, le meilleur depuis Roosevelt en matière économique, et le meilleur depuis Truman sur la politique étrangère. Sur le plan macroéconomique, l’écart est devenu abyssal entre les Etats-Unis et l’Europe. Mais l’Américain moyen regarde les prix chez Walmart, une inflation dont Biden n’est pas responsable. N’oublions pas que la moitié des Américains n’a pas de passeport. Ce côté introverti explique pourquoi l’isolationnisme est dans leurs gènes. Mais cela n’a pas suffi. Au fond, la candidature de Kamala Harris était trop moderne : elle heurtait les mâles, même noirs, séduits par la virilité trumpiste. Le plafond de verre demeure.

L’Europe est, dites-vous, la plus grande conviction de votre existence…

Je ne crois pas à la supériorité de l’Occident par rapport à d’autres civilisations. En revanche, je crois à la supériorité du modèle occidental, c’est-à-dire un équilibre entre démocratie, économie de marché et acteurs sociaux. A l’avenir, ce modèle ne sera incarné que par l’Europe, car les Etats-Unis s’en éloignent pour devenir un syncrétisme du monde entier. Dans cette optique, on ne peut qu’être viscéralement pro-européen. L’Union européenne va d’ailleurs moins mal qu’on ne le dit. D’abord, elle a un homme fort, qui s’appelle Ursula von der Leyen, à certains égards la successeure de Jacques Delors. La différence, c’est que ce dernier s’appuyait un tandem puissant, Mitterrand et Kohl. Au départ, von der Leyen avait elle aussi un binôme fort, Macron et Merkel, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Maintenez-vous une autre de vos expressions célèbres, la “mondialisation heureuse” ?

Une grande partie de la population mondiale est sortie de la pauvreté, c’est une évidence. C’est aussi une chance pour les catégories modestes en Occident, dont le niveau de vie a été davantage amélioré par l’accès aux produits peu chers offerts par les grands circuits de distribution que par les hausses de salaires. Le militant antimondialisation qui fait ses courses le samedi après-midi chez Leclerc est, sans le reconnaître, un zélote de la mondialisation.

On dit que la mondialisation a provoqué la désindustrialisation en France. Mais c’est faux, c’est notre incurie qui en est la cause ! L’industrie représente encore plus de 20 % du PIB en Allemagne, et 16 % en Italie. Même l’Espagne, que nous regardons avec mépris, est plus industrialisée que nous. Cette désindustrialisation, qui alimente le populisme, est le produit de notre incapacité à faire face à un monde globalisé. Le dérapage du coût du travail, la faiblesse de la productivité sont des problèmes bien français. En Europe, de nombreux pays vont mieux que nous sur le plan économique, et je ne parle même pas de la résurgence des Etats du Sud.

Que faire au sujet de l’immigration, une bombe politique dans de nombreux pays occidentaux, comme on l’a encore vu aux Etats-Unis ?

J’ai réalisé qu’en cinquante livres, je n’avais jamais écrit sur l’immigration. C’est le complexe du fils d’immigré qui ne se sent pas à l’aise pour dire qu’il faudrait claquer la porte aux immigrés, ce qu’on n’avait pas fait à mes parents. Il est clair que d’un côté, l’immigration a des effets politiques insupportables, et que de l’autre, la démographie rend l’immigration, principe de réalité, inévitable. Il faut donc arriver à choisir son immigration. Un choix qui peut se faire en fonction des métiers ou des pays de départ. Pour des raisons idéologiques, en France, on n’acceptera pas de fixer des quotas en fonction de la nationalité d’origine, comme le font maints pays démocratiques. Un système avec des quotas en fonction des compétences professionnelles me paraît donc la seule voie possible.

Une fois dit ça, il y a depuis le Sahel des centaines de milliers de personnes qui viennent frapper aux portes de l’Europe. Il n’y a pas d’autre solution que de négocier et financer des pays tampons. Cela ne me choque pas qu’on ait versé plusieurs milliards d’euros à la Turquie au moment de la crise syrienne, ou qu’on finance la Tunisie pour qu’elle fasse de la rétention de candidats immigrés. Ne pas voir le problème politique et idéologique provoqué par l’immigration, c’est en tout cas donner la main aux populistes.

Somme toute, par Alain Minc. Grasset, 220 p., 19,50 €.




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