Ne demandez pas aux savants de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ) de parler des classements universitaires, ils vous tourneraient le dos, agacés. Les chercheurs de cette cathédrale des sciences, bâtie il y a deux siècles au cœur de la capitale économique suisse, ont pour coutume de ne pas commenter les comparaisons internationales. Les mentionner aurait même, à les croire, quelque chose du blasphème.
La structure, aussi connue sous son ancien nom, “Polytechnikum”, figure pourtant systématiquement en haut de ces tableaux, basés sur le nombre de publications ou d’étudiants internationaux. Elle se positionne souvent dans les 10 premières, juste derrière les grandes institutions anglo-saxonnes que sont les MIT, Harvard, Oxford, ou encore Stanford. Un succès fou pour un pays qui compte moins de 9 millions d’habitants.
Mais, ici, on ne s’en vante pas. L’histoire des lieux, dit-on, parle d’elle-même : les pères de la physique, de l’informatique ou de la chimie ont déambulé sous la nef de ce sanctuaire de la recherche, agencé comme une église et coiffé d’une coupole. Parmi les icônes qui y ont enseigné depuis son inauguration, en 1854, 21 ont décroché un prix Nobel, récompense scientifique suprême. Albert Einstein y a encore son casier, au fond d’un couloir.
Albert Einstein y a encore son casier
C’est à ce palmarès, et seulement à lui, que les polytechniciens se réfèrent pour parler de leur succès. Il n’en est pas moins impressionnant : créée pour nourrir le tissu industriel helvétique et doter les Suisses de ponts, de tours et de tunnels, l’Ecole polytechnique de Zurich devait rendre ces ouvrages suffisamment résistants et ambitieux pour tenir la comparaison avec l’X, l’Ecole polytechnique française – la star mondiale des institutions académiques, à l’époque. Le projet a si bien fonctionné que c’est désormais les techniques d’enseignement et de recherche, le savoir-faire et les infrastructures suisses que l’on regarde en Europe.
Bien que limité car portant souvent sur des critères chiffrés qui peinent à rendre compte de la qualité réelle de la science et de l’enseignement produit, les classements sont particulièrement éloquents à ce sujet : pour trouver une autre structure d’Europe continentale dans le Quacquarelli Symonds (QS), le plus réputé dans le milieu académique, il faut regarder à la dizaine d’après. Et creuser encore pour débusquer une Française. PSL, l’Institut polytechnique de Paris et le groupement Paris-Saclay, les trois meilleures à cet égard, n’arrivent qu’aux 20e, 50e et 70e places, selon les années.
L’avance suisse est d’autant plus frappante que l’autre Polytechnique helvétique, celle de Lausanne (EPFL), où l’ancien ministre français de l’Economie Bruno Le Maire enseigne depuis la rentrée 2024, s’est elle aussi hissée au sommet. Créée en même temps que l’école zurichoise, l’EPFL a d’abord fonctionné sous des principes différents avant d’être rattachée au statut polytechnique en 1969. Cette autre suisse figure à la 26e place du QS. Ce qui fait d’elle, si on se fie à ce classement, la meilleure des écoles d’ingénieurs de langue française.
L’attrait des géants américains
Le pied de nez amuse Joël Mésot, président de l’ETHZ. Il collectionne dans une vitrine près de son bureau les figurines à l’effigie des réussites de Polytechnikum, comme ces monstres du film de Walt Disney, dont l’activité recherche et développement se fait dans l’école depuis 2008. Ou encore ce logo de Google, un souvenir laissé par les premiers salariés de la firme, des anciens de l’ETHZ. Pour profiter de l’émulation de l’école, l’entreprise a ouvert non loin un centre de développement, en 2004. C’est désormais l’un des plus grands du groupe Alphabet.
Malgré tous ces faits d’armes, L’Express est le premier média hexagonal que le dirigeant suisse reçoit. Les Frenchies s’aventurent peu dans ces contrées alémaniques. Joël Mésot nous prévient d’emblée, pudeur helvétique oblige : “Pas question de dire à la France quoi faire, ou de laisser entendre qu’on fait mieux ici.” L’Hexagone affiche plus de réussites scientifiques, car il dispose de plus de laboratoires et d’une main-d’œuvre plus importante. Mais il n’a jamais réussi à construire des marques d’enseignement aussi fortes à l’international.
Ce qui fait le succès suisse, sa capacité à produire de la science de pointe dans de nombreux domaine et à former des étudiants particulièrement attractifs sur le marché du travail dépend d’abord de son modèle d’enseignement : le pays a fait le choix de réserver le supérieur à une certaine élite, contrairement à la France et ses universités de masse. Si les écoles polytechniques suisses sont ouvertes à tous, gratuites et publiques, les élèves subissent en réalité une sélection bien plus forte : seulement 40 % d’une classe d’âge atteint ce niveau d’étude en formation initiale. Et 50 % des élèves de polytechnique échouent à la fin de la première année.
