L’esprit du lieu agite le monde du vin et des spiritueux. Partout en France, les vignerons ne se lassent pas d’explorer la richesse et la diversité de leurs terroirs. A l’instar des Champenois qui s’émancipent du dogme de l’assemblage pour glorifier leurs parcelles, quand les élaborateurs de crémant appuient leur succès sur la typicité de leurs appellations reconnues dans l’Hexagone. La connaissance et la compréhension des origines demeurent le meilleur moyen d’être… original.
Il est de rigueur de sortir les bulles pour un anniversaire. Champagne ? Mais non, crémant ! Cet effervescent, cousin du vin des sacres, fête le cinquantenaire de sa reconnaissance en appellation d’origine contrôlée (AOC). Il rassemble huit appellations dont les pionnières, en Loire et en Bourgogne, remontent à 1975. A l’aube de son demi-siècle, le crémant bat des records de vente (+ 19 % en cinq ans), à l’inverse des champagnes en perte de vitesse dans l’Hexagone. En 2022, les huit AOC régionales avaient franchi la barre symbolique des 100 millions de bouteilles, une performance confirmée en 2023 à 108 millions.
“Les Champenois ont réussi une superbe conquête internationale qui laisse de la place pour les crémants en France”, estime Guillaume de Laforcade, directeur général de Jaillance, la coopérative de Die, également productrice à Bordeaux. La comparaison, bien que hasardeuse entre deux produits qui ne jouent pas dans la même catégorie de prix, s’impose néanmoins puisque les crémants sont élaborés comme des champagnes, avec une prise de mousse en bouteille, la méthode traditionnelle.
La prise de mousse du crémant s’opère, comme pour le champagne, durant une deuxième fermentation en bouteille : méthode dite “traditionnelle” dans le premier cas, et “champenoise” dans le second. Elle se produit grâce à l’introduction d’une liqueur de tirage sucrée. Une fois la bulle emprisonnée dans les flacons fermés d’une capsule et d’un “bidule” (l’accessoire qui assure l’étanchéité), les vins passent à l’élevage “sur lattes”, immobilisés de longs mois en position couchée – au moins neuf, mais souvent plusieurs dizaines. A l’issue de ce repos nourricier, les bouteilles sont progressivement placées la tête en bas par quarts de tour successifs (le “remuage”) et le goulot congelé : cela permet d’expulser (le “dégorgement”) le bouchon de lies accumulées, avant de refaire le niveau avec une liqueur de dosage plus ou moins sucrée et de boucher avec du liège et le fameux muselet pour le maintenir en place.
Un produit plaisir, fin, vif et frais
Dans la famille festive des mousseux en tous genres, cet effervescent de noble facture au regard des productions industrielles gazéifiées ou élaborées en cuves closes (la méthode Charmat du prosecco) “correspond aux nouvelles attentes : un produit plaisir, fin, vif et frais, synonyme de qualité et de tradition, affirme Dominique Furlan, président de la Fédération nationale des producteurs et élaborateurs de crémants. Notre réputation repose sur une cueillette manuelle qui garantit l’intégrité du raisin et un élevage prolongé.” Par ailleurs, avec des bouteilles entre 6 et 10 euros au supermarché, et rarement plus de 20 euros chez les meilleurs vignerons, le crémant présente un imbattable rapport qualité-prix entre le luxe du champagne et le tout-venant industriel. “Longtemps très français, voire régional, il réalise désormais 40 % de ses ventes à l’export”, souligne Albéric Bichot, à la tête d’une prestigieuse maison bourguignonne.
Le dégustateur et journaliste Pierre Guigui honore ce jubilé avec la publication du premier guide des crémants, sorti le 15 novembre (Mieux vaut un bon crémant, BBD Éditions, 21 euros). L’auteur se dit “étonné du niveau général, bluffé par des coups de cœur à moins de 10 euros et renversé par des prodiges à prix modiques”. Sur les 169 producteurs et 311 cuvées distinguées, il relève 135 élevages de 24 à 36 mois sur lattes et 117 au-delà, pour gagner en complexité, patine et minéralité. Sa sélection d’artisans, souvent bio, révèle un très haut niveau d’exigence sur les taux de sulfites et les dosages (sucres ajoutés) a minima. Ces indépendants, qui n’ont pas les moyens de s’équiper pour coincer la bulle, doivent faire appel à des prestataires pour les opérations de tirage et de dégorgement. “On peut se poser la question d’investir à partir de 100 000 cols”, estime le Bourguignon Paul Bouhélier, qui en produit 50 000. La mise et le remuage manuels peuvent être un choix revendiqué pour le beau geste, pour certaines cuvées de prestige comme l’Absolu du domaine Bott-Geyl (4 000 exemplaires).
