La visite d’un salon RH est une expérience étonnante. Les directions et responsables des ressources humaines s’y rendent avec l’idée de repartir avec une ou plusieurs solutions à leurs problèmes, “inspirées” par des approches innovantes. Entre les stands traditionnels et autres conférences consacrées aux méthodes RH, au recrutement ou aux applications de gestion de système d’information RH (SIRH), on trouve quelques perles qui nous propulsent directement dans le huitième cercle de l’Enfer décrit par Dante, celui qui accueille les “ruffians et séducteurs, adulateurs et flatteurs, fraudeurs et simoniaques, devins et ensorceleurs, concussionnaires, hypocrites, voleurs, conseillers fourbes”. Ce Malebolge est peuplé de solutionnistes numériques, de (neu) neurocoachs et autres charlatans “new age”. Visite guidée du meilleur du pire des salons RH.
L’IA pour “voir au-delà du CV”
Le recrutement, cela prend du temps. Pourquoi alors ne pas confier cela à une intelligence artificielle qui fera le travail à votre place, qui plus est bien plus sérieusement que vous, pauvre humain rempli de biais ? Telle est la solution proposée par le stand d’une société d’analyse prédictive qui promet de “voir au-delà du CV”. Celle-ci prétend s’appuyer sur la science des comportements et sur une technologie IA qui élimine les biais pour vous permettre de prendre les meilleures décisions de recrutement, de management et de développement des personnes, avec une triple promesse : “une approche scientifique solide, une obsession de l’expérience utilisateur.ice et un vrai ROI (NDLR : “retour sur investissement)”. Le rêve pour n’importe quel service RH ! Pour tenter d’en savoir plus, direction donc le site Internet de la société. Qu’y apprend-on ? Hélas pas grand-chose, si ce n’est que les algorithmes derrière la solution proposée s’appuient sur “une exploitation éthique et responsable des modèles le plus avancés d’intelligence artificielle” et que leur équipe “Science” travaille au quotidien sur la compréhension des comportements humains, la construction de solutions robustes liées à l’évaluation des potentiels, la création de système de recommandation pertinents, etc. Verdict ? La boîte noire est jolie, mais elle reste une boîte noire. Et des boîtes comme celle-ci sont de plus en plus nombreuses sur les stands.
Un “débiaiseur mental”
Depuis que le célèbre psychologue Daniel Kahneman a expliqué que nous avions deux systèmes décisionnels (la pensée intuitive et la pensée rationnelle), les sociétés qui promettent de réduire les biais cognitifs dans le management fleurissent à chaque coin des salons RH. Comme celle-ci, que nous appellerons Neuromachin, et qui fournit des outils qui permettent “d’intégrer le système 1 et de mieux utiliser le système 2 pour améliorer la performance”. Pour y parvenir, Neuromachin “intègre sciences cognitives, technologie et conseil dans des domaines où les approches traditionnelles ont peu ou pas d’impact”. “Nos solutions sont le résultat d’une collaboration avec d’éminents chercheurs de plusieurs universités américaines prestigieuses”, précise la société. Forcément, n’importe quel passant serait tenté de se dire que c’est du sérieux, d’autant que l’entreprise a mis au point un “booster” (ou’débiaiseur mental’), “le premier programme à l’efficacité prouvée pour réduire les biais inconscients’at scale’ [“à grande échelle”], de 61 % en moyenne. Fruit de 15 ans de recherche, il change rapidement et durablement les représentations vis-à-vis des femmes ou des seniors, etc. Il représente un progrès important car de nombreux biais sociaux apparaissent avant l’âge de 12 mois”.