Sélection, taille et financement
Entre également en compte la taille de ces infrastructures. Dans la philosophie, les écoles polytechniques suisses se rapprochent des écoles d’ingénieur françaises, sélectives, et avec une approche qui mélange recherche et travaux appliqués. Mais leurs dimensions n’ont rien de comparable : “X, Centrale, Les Mines… La plupart des grandes écoles françaises ont décidé, le plus souvent par malthusianisme, de rester avec des effectifs limités, de quelques milliers d’étudiants tout au plus, ce qui les rend moins visibles si on les prend en compte une à une”, assure Jean-Yves Mérindol, ancien directeur de l’ENS Cachan et fin observateur de l’histoire universitaire.
A l’inverse, l’EPFL et l’ETHZ dépassent les 10 000 étudiants accueillis chaque année, une taille comparable aux grandes universités françaises, mais sans vocation à former le plus de monde possible. Et surtout, un bien meilleur financement : la Confédération helvétique verse de l’ordre de 1 à 2 milliards par an à ses écoles polytechniques. Si ce budget est en baisse ces dernières années, cela reste bien plus que ce qui est versé aux structures françaises. A titre de comparaison, le budget de Paris-Saclay, la plus grande université française, est deux fois plus petit. Elle reçoit pourtant 40000 étudiants, deux fois plus que l’ETHZ. Mais ne faites pas dire aux Suisses que le secret, c’est l’argent : “C’est surtout la manière de le dépenser, la gestion, qui fait la différence”, s’offusque Patrick Aebischer, ancien directeur de l’EPFL.
A cet égard, la place des jeunes enseignants-chercheurs est éloquente : ils disposent de moyens importants, mais, en l’absence de résultats au cours des cinq à dix premières années, ils peuvent être congédiés, là où, en France, ils restent fonctionnaires. “C’est plus stressant, mais cela permet aussi d’aller plus loin, plus vite, en début de carrière, au moment où les idées sont les plus novatrices”, souligne Victor Mougel, professeur de chimie à l’ETHZ. A son recrutement, l’école lui a octroyé 1 million d’euros. La France lui en offrait… 6000.
Un million pour commencer
Ces statuts, appelés “tenure tracks” (“contrats de titularisation”), sont courants dans le monde anglo-saxon. Ils offrent aux écoles une grande flexibilité : si un domaine de recherche tombe en désuétude, les laboratoires peuvent être fermés facilement. Quitte à ne plus disposer de la discipline dans le pays. Cela n’émeut personne, à Zurich ou à Lausanne : “L’école fait venir des talents de l’étranger en cas de besoin”, balaie Jean-Philippe Brantut, professeur associé à l’EPFL, et tête pensante de la physique quantique moderne, entre deux expériences avec des lasers à haute précision.
Une telle organisation permet de réagir plus vite aux évolutions scientifiques. Les écoles n’ont pas besoin de demander de permissions au gouvernement : “Nous présentons tous les quatre ans nos grands axes de recherche au Parlement, et celui-ci nous laisse ensuite une grande autonomie”, résume Pierre Dillenbourg, vice-président de l’EPFL. Tout l’inverse de la France, qui bouge très lentement. “Tout doit être planifié et validé par plusieurs instances nationales, la prise de décision au sein des établissements est très limitée”, regrette Philippe Gillet, auteur d’un rapport gouvernemental sur le sujet, publié en 2023.
Dans ces conditions, il est plus facile d’attirer les chercheurs prometteurs. D’autant, qu’en plus de compter sur un salaire suisse, les recrues disposent d’infrastructures de pointe, et d’une grande liberté. De quoi réaliser des expériences inédites, que d’autres établissements auraient jugées trop risquées au regard du coût qu’elles représentent. Comme dans ce laboratoire de fabrication robotique à Zurich, où d’immenses bras automatisés taillent tout seuls des toitures, des colonnes, des maisons même, d’un seul bloc. Leurs programmes sont conçus par des étudiants, casques de réalité virtuelle vissés sur la tête, et assistés par l’intelligence artificielle.
La décarbonation, défi des polytechniciens
Si les écoles polytechniques suisses sont tournées vers l’innovation, elles ne se ruent pas pour autant sur les derniers gadgets à la mode. Leurs efforts de recherche doivent répondre aux besoins de la société suisse, c’est leur raison d’être. Ainsi, une grande partie de l’activité actuelle est consacrée à la décarbonation. Les polytechniciens, à qui on demandait jadis de construire des édifices solides, doivent désormais trouver comment réduire les émissions de CO2. Des avancées ont déjà été faites : c’est notamment à Lausanne qu’a été inventé le LC3, un béton bien moins nocif pour le climat, et simple d’usage.
A Zurich, Catherine De Wolf, fondatrice et directrice de la chaire d’ingénierie circulaire pour l’architecture, tente une autre approche : faciliter le réemploi. Ces dernières années, l’innovation industrielle s’est concentrée sur la réduction des coûts des chantiers, mais peu a été fait pour permettre la réutilisation des matériaux des bâtiments inutilisés. Ces travaux sont prometteurs, au point que le MIT a recruté la jeune ingénieure franco-belge pour son doctorat. C’est finalement l’ETHZ qu’elle a choisie. “Les philosophies sont proches, mais c’est avant tout l’expertise et l’interdisciplinarité qui m’ont attirée”, commente la scientifique, tout en pointant le lac et les Alpes toutes proches.
