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Trafic de drogue à Nice : “Le point de deal près de chez moi génère entre 15 000 et 20 000 euros par jour”


Au printemps 2023, Siam Spencer, journaliste indépendante, emménage à Nice pour une opportunité professionnelle. Face aux prix élevés des loyers en centre-ville, la jeune femme décide de louer un appartement en colocation dans le quartier des Moulins, connu pour héberger “La Laverie”, l’un des plus gros points de deal des Alpes-Maritimes. La réputation du lieu, considéré comme un “quartier sensible”, ne l’impressionne pas. Pendant plusieurs mois, la journaliste assiste, en direct, au fonctionnement du point de deal situé à quelques mètres de chez elle. En allant faire ses courses, elle passe devant ces “petites mains” du réseau, parfois âgées de 12, 13 ou 14 ans, qui guettent la police ou servent des clients “de tous âges et de toutes catégories socioprofessionnelles”.

Depuis son appartement, elle observe le jeu “du chat et de la souris” entre les forces de l’ordre et les trafiquants, la lassitude des habitants, l’insalubrité du quartier, la violence du quotidien. Puis décide d’écrire un livre, qui paraît ce 14 novembre aux éditions Robert Laffont. Dans La Laverie, Siam Spencer décrit ainsi ses réveils au son des rafales de kalachnikov, le deal devenu banal, l’abandon des politiques publiques, le piège du recrutement par les trafiquants et l’influence, omniprésente et exponentielle, “du réseau”. Entretien.

L’Express : Dès le premier chapitre de votre livre, vous évoquez le quotidien teinté de violence que vous avez observé aux Moulins, en décrivant notamment les rafales qui vous réveillent dès votre première nuit dans l’appartement. Comment cette violence s’est-elle installée dans le quartier, et quel est son impact dans le quotidien des habitants ?

Siam Spencer : Cette violence est à la fois très choquante et insidieuse. Mon premier réveil est très marquant, parce que je suis réveillée pour la première fois de ma vie par ces fameux coups de feu. Je me souviens de ce que j’ai ressenti à chaque seconde, l’instant est figé dans ma mémoire, il y a un côté presque traumatique. Je me suis d’abord dit qu’il fallait que je sorte, pour aider d’éventuels blessés. En fait, les gens dehors étaient pour la plupart sereins. Il y a alors eu ce basculement dans ma tête, quand j’ai compris que si personne ne paniquait, il ne fallait pas que je panique non plus – d’une certaine manière, il fallait considérer que c’était “normal”.

C’est en cela que je parle de violence insidieuse : les habitants des Moulins se sont habitués à ce type de scène, petit à petit. Là-bas, comme dans beaucoup de quartiers similaires, il y a toujours eu des petits voyous, des bagarres, du petit deal. Mais à partir du début des années 2000, le trafic de drogues s’est développé et organisé, et la violence s’est accentuée, doucement, jusqu’à ce que les gens ne réagissent plus vraiment. Au début, il n’y avait pas d’armes à feu, donc pas de rafales, pas de règlements de compte. Puis les armes sont arrivées vers le milieu des années 2010, tandis que le réseau a continué à grandir, avec des agressions de plus en plus violentes, et même un mort en 2022.

Ils ont commencé à se battre pour garder le point de deal, avec de la violence, des vengeances, des fusillades pour impressionner…

Évidemment, on peut avoir des personnes âgées qui restent très surprises et choquées après des violences ou un coup de feu, des mères de famille qui jouent dans le parc pour enfants et vont paniquer à ce moment-là, ou des événements qui restent en mémoire de tous les habitants. Mais ces événements restent quand même normalisés, voire justifiés : par exemple, quand un jeune du quartier a tenté d’enfoncer ma porte en pensant que mon appartement était abandonné pour en faire un éventuel squat, j’en ai tout de suite parlé à mes voisins. Ils n’étaient pas étonnés. Ils me disaient “T’es nouvelle ici, ils ont dû te repérer”, avec une forme d’habitude face à ce type de faits.

Cette violence-là découle notamment du trafic de drogues, cristallisé par la présence du fameux point de deal des Moulins, surnommé “La Laverie”. Comment décririez-vous l’impact de la présence de ce trafic sur le quartier, et son évolution au fil du temps ?

Ce point de deal, qui était à 30 mètres de ma fenêtre, génère entre 15 000 et 20 000 euros par jour. Tout le monde sait qu’il existe, et il plane évidemment sur le quartier : il y a de l’argent en jeu, une forte demande avec de plus en plus de consommateurs, de tous les âges et de toutes les catégories socioprofessionnelles. Il y avait tout simplement un marché à prendre, et il a été pris par des petits voyous qui ont commencé à s’organiser, et à donner de nouvelles proportions au trafic. Ils ont commencé à se battre pour garder le point de deal, avec de la violence, des vengeances, des fusillades pour impressionner… Même si les différents clans restent difficiles à identifier. À Marseille, il y a clairement des réseaux spécifiques, avec leurs noms, leurs logos… Mais à Nice c’est un peu plus vaseux, ça bouge beaucoup plus vite, on ne peut pas vraiment savoir à qui appartient tel ou tel point de deal. Et la concurrence n’est pas aussi visible qu’à Marseille.

Dans votre livre, vous décrivez longuement l’omniprésence des guetteurs dans le quartier, qui préviennent notamment de la présence de la police. Quelles sont les relations entre les trafiquants et les forces de l’ordre aux Moulins ?