Rien que ça. Mon biais cynique étant ce qu’il est, je me dis qu’il y a probablement enfumage, mais après avoir fait trois exercices de respiration, j’ouvre mes chakras et décide d’examiner cela avec bienveillance et ouverture d’esprit. Une jolie vidéo me présente les principes du “débiaiseur mental” et m’indique qu’il repose sur quinze ans d’études scientifiques avec une chercheuse dans une grande université de la Ivy League [NDLR : qui réunit les huit universités les plus renommées des Etats-Unis]. Moi qui pensais avoir affaire à une nouvelle machine infernale du colonel Olrik, me voilà rasséréné. Le hic, c’est qu’on a beau chercher, on ne trouve pas beaucoup de références scientifiques pour soutenir les promesses formulées ou pour décrire la collaboration avec l’éminente chercheuse…
Un “coach et mentor en bioénergie quantique”
Dans une autre allée du Salon, un stand propose quant à lui d'”aider et d’accompagner les dirigeants, les managers et tous les collaborateurs à révéler leur valeur humaine, sociale et économique dans leur vie, leur métier et leur entreprise”. Comment ? Avec la méthode psychocorporelle active et rapide intitulée “Décorporation active”. Un peu inquiet à l’idée de me décorporer, on m’explique que la méthode se décline en trois offres : ateliers antistress, formation au stress du métier, talent management. Sauvé par le gong, je m’éloigne, attiré par les émanations d’encens provenant d’un stand qui propose une formation en “intelligence émotionnelle basée sur la méditation et les cercles de parole”. Le programme “s’adresse aux acteurs de la santé, du social, de l’humanitaire et autres activités d’intérêt général”. Objectifs ? “Trouver l’équilibre entre prendre soin de soi et soin des autres en cultivant son potentiel altruiste – Renforcer la résilience collective en développant une culture d’authenticité et d’entraide”. Difficile de voir le lien avec les RH, mais comme il y a une jolie photo de Matthieu Ricard, cela ne doit pas faire de mal…
Lors d’un dernier tour de piste dans ce huitième cercle de l’enfer, j’assiste à une conférence donnée par un “coach et mentor en bioénergie quantique et constellation professionnelle” qui défend – contre les maudits rationalistes – l’intuition comme guide pour prendre de meilleures décisions. Selon lui, il ne faut pas exclure que notre pensée se situe en réalité au niveau du pelvis. Le coach nous invite ainsi à “faire redescendre notre pensée dans nos hanches, qui sont dépourvues de neurones alors qu’il y en a dans notre cœur et nos tripes”. Ce serait, selon cette sorte d’ostéopathe de la fonction RH, un bon moyen de procéder à des recrutements efficaces. Heureux d’apprendre qu’il est possible de penser par l’entrejambe, je quitte le salon avec un sentiment mitigé.
Les DRH sont-ils des bullshiteurs ?
Un salon professionnel est toujours un lieu où le meilleur côtoie le pire. Un endroit pour bonimenteurs et vendeurs de rêve. Mais, à marcher entre les stands de ces salons et en passant d’un “keynote speaker” à l’autre, on se dit que notre tolérance à la fadaise a dû grimper en flèche. Et celle des directions des ressources humaines en premier. Mais les DRH sont-ils pour autant à blâmer ? Sommés par leur hiérarchie de résoudre les problèmes pressants que rencontrent leurs organisations (quiet quitting, pénurie de main-d’œuvre, recrutement, grande démission, alignement, motivation etc.), les DRH sont à l’affût des dernières nouveautés, et des solutions les plus efficaces qui leur permettraient de jouer le rôle que l’on attend d’eux : palier les problèmes organisationnels et les déficiences managériales de leurs hiérarchies.
C’est pour cela qu’ils se rendent en masse aux salons RH, forums et autres congrès. Face à leur quête quasi désespérée de remèdes, les solutions qui leur sont alors proposées pullulent : ici une application web et mobile de gestion de la motivation, là une plateforme nourrie à l’intelligence artificielle pour le recrutement, plus loin une “nouvelle méthode efficace pour combattre la charge mentale, développer de la résilience, appliquer l’attitude positive par la compréhension de l’étude de l’ego et de ses styles (déni, agressivité, fuite, victimisation)”. Pas surprenant dès lors qu’ils puissent constituer consciemment ou contre leur gré la porte d’entrée principale du tout et du n’importe quoi dans les organisations, c’est-à-dire du bullshit managérial qui assiège et assomme nos organisations (bienveillance, bonheur au travail, leadership transformationnel, etc.) et dont ils deviennent les vecteurs de propagation principaux.
Mais rendre les DRH seuls responsables du bullshit managérial serait faux et donc injuste. Au même titre que les managers qui ne sont pas particulièrement bien traités dans nos organisations et dont on cherche à se débarrasser, les DRH ne font que répondre, parfois bien malgré eux, aux injonctions de leurs dirigeants qui ne comprennent plus ce qu’est une organisation et qui exigent qu’on leur trouve un “truc”, un “machin” pour répondre aux problèmes bien réels du management contemporain. Quitte à ce que cela soit du n’importe quoi.
Si, de prime abord, ces DRH sont soulagés et ravis de revenir du dernier salon RH avec une solution “clé en main”, ils réalisent rapidement que dans l’organisation, c’est un peu plus compliqué que ce qu’on leur a vendu. Surtout, nombre d’entre eux sont bien conscients qu’ils sont pris dans un étau. Au-dessus, la hiérarchie les presse de “booster les RH”. Au-dessous, les managers et les collaborateurs attendent que l’on réponde à leurs difficultés. La tâche est impossible, sauf à accepter des recettes simplistes, accrocheuses et universelles et se résoudre à accepter que, tel Dante accompagné de Virgile, ils sont condamnés à visiter les cercles de l’Enfer des salons. Pour ma part, pas sûr que j’y remette les pieds.
* Christophe Genoud est intervenant vacataire à la Haute Ecole de Gestion de Genève (HEG) et à la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO) à Lausanne, spécialiste en organisation et auteur de l’ouvrage “Leadership, agilité, bonheur au travail : Bullshit !” (Editions Vuibert).
Source