Pendant des années, Azar Nafisi a abrité un îlot de transgression au coeur même de la République islamique. Dans son salon, à Téhéran, elle recevait des jeunes femmes passionnées de littérature à qui elle faisait découvrir les grands auteurs occidentaux après avoir été interdite d’enseigner à l’université pour avoir refusé le port du voile obligatoire en Iran en 1981. Elle relate ses heures précieuses dans Lire Lolita à Téhéran, best-seller mondial paru en 2004. Vingt ans plus tard, les éditions Zulma rééditent l’ouvrage, qui sera bientôt adapté au cinéma avec les actrices franco-iraniennes Golshifteh Farahani et Zar Amir Ebrahimi.
Azar Nafisi, 69 ans, vient également de publier chez Zulma Lire dangereusement, un roman épistolaire où elle s’adresse à son père décédé. Ecrit sous le premier mandat de Donald Trump, l’ouvrage raconte les craintes qui l’envahissent alors que son pays d’adoption, où elle vit depuis 1997, est le théâtre d’un radicalisme croissant, et d’une “mentalité de plus en plus totalitaire”. De la République islamique aux Etats-Unis, elle dénonce les censures pernicieuses qui mettent à mal la démocratie. Entretien.
L’Express : Votre dernier ouvrage, Lire dangereusement, est un appel à ne pas se laisser endormir l’esprit, à raviver la démocratie et à dialoguer avec ceux qui ont des opinions opposées. A quel point les Etats-Unis sont-ils devenus une société où personne ne peut plus se parler ?
Azar Nafisi : Dans tous mes livres, j’ai exprimé mon inquiétude non seulement à propos des sociétés totalitaires, mais aussi des démocraties. Quand on est un immigré, on regarde son nouveau foyer à travers les yeux de l’ancien. Et on peut se rendre compte : ce qui s’est passé là-bas peut arriver ici. L’Amérique est obsédée par la recherche absolue du confort de l’esprit, les gens ne veulent ne pas être dérangés dans leurs convictions. Mais bien sûr que les autres nous dérangent ! Parce qu’ils regardent le monde non pas avec nos yeux, mais avec leurs propres yeux. Et ils nous révèlent des choses que nous ne savions pas et que nous ne voulions peut-être pas savoir. Pour citer l’écrivain canado-américain Saul Bellow, qui dit que dans un pays comme l’Union soviétique, dans un système totalitaire, le meurtre et la brutalité sont flagrants, mais que dans une démocratie, on ne tue pas les dissidents, on ne les emprisonne pas.
Mais ce qui nous menace constamment, c’est l’atrophie des sentiments et de notre conscience endormie, la tentation du confort de l’esprit. Nous voulons ne pas écouter la voix de notre conscience. Nous ne voulons pas être en contact avec la réalité. Une attaque contre la fiction a lieu en ce moment, pas seulement dans les sociétés totalitaires, mais ici aux Etats-Unis. Des livres sont interdits. On me dit parfois : “je ne veux pas lire ce livre parce qu’il me trouble”. Mais bon sang, la vie est troublante ! Si vous ne pouvez pas relever ces défis, comment allez-vous maintenir la démocratie ? De plus en plus, lorsque je parle aux Américains du totalitarisme et des dangers qu’il représente dans une société démocratique, ils me répondent que ça se passe en Iran mais cela ne se produira pas ici. Je réponds généralement que si vous pensez que cela ne peut pas se passer ici, il y a de fortes chances que cela se soit déjà en train d’arriver.
Quel est votre sentiment en tant qu’écrivain face à ces interdictions de livres ?
C’est ce que j’appelle les mentalités totalitaires. Et j’utilise volontairement le terme de mentalités parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une question politique. La lutte contre un système totalitaire n’est pas politique. C’est une question existentielle. Vous vous battez pour votre vie, et “ils” se battent pour vos cœurs et vos esprits. C’est ainsi. Des livres comme Bluest Eyes, ou Beloved de Toni Morrison, les livres de James Baldwin, sont dérangeants parce qu’ils montrent des aspects de nous-mêmes que nous n’aimons pas. Un système totalitaire est basé sur le mensonge : que vous viviez dans la République islamique d’Iran ou aux États-Unis d’Amérique, le totalitarisme commence par des mensonges.
