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Erik Lin-Greenberg : “Même un chef autoritaire comme Poutine ne veut pas quitter son bureau dans un sac mortuaire”


Quelques heures avant que le Pentagone ne confirme la présence de 10 000 soldats nord-coréens sur le territoire russe, le 28 octobre, le nouveau secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, s’inquiétait lui d’une “escalade significative” de la guerre en Ukraine. Alors que le spectre de l’élargissement de plusieurs points chauds du globe fait dire à certains spécialistes, à l’instar du chercheur Robert A. Manning, que “le monde est aujourd’hui une poudrière extrêmement instable”, d’autres experts non moins prestigieux postulent qu’il existe des outils à la portée des décideurs pour désamorcer la plupart des crises… C’est en tout cas la thèse portée par Erik Lin-Greenberg, professeur associé de sciences politiques au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Auprès de L’Express, celui-ci dévoile les différentes stratégies ayant fait leurs preuves, mais également les plus risquées. Car Erik Lin-Greenberg en est certain : “La plupart des dirigeants rationnels essaient d’empêcher l’escalade.” Même Vladimir Poutine ? Entretien.

L’Express : Entre l’envoi de troupes nord-coréennes en Russie et les frappes mutuelles entre Israël et l’Iran, de nombreux observateurs s’inquiètent d’une escalade incontrôlable des conflits dans le monde. Mais, selon vous, il existe des moyens concrets à la portée des décideurs pour désamorcer la plupart des crises…

Erik Lin-Greenberg : Absolument. Il va de soi que cela demande un calibrage subtil de la part des décideurs, qui doivent à la fois envoyer suffisamment de signaux pour faire comprendre à leurs adversaires qu’ils sont sérieux, mais ne pas aller trop loin pour éviter que ces derniers n’aggravent bel et bien la situation. Un certain nombre de stratégies ont fait leurs preuves. A commencer par celle que décrivait le politologue Austin Carson dans son livre Secret Wars, qui consiste à procéder “en coulisses”, c’est-à-dire garder, si possible, l’attaque secrète puis répondre de manière visible pour le gouvernement adverse, mais pas pour l’opinion publique. Cette stratégie présente un gros avantage : elle met la pression sur le camp opposé tout en évitant les demandes d’escalade du public – ce qui est souvent le cas, car une attaque, lorsqu’elle est rendue publique, suscite toujours de l’émotion. C’est ainsi que les Etats-Unis ont réagi après l’attaque d’un drone américain par les Iraniens en 2019. Au lieu de répondre militairement au vu et au su de tous, le camp américain avait choisi de mener une cyberaction secrète contre le corps des Gardiens de la révolution islamique. De même que, dans les années 1950, ni Moscou ni Washington n’ont révélé que les pilotes soviétiques étaient engagés dans une guerre aérienne contre les Etats-Unis au-dessus de la Corée, afin d’éviter la pression de l’opinion publique.

Lorsque l’attaque de l’adversaire ne peut être gardée secrète, quelle stratégie reste-t-il pour empêcher l’escalade ?

Il y en a plus d’une ! Ces derniers mois, Israël et l’Iran en ont d’ailleurs utilisé plusieurs pour éviter de franchir le seuil de l’escalade vers une guerre plus vaste. Après les dernières frappes israéliennes, par exemple, le président iranien, Massoud Pezechkian, a assuré que son pays ne cherchait pas la guerre, tout en assurant vouloir défendre “les droits de la nation et du pays”. Ce genre de discours permet de signaler qu’un pays cherche à minimiser l’escalade. Une autre stratégie, utilisée par l’Iran en avril, consiste à prévenir l’adversaire de l’imminence d’une attaque. Car donner du temps permetde protéger les biens et les personnes en leur donnant l’occasion de se mettre à l’abri, et une forme de décompression – donc s’éloigner du spectre dangereux de la réaction à chaud.

Mais il y a aussi l’option qui consiste à faire la démonstration de ses capacités à l’adversaire via des frappes chirurgicales causant peu de dégâts. Les Israéliens excellent là-dedans. Ils l’ont démontré après l’attaque de missiles iraniens en avril en frappant un radar de défense aérienne bien précis sans faire de victimes. C’est une stratégie payante, car Israël a ainsi mis en avant ses capacités technologiques tout en montrant qu’il peut pénétrer l’espace aérien iranien. Dans le même registre, l’emplacement, le moment et la méthode d’attaque peuvent aussi être très utiles pour gérer l’escalade. Si Israël avait assassiné le chef politique du Hamas Ismaïl Haniyeh à Gaza et non à Téhéran, les responsables iraniens auraient sans aucun doute considéré cette action comme moins provocatrice et donc moins propice à l’escalade…

Quelles sont les méthodes de désescalade les moins efficaces ?

Une stratégie risquée est de s’appuyer sur des proxys… C’est d’ailleurs celle privilégiée par l’Iran dans la guerre au Moyen-Orient. Le problème étant que les Etats peuvent parfois perdre le contrôle de ce que font leurs proxys – en particulier si ces derniers ont des objectifs différents de ceux de l’Etat qui les soutient. Les actions d’un proxy peuvent donc parfois conduire à une escalade contre leurs commanditaires. Si l’on en croit une enquête menée par le New York Times, le président iranien ne souhaitait pas nécessairement prendre des mesures de représailles significatives après la mort du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, à Beyrouth. Mais il aurait été poussé à le faire par le corps des Gardiens de la révolution islamique et, potentiellement, par l’ayatollah, qui craignaient de perdre leur réputation auprès de leurs proxys, notamment le Hezbollah.

