La phrase s’est perdue dans les limbes, prononcée au moment où le Premier ministre s’apprête à quitter la pièce. “Ne vous inquiétez pas, je vais vous inviter à déjeuner” : le 24 septembre, Michel Barnier, tout à son ode au respect qui accompagne son arrivée à Matignon, pousse le bouchon le plus loin qu’il peut, même avec sa voisine de l’instant, Marine Le Pen, lors de la conférence des présidents à l’Assemblée nationale.
Le propos ne débouchera sur aucune proposition, un simple coup de fil de 35 secondes à la présidente du groupe RN à l’Assemblée, quelques minutes plus tard, mettra le feu aux poudres et divisera jusqu’à ses proches : certains trouveront que c’est bien joué, que la marque de Michel Barnier est précisément de pouvoir parler aussi bien au RN qu’aux socialistes. D’autres s’en émouvront, qui ont été élus contre un candidat du RN après la dissolution. De son côté, Marine Le Pen lâchera en guise de commentaire : “Les insultes publiques et les excuses privées, ça ne m’intéresse pas.”
Lundi, la députée RN ne viendra pas à Matignon pour le déjeuner. Et quand il fera entrer Marine Le Pen dans son bureau – elle devrait être la première des responsables de l’opposition à être reçue, “un hasard de calendrier” dit-on à Matignon -, le Premier ministre ne dira pas à l’huissier : “Faites entrer la Folie, bannissez la Raison !” La citation, tirée du Roi Lear de Shakespeare, sert d’exergue à La grande illusion, Journal secret du Brexit écrit par Michel Barnier. Il se contentera de le penser.
L’avertissement qui ouvre son livre
Dans les pages qui suivent, c’est avec une citation… de Marine Le Pen elle-même qu’il entame “l’avertissement” qui ouvre son livre : “Nous vibrons avec les Britanniques qui ont saisi cette opportunité extraordinaire de sortir de la servitude.” Le négociateur du Brexit note alors que la dirigeante du RN demande “de manière opportuniste” le même référendum en France qu’en Angleterre.
Michel Barnier-Marine Le Pen, tout les oppose sur le plan politique. Déjà Le Pen père, il y a 20 ans, s’appuyait sur des écrits de l’ancien commissaire de Bruxelles pour lancer : “Quel aveu ! Quel excès de franchise, qui correspond très exactement à ce que nous cessons de dire depuis des décennies : la construction européenne, c’est la destruction de la France.” Nous étions en juin 2004.
Marine Le Pen n’est pas Jean-Marie, mais Michel Barnier reste Barnier. Ils ne se connaissent pas. Le 24 septembre, arrivée très en retard à l’Assemblée nationale, elle s’était même présentée formellement en s’asseyant à ses côtés, déclenchant les rires des présents. Quand il cherchera à la joindre, pour corriger les propos du ministre de l’Économie Antoine Armand, le chef du gouvernement n’a même pas son numéro de téléphone.
Lui, dans sa longue carrière politique, n’a jamais été confronté électoralement à l’extrême droite – ses terres de Savoie en ont longtemps été épargnées – et n’a aucun contentieux personnel avec les dirigeants du parti. Elle, d’emblée, a prévenu ses collaborateurs : autant elle avait boycotté Gabriel Attal le junior, délégant Jordan Bardella pour les consultations à Matignon, autant elle irait voir Michel Barnier le senior.
Au commencement était donc le ciel bleu. Quand il arrive à Matignon, le Savoyard et ses amis sont convaincus d’une chose : Marine Le Pen est sa meilleure alliée. Pas parce qu’ils auraient conclu un pacte secret, mais parce qu’elle est puissante : elle oblige ce socle commun qui ne ressemble pas à grand-chose à se rassembler au moins contre elle. “Tant que Marine Le Pen se sent forte, elle ne voudra pas faire tomber Michel Barnier”, confie alors un ami du Premier ministre, tandis qu’un autre ajoute : “Le jour où elle baisse, tout change.”
Ce jour est-il arrivé le 14 novembre, avec les réquisitions du parquet laissant planer l’hypothèse d’une inéligibilité immédiate de la candidate à l’Elysée ? Personne ne le sait. “Marine Le Pen a deux actualités, judiciaire et personnelle [NDLR : avec les inquiétudes sur la santé de son père]”, relève un ami de Michel Barnier. Avec quelles conséquences sur la politique ?
A l’ancien député européen Arnaud Danjean, aujourd’hui conseiller spécial du chef du gouvernement, Jordan Bardella a expliqué un jour : “La grande masse de notre électorat est contestataire, mais l’électorat marginal qui nous fait gagner est celui qui veut de la responsabilité.” Le groupe RN est aujourd’hui tiraillé entre ces deux lignes : de ce dilemme dépend pour une bonne part le sort de Michel Barnier.
A Bercy, on fait les comptes, pas les marchands de tapis. En tout cas pas avec le Rassemblement national. Le ministre du Budget, Laurent Saint-Martin, dans son rôle, ne voit pas l’intérêt de donner des victoires au RN, par exemple en faisant un geste sur le coût de l’électricité, dès lors que le parti ne pourra que voter contre le projet de loi de finances, le marqueur entre majorité et opposition.
A Matignon l’angle de vue est forcément un peu différent. Jusqu’où la discussion de lundi, officiellement prévue sur les questions budgétaires, portera-t-elle ? Jeudi dernier, Elisabeth Borne déjeune avec Michel Barnier. Elle avance une autre monnaie d’échange : “Soit on est dans la main du RN soit on décolle les socialistes du NFP. Et il y a une façon de faire, c’est le mode de scrutin pour les législatives.” Mais elle sait, elle a payé pour voir, que la droite se crispe dès qu’elle entend le mot “proportionnelle”.
Pour la durée, incertaine comme il le répète sans cesse, de son passage à Matignon, Michel Barnier s’est fixé en privé un objectif politique : “desserrer les extrêmes”. Lundi commencent les travaux pratiques. “Pour le Brexit, souligne l’un de ses fidèles, il a réussi à s’entendre avec le Hongrois Viktor Orban et ça, Marine Le Pen le sait.” Faites entrer la Raison, bannissez la Folie…
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