Création d’une DEA à la française, refonte du statut du repenti, lutte contre le blanchiment d’argent et la corruption dite “de basse intensité”… Telles sont les mesures inscrites dans la proposition de loi “visant à sortir la France du piège du narcotrafic”. L’ambition est grande, au moins autant que le spectre politique qu’elle couvre est large. Cosignée par le socialiste Jérôme Durain et le sénateur Les Républicains Etienne Blanc, la “PPL” a été choisie par le gouvernement actuel pour servir de véhicule législatif et sera examinée dans l’hémicycle du Palais du Luxembourg en janvier prochain.
C’est notamment en compagnie de Jérôme Durain, président de la commission sénatoriale sur l’impact du narcotrafic en France que le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, et le Garde des Sceaux, Didier Migaud, se sont rendus dans la cité phocéenne vendredi 8 novembre pour y dérouler une salve de mesures visant à tordre le cou au narcotrafiquants. Des réseaux “dont les moyens d’action se sont considérablement développés ces quatre dernières années”, confirme Jérôme Durain. Entretien.
L’Express : À quand datez-vous l’apparition d’un réseau tentaculaire de trafic de stupéfiants en France ?
Jérôme Durain : Les réseaux de trafiquants ont pris de l’ampleur ces quatre cinq dernières années. C’est en tout cas depuis environ 2020 qu’ils existent sous cette forme-là – c’est-à-dire ces réseaux extrêmement offensifs, agressifs, avec des méthodes d’une violence complètement décomplexée et qui a progressé en quelques années d’une façon exponentielle. Avec des collègues du Sénat, on s’est aperçu que des phénomènes que l’on avait documentés lors de la commission d’enquête ont progressé à la fois pendant le travail parlementaire et depuis sa clôture.
On connaissait la prospérité du trafic de drogues dans les grands pôles urbains, notamment sur l’axe Marseille-Lyon-Paris. Un phénomène plus récent s’observe en France : le développement de filières de la drogue dans la France dite des sous-préfectures. Est-ce la demande qui crée l’offre ou l’offre qui crée la demande dans ces territoires plus reculés ?
Je dirais qu’il y a toujours eu de la consommation de drogue dans les milieux ruraux. Les millions de consommateurs en France sont répartis sur l’ensemble du territoire national et ne sont pas uniquement concentrés dans les grands pôles urbains. Ensuite, on a observé que les conduites après usage de stupéfiants commencent à être supérieures aux conduites sous l’emprise de l’alcool. Il y a également un choc d’offre – l’augmentation de la production de la cocaïne et donc de sa vente – et une extension des zones de chalandise. Les réseaux criminels tentent de s’étendre géographiquement pour s’extirper, entre autres, d’une trop forte concurrence sur les points de deal des métropoles où mitraillages et règlements de comptes sont légion.
Dans votre rapport remis au printemps dernier, vous vous étonnez de l’absence de précisions sur l’existence d’un lien supposé entre narcotrafic et terrorisme. Avez-vous depuis eu davantage d’indications sur la possibilité d’un financement du terrorisme par l’argent de la drogue ?
À ce stade, aucun lien n’a été établi. C’est le ministre Bruno Le Maire qui en avait parlé un peu imprudemment. Mais lorsqu’on lui a demandé d’où lui venait cette information, il s’est rétracté. Pour ma part, je pense que les réseaux terroristes et les trafiquants ne poursuivent pas les mêmes intérêts. Les uns ont besoin de discrétion tandis que d’autres ont besoin de gagner en notoriété pour gagner plus d’argent.
On a longtemps parlé d’économie parallèle pour désigner le chiffre d’affaires colossal du trafic de stupéfiants. Avec l’explosion des règlements de compte – en 2023, le nombre de décès liés au trafic de drogue a progressé de 42,5 % à Marseille – peut-on également parler de “justice parallèle” ?
