Jusqu’à présent, on n’avait jamais vu chez Nick Hornby un disciple de Plutarque. On le savait surtout fan de foot et de culture pop. Et voici que, à l’âge de 67 ans (ça ne nous rajeunit pas), le supporter d’Arsenal s’inscrit dans le sillage de l’auteur des Vies parallèles. A cette différence près qu’il rapproche non pas un Grec et un Romain, mais un Britannique (Charles Dickens) et un Américain (Prince Rogers Nelson, dit “Prince”). Sur le papier, on rit sous cape. Et pourquoi pas un livre interrogeant une hypothétique gémellité entre sainte Thérèse d’Avila et Madonna ? Laissons nos sarcasmes de côté : dès les premières pages de Dickens & Prince, Nick Hornby tisse une parenté passionnante entre les deux hommes.
Respectivement nés en 1812 et en 1958, ils ont souffert de la pauvreté. A l’âge de 12 ans, le jeune Dickens est séparé de ses parents (incarcérés dans une prison pour débiteurs) et placé dans une pension de famille. On l’envoie ensuite travailler dans une manufacture de cirage et teintures – un traumatisme qui l’inspirera durablement. L’enfance de Prince est plus floue : s’étant inventé lui-même, comme tout dandy, il a toujours dissimulé les années ayant précédé sa célébrité. On pense qu’il a été épileptique et maltraité par son beau-père, puis qu’il a vécu chez une tante, avant de retourner chez son père, qui le mettra à la porte après une dispute. Prince, 12 ans, trouve refuge chez les parents d’un ami, qui l’hébergent dans un sous-sol. Une adolescence dickensienne…
Revanchards après ces jeunesses difficiles, l’un et l’autre percent à 24 ans : Dickens publie Les Papiers posthumes du Pickwick Club et Prince sort 1999. Un an plus tard, ils enchaînent avec Oliver Twist et Purple Rain. Pour le multi-instrumentiste de Minneapolis (capable de produire un disque seul, en jouant tout), ce n’est pas le moment de se tourner les pouces. En quelques mois, le guitariste funky au falsetto androgyne aligne les sommets : Around the World in a Day, Parade et le double album Sign o’ the Times. Le romancier et la popstar se distinguent par une productivité prolifique. Hornby note ainsi que, en 1986, Prince a enregistré une centaine de chansons. De même que Dickens pouvait avancer sur plusieurs romans en même temps, Prince planchait simultanément sur tout un tas de projets de disques. Ont-ils consumé leur santé sur l’autel de la création artistique ? Possible, quand on sait qu’ils mourront à 57 ans pour Prince et à 58 pour Dickens – un (quasi) point commun de plus.
Ces étranges similitudes
Leurs vies familiales diffèrent en apparence : Dickens était marié, père de dix enfants ; Prince, lui, n’a jamais été un patriarche. Mais Dickens a fini par quitter sa femme légitime pour une fille de 18 ans – et voilà comment il rejoint Prince, qui collectionna toute sa vie les aventures. Plutôt que de s’attarder sur des histoires de mœurs, parlons boutique. Les Papiers posthumes du Pickwick Club, qui paraissent en feuilletons mensuels, s’arrachent à 40 000 exemplaires par mois. Hornby raconte que, à cause de la crise financière du début des années 1830, le livre est alors en crise (ce n’est donc pas nouveau !). Dickens s’adapte à un mode de diffusion qui marche, même si cela lui demande d’écrire d’arrache-pied. Porté par les débuts de MTV, Prince a pu lui aussi toucher un public populaire. En 1986, il se fait construire chez lui, dans le Minnesota, son propre studio, Paisley Park (qui lui coûte la coquette somme de 2,5 millions de dollars par mois en entretien). Il y connaîtra son apogée, puis son déclin, et devra se renouveler une fois de plus.
On en arrive au parallèle le plus fascinant établi par Hornby entre les deux génies. Victime de plagiaires, tel Edward Lloyd, et d’éditions pirates, Dickens fait des procès puis finit par se lancer dans des tournées de lectures publiques qui s’avèrent plus rémunératrices que ses livres – de véritables performances selon ses contemporains. De même, floué mais ligoté par sa maison de disques, Warner Bros., Prince entame une bataille juridique qui durera des années – et le minera. Il comprendra à force que, les albums ne se vendant plus comme avant, il lui faut retourner sur scène. Il y brillera autant que Dickens. A l’arrivée, ces deux boulimiques entrés en conflit avec l’industrie dans laquelle ils évoluaient ont laissé des œuvres monumentales. On estime à 4 millions de mots la somme des romans de Dickens. Quant à Prince, il avait mis de côté entre 5 000 et 8 000 chansons inédites. Reste à tout trier et tout écouter. Y découvrira-t-on un jour une ode à Dickens ?
Dickens & Prince. Un génie bien particulier, par Nick Hornby. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Christine Barbaste. Stock, 173 p., 19,90 €.
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