Pendant longtemps, il y avait un petit commissariat de proximité au coeur des Moulins. Un ancien policier m’a expliqué qu’il y avait alors pas mal de dialogues entre les agents et les habitants, et que malgré les petits voyous, tout le monde communiquait assez bien. En 2008, un plus grand commissariat a été construit à l’extérieur du quartier. Les relations se sont tendues, les émeutes de 2005 étaient passées par là, le trafic s’est intensifié. Aujourd’hui, c’est littéralement le jeu du chat et de la souris. La police passe, les dealers jettent la drogue, les patrouilles essaient de récupérer les colis, puis viennent le lendemain faire une ronde autour du point de deal. Leur présence ne règle rien.

Au niveau des habitants, chacun a évidemment son avis sur la question : il y a ceux qui voudraient presque que l’armée intervienne, et ceux qui trouvent qu’une plus forte présence policière ne servirait à rien. Il y a une forme de colère vis-à-vis de cette impuissance : je repense par exemple aux opérations “Place nette” organisée par le ministère de l’Intérieur, dont certaines ont eu lieu aux Moulins. Le temps qu’elles ont duré, le deal s’est calmé : je me souviens d’un petit jeune qui me disait qu’il ne vendait plus rien, que c’était devenu “une galère”. Mais en parallèle, le développement des livraisons en ligne et du fameux “Uber shit” s’est développé puissance dix, avec une autre manière de vendre qui s’est installée, de plus en plus de consommateurs, de plus grands enjeux financiers, et donc une plus grande violence pour récupérer le point de deal.

Vous évoquez justement les petites mains qui font vivre ce point de deal, comme Matteo, que vous décrivez comme “le jeune délinquant des quartiers par excellence : mineur, camé, pas si méchant, renfermé et déscolarisé”. Qui sont ces “pions” du trafic ?

Aux Moulins, il y a deux types de petites mains : les mineurs non accompagnés (MNA), d’abord. Ils sont vulnérables, seuls, jeunes, influençables et précaires – tout ce que recherche le réseau. Quand ils arrivent en France, beaucoup attendent plusieurs mois dans les hôtels ou les foyers, et c’est là qu’on vient les chercher. On leur propose cinquante euros par jour, on les intimide, ou les deux. Ils tombent dans le deal, puis s’habituent à une forme de confort, ou se font piéger par les dettes. Et puis il y a les jeunes du coin, qui ont grandi là, et sont exposés au réseau par de mauvaises fréquentations. C’est le frère d’un copain ou un cousin qui va leur faire fumer leur premier joint à 10, 12, ou 14 ans… Puis ils commencent à traîner autour de la Laverie, à vouloir acheter leur propre consommation, obtenir un salaire. Et c’est comme ça qu’ils se font alpaguer.

Les mineurs non-accompagnés sont vulnérables, seuls, jeunes, influençables et précaires – tout ce que recherche le réseau.

J’ai vraiment eu le sentiment qu’aucune de ces “petites mains”, que ce soit pour les MNA ou les petits jeunes du quartier, n’avaient vraiment conscience des risques. Quand j’en parlais avec eux, la plupart répondaient : “Moi ça va aller”, “Moi je vais m’en sortir”, “Après j’aurais une belle voiture, je pourrais aller faire ma vie et être heureux”… Il y a une vraie inconscience, notamment motivée par un phénomène de groupe.

Quelle est l’implication des parents ou des adultes afin d’éviter que les plus jeunes soient justement “alpagués” par le réseau ?

On entend souvent parler de la responsabilité des parents, mais j’ai remarqué pendant mon immersion que les parents ne se rendent pour la plupart absolument pas compte de ce qui se passe. Je pense à un petit guetteur qui était plus ou moins élevé par sa grand-mère, qui était très loin de s’imaginer qu’il puisse faire partie du réseau. Et puis il ne faut pas oublier que ce sont des enfants : ils font des bêtises sans que leurs parents les voient, comme n’importe où ailleurs… Sauf qu’on est aux Moulins. Et les bêtises là-bas ont des conséquences bien plus importantes. C’est d’ailleurs pour ça que la présence associative est primordiale, pour faire le tampon entre ce qui se passe dans le quartier et les familles, garder le lien avec ces jeunes, tenter de les sortir du réseau par d’autres moyens.

Vous décrivez justement l’abandon des politiques publiques et de l’Etat dans ce quartier : l’insalubrité, la saleté, le manque d’accompagnement social… Quel est l’impact de ce sentiment d’abandon dans le quotidien des habitants ?

Le sentiment est terrible, et se traduit les trois quarts du temps par de la colère. C’est une impression d’être un citoyen de seconde zone, avec un ascenseur cassé alors que vous vivez au 15e étage, une vie au milieu des cafards et des rats, l’eau chaude coupée régulièrement… Alors qu’à dix minutes de tramway, vous êtes face aux plus grands palaces de Nice. Beaucoup d’habitants travaillent d’ailleurs dans ces endroits, avec un contraste dans les modes de vie qui nourrit cette colère. Le réseau peut profiter de cette frustration, avec par exemple le phénomène des appartements nourrices. Les trafiquants viennent proposer aux habitants de leur donner la clé de chez eux contre rémunération, pour cacher des stupéfiants ou des membres du réseau lors des descentes de police. Les gens font vite le calcul, se disent qu’ils seront “aidés” financièrement pour un petit service… Et tombent eux aussi dans l’illégalité.




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