C’est purement et simplement de la concurrence commerciale. Alain Bauer l’a dit lorsqu’on l’a entendu au Sénat : le narcotrafic est l’apogée de l’économie libérale. La seule différence est que la gestion de la concurrence se fait de façon beaucoup plus radicale. Le premier objectif est l’argent et la modalité d’action principale est la violence. Dans le livre d’un de vos confrères, Shooters, on voit comment les petites mains sont malmenées physiquement, victimes d’actes de barbarie. On parle de stratégie de la terreur. On est dans des systèmes de quasi-esclavage. Et cette violence s’applique aussi sur les concurrents. Ça va de la menace à l’assassinat. Donc la violence est à la fois un outil de management et de RH au sein de sa propre organisation et un outil de terreur vis-à-vis des concurrents. Dans ce marché parallèle, on va jusqu’à tuer pour récupérer des parts de marchés. Donc ce n’est pas du tout de la justice, juste une concurrence dans sa modalité la plus absolue.
Votre rapport est très clair sur ce point : on ne naît pas trafiquant, on le devient. Comment le devient-on ? Peut-on encore identifier la pauvreté comme seul facteur au développement du narcotrafic en France ?
Paradoxalement, on entre dans un réseau par ambition. Ce qui est intéressant dans les profils des narcotrafiquants, c’est qu’il y a de tout. Il y a évidemment ceux qui ont grandi dans des quartiers où la précarité sociale est immense (absence de services publics et d’emplois) qui conduit au trafic de drogue – il ne faut pas oublier que dans ces quartiers, le trafic de stupéfiant reste un débouché économique majeur. Mais pas seulement, on trouve également des profils de jeunes issus de “bonnes familles” qui sont tombés dans la petite délinquance en raison de parcours de vie un peu chahutés. Le problème est qu’une fois qu’ils sont pris dans un de ces réseaux, ils sont comme coincés car ils tombent dans l’économie de la dette. C’est-à-dire qu’ils sont tenus par la dette qu’ils ont vis-à-vis des gens du réseau et très peu parviennent à s’en sortir. Et la dette grandit à mesure qu’ils restent dans le réseau. Le gamin qui y est entré comme un auxiliaire peut se retrouver très rapidement placé dans une équipe feu, où on lui dit “soit tu tues soit on te tue”.
Vous avez accompagné Bruno Retailleau et Didier Migaud à Marseille vendredi dernier. Êtes-vous satisfait des mesures annoncées par le couple Beauvau-Vendôme, ou espériez-vous davantage ?
S’agissant de la dimension répression, ce qui a été annoncé est très largement inspiré de notre travail sénatorial. Il est donc difficile pour moi de dire que ça n’est pas du bon boulot. Je me permets simplement d’émettre quelques observations. Premièrement, je m’interroge sur la place de Bercy dans le dispositif. Car sur le champ répressif, on voit bien qu’il y a trois principaux ministères qui devraient être concernés : l’Intérieur, la Justice et bien sûr, l’Economie. Pourquoi l’Economie ? Parce que pour que l’on mène une guerre contre l’argent, il faut avoir accès aux données fiscales et douanières. Or, tout ça se trouve à Bercy. Or, je n’ai pas le sentiment que le niveau d’intégration de Bercy à cette lutte contre le narcotrafic soit suffisant.
En outre, je me méfie de ce qui s’apparente à des sanctions sociales, comme l’expulsion des logements sociaux. On n’est pas narcotrafiquant par déterminisme communautaire ou familial. Par ailleurs, même si des formes de violence extrêmement radicales existent chez les moins de 18 ans, attention à la tentation de durcir les sanctions. Dernier sujet, réprimer n’épuise pas le sujet de la consommation de drogue dans le pays. Il y a un véritable sujet sur les racines sociales de la consommation. Or, ici, la prévention se borne à un spot télévisé. Elle est pour ainsi dire totalement absente. Il ne faut pas se leurrer, la seule sanction ne suffira pas. Même dans des pays extrêmement liberticides, il y a quand même de la consommation de drogue.