Ce que la scientifique aime le plus ? Cette pédagogie qui consiste à apprendre en faisant, du bachelor à la recherche. Partout sur ces campus, on dessine, coupe, soude, monte, teste. Des robots, des fusées, mais aussi des fontaines à eau intelligentes ou encore des systèmes d’arrosage optimisé. Là, un planeur pique du nez, mal réglé. Ici, un élève déambule les yeux fermés avec une veste bourrée de capteurs pour ajuster son dispositif d’aide aux malvoyants. Plus loin, une équipe installe des tubes sur les pales d’un drone pour pouvoir le toucher en l’air, sans se faire déchiqueter. Le projet demande encore quelques réglages : une fois, l’appareil a démarré tout seul. Il a fini dans un mur.
Apprendre en faisant
Contrairement à d’autres écoles, les élèves, tous très internationaux, ont ordre de ne pas s’arrêter à la preuve de concept ou au prototype. Ils poursuivent, tant que cela leur semble réaliste. Quitte à lever des fonds, si besoin. Les sommes en jeu n’ont alors plus rien à voir avec le bricolage étudiant : elles peuvent allègrement dépasser le million d’euros. “Ils ont un budget de départ et, ensuite, ils cherchent eux-mêmes les financements pour leurs objectifs”, explique Pascal Vuilliomenet, responsable des “discovery laboratories” de l’EPFL, ces espaces dédiés à la création. Devant lui, des dizaines d’imprimantes 3D tournent en boucle du matin au soir.
Les projets ainsi réalisés sont ambitieux. Comme cas pratique, Catherine De Wolf a demandé à ses élèves de désosser un bâtiment entier, et de répertorier une à une les pièces extraites dans un logiciel 3D. La formation avait pour but de faire émerger des solutions techniques pour la réutilisation. Les étudiants ont fini par fabriquer un dôme géant en guise de preuve de concept, désormais exposé au milieu du campus zurichois. Durant ses vacances, ses élèves avaient assemblé des transats avec le reste, mais la direction ne les a pas gardés.
Un peu plus loin, des ouvriers creusent un immense trou dans le sol. De nouveaux outils de physique doivent y prendre place. Rien d’aussi imposant que ce dont dispose déjà Lausanne. L’EPFL est l’une des rares universités dans le monde à avoir un “tokamak”, une chambre métallique entourée de bobines et protégée par un coffre de béton de plus de 1 mètre d’épaisseur. Les chercheurs et leurs doctorants y envoient d’importantes impulsions électriques pour mettre la matière en “plasma”, un état à mi-chemin entre le gaz et le liquide.
Tout, concentré au même endroit
Bien sûr, la France dispose aussi d’équipements de pointe. Mais, à Lausanne comme à Zurich, tout est concentré au même endroit, ce qui favorise les rencontres et les idées nouvelles. Tout, même les entreprises, nombreuses sur les campus. Les rapports avec elles sont par ailleurs moins frictionnels que dans l’Hexagone. En 2022, Total a dû renoncer à s’installer sur le campus de Saclay. Raison officielle : retard sur le chantier. Mais les étudiants et les diplômés avaient fait savoir qu’ils ne voulaient pas du géant pétrolier. LVMH s’en est tiré avec un compromis : le groupe de luxe a décalé ses nouveaux locaux de quelques mètres en dehors du campus.
A Lausanne, les horloges murales sont de Rolex. Tout comme la bibliothèque, bâtiment futuriste dont les ondulations font face au lac. A Zurich, une large partie des recherches en nutrition sont estampillées Nestlé. La Suisse n’a aucun tabou à ce que le privé finance les travaux académiques. “Il faut juste que les règles soient claires. Si une chaire est financée par une entreprise, celle-ci participe à la définition du thème mais ne choisit pas la personne qui prendra le poste. L’industriel ne dicte pas quoi faire”, glisse Pierre Dillenbourg, de l’EPFL. Une telle proximité permet aussi la création de nombreuses entreprises : plus d’une soixantaine ont émergé des deux établissements, pour la seule année 2023.
A l’inverse, les écoles polytechniques suisses adoptent souvent un fonctionnement “start-up”. Elles vont même jusqu’à lever des fonds pour assurer leur croissance. Les montants sont de plus en plus conséquents. Parce que la recherche de pointe coûte de plus en plus cher. Et aussi parce que ces établissements sont désormais pris d’assaut. Tout le monde, ou presque, peut tenter la première année, si bien que les élèves doivent parfois s’asseoir dans les couloirs pour suivre les cours. Les étudiants français sont si nombreux à Lausanne qu’à la rentrée prochaine un numerus clausus pour les étrangers va être mis en place. L’ouverture a ses limites.
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