Ils s’attaquent à trois groupes en premier, les femmes, ceux qui travaillent sur l’imagination et les idées – les écrivains, les poètes -, et les minorités. La littérature révèle la vérité. Ces hommes et ces femmes, ces écrivains, ces poètes et ces artistes qui sont en prison ou qui ont été tués par des systèmes totalitaires ou dont les livres ont été interdits, n’ont d’autres armes que les mots qu’ils possèdent. Et pourtant, ces mots sont si dangereux pour les mentalités totalitaires qu’un homme puissant qui possède toutes ces forces militaires, des milices et des bombes, comme l’ayatollah Khomeyni [fondateur de la République islamique, qui lança une fatwa contre Salman Rushdie] ne peut être en paix tant qu’un homme qui n’a que des mots, comme Salman Rushdie, est en vie.
Comment pouvons-nous combattre cet état d’esprit, dans un endroit totalitaire comme l’Iran ?
Depuis plus de quarante ans, la République islamique essaie de faire deux choses. La première a été d’amener les femmes à accepter ses règles, ses normes, et la deuxième à faire en sorte que les écrivains, les artistes, les poètes et les cinéastes écrivent ce que veut le régime. Ils ont échoué. Dans ce genre de système, vous essayez de défendre votre identité en tant qu’être humain. Lorsque j’étais en Iran, je ne me battais pas politiquement contre ces personnes. Je me battais parce qu’en tant que femme, en tant que défenseur des droits de l’homme, en tant qu’enseignante, en tant qu’amie, en tant que mère, j’avais honte de ce qu’ils voulaient que je devienne.
Parce que lorsque j’ai mis ce voile obligatoire, j’ai disparu. Je me détestais parce que j’incarnais soudain le fruit de l’imagination de quelqu’un d’autre. Ce que certains ont fait, par contraste, en Europe de l’Est ou dans les pays fascistes, c’est d’exprimer leur liberté de manière toujours plus forte. Ces filles sortent dans la rue et se coupent les cheveux, elles savent qu’elles peuvent être tuées à tout moment, mais elles y vont quand même. Les rues de Téhéran ont parfois été le théâtre de bruits de balles. Que fait le peuple iranien en réaction à cela ? Il descend dans la rue, dans les lieux publics, dans les parcs, et les Iraniens chantent et dansent, pour étouffer le bruit des balles. Le régime n’a pas réussi. Et c’est ce que le peuple iranien a finalement découvert, qu’il a un pouvoir. Que va faire le régime face à des millions de personnes qui descendent dans la rue et qui chantent ? Peut-il vraiment les tuer tous ?
Il semble que depuis que la République islamique existe, il y a toujours eu en Iran de nombreuses personnes qui la combattent. Quel est votre sentiment face au mouvement né en 2022, “Femme, Vie, Liberté” ?
Deux choses importantes à propos de ce mouvement : il s’est construit à partir des mouvements des mères, des grands-mères et même des arrière-grands-mères de ces jeunes gens. Nous ne devrions pas l’oublier. La deuxième chose, c’est que ma génération n’a jamais eu foi en la République islamique, mais beaucoup d’Iraniens pensaient que ce système pouvait changer progressivement grâce à des réformes. A chaque présidentielle, le régime présentait quelqu’un comme réformateur et le peuple votait pour lui. Mais arrivés au pouvoir, rien ne changeait. Les jeunes aujourd’hui refusent d’entrer dans ce jeu.
Depuis que je suis arrivée aux États-Unis, chaque fois que je parle de la situation des femmes en Iran, quelqu’un se lève et dit : “Mais c’est leur culture. Vous êtes occidentalisée”. Cela m’énerve vraiment. Ces gens sont ignorants, ils ne connaissent pas l’Iran. Au début de la révolution, alors que la République islamique commençait en Iran, il y a eu une grande manifestation de femmes contre le régime. L’un de leurs slogans était : “La liberté n’est ni orientale ni occidentale. La liberté est universelle”. Si la lapidation, la polygamie, le mariage à l’âge de neuf ans sont ma culture, alors l’esclavage, le fascisme, le communisme sont la culture de l’Occident. Je pense à l’Afghanistan aussi. Ceux qui disent de telles choses ne peuvent pas s’imaginer vivre un seul instant sous les talibans. Notre rôle est de révéler la vraie culture de ces pays. Ces personnes sont arrogantes parce qu’elles ont l’impression que la liberté ne doit être que le privilège de l’Occident.