Le statut du repenti, qui existe depuis 2004, n’a été que très peu utilisé. Comment le rendre plus systématique ?
Nous proposons de sortir de l’hypocrisie en reconnaissant que les informateurs, les “tontons”, peuvent être des délinquants, et parfois pour des crimes de sang, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Plus encore, nous proposons que certains informateurs puissent devenir des infiltrés “civils” qui seront les yeux et les oreilles des services d’enquête dans les réseaux et qui pourront, s’ils s’en tiennent strictement à un contrat passé avec le futur Parquet national spécialisé, bénéficier d’une immunité pénale. Il n’est pas normal que ceux qui aident à lutter contre le trafic soient parfois plus lourdement condamnés que leurs complices.
À l’heure actuelle, quels sont les organes chargés de la lutte contre le narcotrafic ? À quoi pourrait concrètement ressembler la “DEA à la française” que vous appelez de vos vœux ?
La lutte contre le narcotrafic, quel numéro ! Gérald Darmanin aimait à raconter que dans le cadre de la préparation du lancement des opérations Place nette XXL à Marseille, l’Ofast (NDLR : Office anti-stupéfiant) a découvert pendant une réunion l’organisation de ce déplacement. Cet exemple caricatural est symptomatique de la désorganisation de la réponse publique, avec des acteurs “éparpillés façon puzzle” et une stratégie tournée davantage vers les “petites mains” et les seconds couteaux que vers ceux qui structurent les réseaux – à savoir le haut du spectre, les logisticiens et les argentiers.
C’est pourquoi nous souhaitons, en complément de la création d’un parquet spécialisé, que l’Ofast devienne une “DEA à la française” ce qui implique trois choses : une véritable autorité sur tous les services d’enquête, un pouvoir d’évocation qui lui permette de se saisir des affaires les plus lourdes ou les plus complexes, et des moyens à la hauteur de cette ambition.
Le trafic de stupéfiants est bien entendu un enjeu de sécurité intérieure mais également, un problème dont une importante partie de la solution se trouve à l’international. N’est-ce pas ce pan de la lutte qui reste le plus complexe à mettre en œuvre ?
La coopération internationale est une dimension très complexe, mais essentielle car la plupart des gros bonnets sont en cabale. Il est évident que lutter contre le narcotrafic en France lorsque les commanditaires sont en sécurité dans des pays étrangers, à siroter l’apéritif les pieds dans la piscine, est insuffisant. Raison pour laquelle il faut travailler avec les autres pays. Il y a des Etats avec lesquels ça se passe plutôt bien, comme la Colombie par exemple. Mais il est vrai qu’en matière de coopération maritime par exemple, certains pavillons sont plus difficiles à raisonner. Les Polonais, par exemple, ne jouent pas vraiment le jeu. Certains Etats du Maghreb sont également loin d’être faciles. Sans compter Dubaï, qui constitue en la matière un problème évident.
Bruno Retailleau a agité le spectre d’une “mexicanisation” de la France. Au Mexique, 34 candidats à la présidentielle de 2024 ont été assassinés. Tous avaient érigé au rang de priorité la lutte contre les cartels. En Europe, la mafia de la drogue a menacé d’enlever la princesse héritière néerlandaise Amalia et le Premier ministre Mark Rutte, qui ont tous les deux été placés sous protection policière. Avez-vous des raisons d’avoir, vous aussi, peur pour votre intégrité physique ?