A vous entendre, on a le sentiment que l’éventualité d’une escalade vers la guerre n’est qu’une question d’application de stratégies plus ou moins risquées. Un conflit ne peut-il jamais échapper au contrôle des décideurs ?

Cette idée selon laquelle la guerre pourrait parfois être le fruit d’un “accident” a été largement étudiée par les historiens et spécialistes des conflits. Le livre de Christopher Clark The Sleepwalkers, qui postule que les pays seraient entrés en guerre en 1914 comme des somnambules, est un modèle du genre… Mais imaginer que des présidents pourraient se trouver forcés d’entrer en guerre, poussés par leurs armées ou leurs opinions publiques est trop simpliste. Même lorsqu’une ligne rouge est franchie lors d’une attaque – un grand nombre de morts, des dommages importants – le conflit n’est pas inévitable. Sinon, comment expliquer que la mort de trois soldats américains lors d’une frappe de drone soutenue par l’Iran en janvier n’ait pas provoqué une guerre entre Washington et Téhéran ? Les conflits n’arrivent pas par accident. Ce sont des choix réfléchis et calculés.

Reste que, à l’heure d’importants progrès technologiques, certaines des stratégies que vous décrivez, comme répondre à une attaque sans en informer le public, peuvent s’en trouver compliquées…

C’est vrai, mais les décideurs politiques peuvent toujours façonner le récit de manière à promouvoir leurs objectifs. Ce qui peut empêcher un dirigeant de garder une attaque et sa réponse secrètes, par exemple des enquêtes menées en sources ouvertes, des fuites sur les réseaux sociaux, peut aussi permettre de renverser le narratif. Regardez ce qu’il s’est passé après l’attaque israélienne sur un site de missiles iraniens. Téhéran a continué à affirmer que l’attaque n’avait causé que des dommages minimes, même après la publication d’images de satellites commerciaux du site de missiles.

Cela étant, la gestion de la désescalade est tout de même plus difficile aujourd’hui que par le passé. Outre l’aspect technologique, la dépendance à l’égard des proxys est plus importante et les acteurs impliqués sont plus nombreux… Pensez à la crise des missiles de Cuba. A l’époque, les défenses aériennes soviétiques avaient abattu un avion furtif américain au-dessus de Cuba sans l’accord de Moscou, les Etats-Unis avaient envisagé de répondre par des frappes aériennes. De quoi conduire à une guerre ouverte ! Mais, à l’époque, les dirigeants concernés avaient une capacité bien plus grande qu’aujourd’hui de contrôler le moment où une information était rendue publique.

Auprès de L’Express, le chercheur au Stimson Center et ancien conseiller au sein du Département d’Etat Robert A. Manning a fait valoir que, à l’heure où les Etats-Unis et la Corée du Sud n’ont pas de canaux de communication diplomatiques ou militaires fiables avec Pyongyang, “une erreur de calcul ou d’interprétation pourrait vite arriver”. De quoi mener à une escalade… Que faites-vous des erreurs de jugement humaines ?

Mais je suis tout à fait d’accord avec cette idée ! Les erreurs d’interprétation sont depuis longtemps un fléau pour les relations internationales. Un spécialiste des relations internationales, Robert Jervis, a d’ailleurs publié un célèbre livre, intitulé Perceptions and Misperceptions in International Politics, qui traite précisément de cette question : que se passe-t-il lorsque l’on ne comprend pas ce que fait son adversaire ? Cela peut en effet mener à l’escalade. Mais, à nouveau, même s’ils ne se comprennent pas, les dirigeants de chaque camp ne sont pas condamnés à la logique de l’action-réaction infinie. A chaque étape de l’escalade, il est possible de dire stop.

La plupart des dirigeants rationnels essaient d’empêcher l’escalade. Comme l’a dit le spécialiste des relations internationales James Fearon, la guerre est une “loterie coûteuse”. On ne sait jamais à l’avance qui va gagner, des tonnes de ressources humaines et économiques sont investies… L’existence même d’un pays peut s’en trouver compromise. Il est donc évidemment préférable de trouver des moyens de résoudre un problème sans passer par cette étape.

Mais tous les dirigeants sont-ils rationnels ? On ne peut pas dire que Vladimir Poutine semble effrayé par cette “loterie coûteuse”…

La rationalité est un concept difficile à appréhender en sciences politiques. En fin de compte, un dirigeant considéré comme irrationnel peut tout de même chercher à limiter les risques. De même qu’un chef autoritaire comme Poutine ne veut pas quitter son bureau dans un sac mortuaire. Il ne veut pas aller trop loin dans cette guerre, parce qu’il a peur de risquer ce qui compte le plus pour lui : son pouvoir. Et cela signifie qu’il faut gérer l’escalade du conflit. Les Etats-Unis et leurs partenaires européens ont bien fourni des chars à l’Ukraine, et il n’y a pas eu d’escalade significative à ce moment-là de la part de la Russie. De même que Poutine n’a pas essayé de pénétrer sur le territoire de l’Otan. Pourquoi ? Parce qu’il sait que la menace nucléaire de l’Otan le guette. Depuis le début de la guerre en Ukraine, nous avons assisté à plusieurs moments de gestion de l’escalade entre la Russie et l’Ukraine. Comme Poutine évite de franchir certaines lignes rouges, les Etats-Unis et leurs alliés se sont également abstenus de fournir certaines armes à l’Ukraine à certains moments…




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