Dans votre dernier livre, vous dites que Trump partage avec les dirigeants de la République islamique la cruauté, l’incompétence et le mépris pour la vie humaine. Vous vivez aux États-Unis aujourd’hui, que ressentez-vous à l’idée que Trump revienne au pouvoir ?
Je ressens de la colère et de l’indignation. Pas tant contre Trump, mais contre les gens ordinaires et décents qui ont voté pour lui. On peut être gentil avec ses voisins, mais on peut aussi être indifférent à l’angoisse des autres, à la douleur des autres. C’est ce que cela m’inspire. Depuis que j’ai quitté la République islamique, j’ai emporté avec moi de l’anxiété et de la peur. J’ai parfois l’impression que cette anxiété coule comme le sang dans mes veines. L’élection de Trump la ravive. Mais cela m’a aussi permis d’apprendre à quel point chacun d’entre nous a du pouvoir.
Vous savez, le totalitarisme est très séduisant. La démocratie exige de nous que nous soyons responsables.
Trump a remporté le vote populaire aux Etats-Unis. Beaucoup d’Iraniens ont aussi suivi l’ayatollah Khomeyni à l’époque. Comment l’expliquez-vous ?
Cela nous ramène au début de notre conversation sur le fait que les gens veulent vivre dans un certain confort moral. Vous savez, le totalitarisme est très séduisant. La démocratie exige de nous que nous soyons responsables. Saul Bellow, toujours, dit : “Ceux qui ont survécu à l’épreuve de l’Holocauste, comment survivront-ils à l’épreuve de la liberté ?” Parce que la liberté et la démocratie sont des épreuves très difficiles à surmonter. Il est beaucoup plus facile de se remettre dans les mains de Trump, du guide suprême iranien Ali Khamenei ou de Hitler et se dire qu’ils s’occupent de nous. Les habitants de ma deuxième patrie, l’Amérique, ont oublié que cette liberté n’a pas toujours existé, que des millions et des millions de personnes sont mortes et meurent encore aujourd’hui. Pour que nous ayons cette liberté, il faut l’entretenir et la protéger. Malheureusement, nous y avons renoncé.
Les faits sont devenus très dangereux, personne ne veut les entendre.
Pensez-vous que les réseaux sociaux jouent leur part ?
Oui, je blâme les réseaux sociaux. Regardez le rôle qu’ils ont joué pendant les élections. Je plains vraiment les pauvres journalistes d’aujourd’hui parce qu’ils se retrouvent dans des polémiques dans lesquelles ils n’ont jamais demandé à être entraînés. Juste parce qu’ils traitent des faits, et les faits sont devenus très dangereux, personne ne veut les entendre. Avec les réseaux sociaux, vous pouvez répandre tant de mensonges et rien ne vous arrive. Je pense qu’il devrait y avoir un contrôle. Cependant, dans les sociétés répressives, ils deviennent l’un des moyens de se connecter au monde.
Justement, l’image d’une jeune Iranienne qui se déshabille sur un campus en protestation a fait le tour du monde. Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez vu cette video ?
Elle m’a brisé le cœur. Elle a transformé son corps, tout ce qu’elle est, en un acte de protestation silencieuse. Cela va au-delà du courage. C’est une question personnelle et existentielle et ceux qui la réduisent à une seule expression politique ne nous font pas de bien.
Voyez-vous tout de même l’avenir avec optimisme pour l’Iran ou pour les Etats-Unis ?
Vaclav Havel dit que l’espoir n’est pas l’optimisme. Il dit que nous faisons les choses dans l’espoir, non pas parce que nous allons être récompensés et non pas parce que nous savons ce qui va se passer ensuite. Nous espérons parce que c’est la bonne chose à faire. Je pense donc qu’il est très important, de faire preuve de résilience face à un état d’esprit si répressif, de ne pas abandonner, de ne pas renoncer à soi-même.
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