La Mocro Maffia (NDLR : organisation criminelle marocaine dans le trafic de stupéfiants basée aux Pays-Bas) est allée loin en matière de menaces sur les autorités. Aux Pays-Bas, un journaliste l’a même payé de sa vie. Il y a également eu des actions contre les magistrats. Concernant ma situation, je me suis posé la question. Mais nous ne sommes pas encore le Mexique : le niveau de corruption et de criminalité n’est pas le même. Ce qui n’empêche pas que de nombreux éléments restent très inquiétants. Si elle reste de basse intensité, la corruption porte déjà atteinte au fonctionnement des institutions. En travaillant sur le narcotrafic, j’ai compris malheureusement que tout le monde avait un prix. En outre, les codes criminels ont évolué ces dernières années. Ces jeunes n’ont aucune conscience morale, aucune peur pour eux-mêmes, et peuvent assassiner quelqu’un avec une kalachnikov qu’ils ne savaient pas utiliser la veille. Évidemment qu’ils pourraient un jour s’en prendre à des détenteurs de l’autorité publique. Certaines affaires sont d’ailleurs suivies par deux magistrats. Et dans certains territoires de la République, des policiers ont dû changer d’affectation parce qu’ils avaient été repérés, identifiés et menacés par des réseaux.
Certains à gauche, appellent à légaliser le cannabis. Une option que vous balayez d’un revers de manche. “Légaliser” et “légalisation” n’apparaissent d’ailleurs pas une seule fois dans le rapport de la commission d’enquête sénatoriale. Pourtant, au Canada, où le cannabis a été légalisé en 2018, les autorités ont observé une baisse du taux d’infractions liées aux drogues en 2020 par rapport à l’année suivante…
Ne pas avoir mentionné l’option de légalisation dans le rapport était un choix. Il s’agit d’un débat extrêmement vif et qui n’a pour l’instant pas vraiment lieu dans la société française. On sait que la légalisation est un bénéfice évident en matière de santé : elle permettrait de sortir un certain nombre de consommateurs de la clandestinité et d’avoir accès à des parcours de réduction des risques et de soins. Mais il faudrait compléter cela par une approche préventive. Je suis personnellement hostile à la consommation, mais je suis ouvert au débat sur la dépénalisation et la légalisation.
Début 2024, Emmanuel Macron a annoncé le lancement de l’opération “Place nette XXL”. Vous faites partie de ceux qui ont dénoncé des effets d’annonces. Pourtant au 1er août dernier, les forces de l’ordre avaient saisi 535 kilos de résine de cannabis, plus d’1,8 million d’euros, mené 375 gardes à vue et la préfecture de police de Marseille s’est réjoui d’une opération ayant “impacté durablement la délinquance et les trafics”…
Les opérations Place nette XXL n’ont pas fait preuve de saisies – marchandise comme argent – exceptionnelles. Surtout si on les rapporte aux effectifs policiers mobilisés. Ce n’est pas tenable dans le temps, puisque dans de nombreux endroits les trafics reprennent. Donc c’est loin d’être la solution miracle. Par ailleurs, “Place nette XXL” n’est pas de nature à démanteler le haut des réseaux, d’aller saisir l’argent, en bref, d’avoir une action structurelle sur le narcotrafic. Mais ça a eu quelques avantages, comme le retour de l’ordre républicain est possible. Elles ont certainement permis de faire commettre des erreurs aux trafiquants. Mais ça a aussi pu nuire aux enquêtes au long court, qui ont besoin de calme, de temps long. Je suis donc très mitigé.
Lorsqu’un point de deal peut rapporter des millions d’euros par an, comment convaincre un jeune de préférer les études et une activité légale au trafic de drogue ?
L’argument principal est que ça ne peut que très mal finir pour eux. Une fois dans le réseau, ils en sortent blessés psychologiquement, physiquement et même dans les cas les plus extrêmes, morts. Le métier est toujours très risqué et ceux qui en profitent vraiment sont au sommet de la pyramide. C’est un peu le miroir aux alouettes. Il y a des perspectives de gains énormes mais qui ne sont pas durables. Concernant les perspectives de gain, ce qui est annoncé pas, le plus souvent. On promet beaucoup on n’honore peu.
In fine, la multiplication et le développement des réseaux de trafiquants ne serait-il pas un des résultats de l’échec de la promesse de l’Etat… ?
Échec des politiques sociales, urbaines, éducatives… Échec également de la réponse sécuritaire. C’est un chantier immense qui est face à nous.
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