Le guide de Pierre Guigui dévoile un monde foisonnant derrière le rideau de bulles : dans la variété des terroirs et de cépages – quarante ! – naissent des assemblages complexes (les cinq cépages du Jura chez Rolet), des cuvées identitaires comme les 100 % riesling alsaciens, des rosés vineux de pinot noir, ou encore des blancs de blancs de haut lignage, finement toastés et beurrés. “Les crémants permettent au consommateur de voyager dans son propre pays”, suggère Guillaume de Laforcade.
La réglementation de l’aire du champagne remonte à 1910
Sur l’effervescence, oublions la légende de Dom Pérignon, qui n’a pas inventé la mousse à l’abbaye Saint-Pierre d’Hautvillers. Les premières bulles furent accidentelles, dans des bouteilles qui repartaient en fermentation au printemps, avec le réchauffement des températures – et explosaient par la même occasion. Possible aussi que des Anglais fussent les premiers producteurs de champagne au XVIIe siècle, en rajoutant un peu de sucre dans le vin parvenu chez eux en tonneaux et embouteillé sur place. Mais une autre délicate mousse est attestée par des archives de 1544 à l’abbaye bénédictine de Saint-Hilaire, dans l’Aude : la naissance de la blanquette de Limoux.
Seule certitude : le développement des effervescents se trouve lié aux progrès du verre pour supporter la pression… Ils étaient produits partout au XIXe siècle, avant que la réglementation de l’aire du champagne, à partir des années 1910, ne renvoie dans l’ombre les “méthodes traditionnelles” des autres régions. Malgré un réel savoir-faire, il faudra donc attendre 1975 pour qu’apparaissent les AOC crémant de Bourgogne et de Loire, coiffant de peu l’Alsace (1976), pourtant LA région spécialiste de ces fines bulles. Elle en reste la principale pourvoyeuse (40 millions de cols, soit un sur trois) avec 2 350 producteurs pour 530 élaborateurs. La différence s’explique par les viticulteurs membres de coopératives.
La pétillante cave de Bestheim (6 à 7 millions de bouteilles), en cours de fusion avec un autre géant (Wolfberger), envisage plusieurs dizaines de millions d’euros d’investissement dans un nouveau site de production à Rouffach. “Alors que la demande est là, on ne peut produire davantage faute de place en cave”, regrette Vanessa Kleiber, sa directrice marketing. L’Alsace regorge aussi de petits producteurs talentueux : Jean Dirler, qui stoppe ses fermentations avec 22 grammes de sucre résiduel pour une seconde fermentation sans sucre ajouté, les domaines Muré et Valentin Zusslin, la cave de Ribeauvillé, Sébastien Mann et son Infiniment fou (100 % chardonnay) élevé 88 mois, moins que l’Extra Brut de Meyer-Fonné mis à l’ombre durant 100 mois, ou que la Trilogie de Fernand Engel, 165 mois.
Deuxième région en volume (27 millions de cols), la Loire propose aussi de frétillantes quilles avec une palette de neuf cépages, dont les régionaux de l’étape, chenin, grolleau, orbois ou pineau d’aunis… Autre spécificité ligérienne : des records à l’export (61 %), à l’image de la maison Gratien & Meyer, propriété du groupe allemand Henkell Freixenet – n°1 mondial du prosecco et du cava. “Ces derniers progressent toujours, mais moins vite qu’avant”, observe Frédérique Lenoir, directrice marketing du négociant de Saumur. “Le consommateur recherche davantage d’authenticité.”
La Bourgogne en embuscade
La Bourgogne (22 millions de cols) talonne la Loire. “Les crémants représentent déjà 10 % des appellations régionales”, souligne Albéric Bichot. Cette AOC pousse auprès de l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao) la possibilité de revendiquer les climats. “Cela aurait du sens d’élaborer des vins de lieu, dans la continuité du message bourguignon, pour anoblir le produit”, précise-t-il. La “premiumisation” du crémant a déjà largement commencé par la définition, au sein de cette appellation, de deux catégories de prestige : l’Eminent et le Grand Eminent (24 et 36 mois d’élevage). En Alsace, une démarche similaire a créé l’Emotion, issu des meilleures presses.
Bordeaux (10 millions de bouteilles) rattrape le trio de tête. L’AOC la plus large d’esprit avec 14 cépages connaît la plus forte croissance, poussée par une poignée de gros metteurs en marché comme Louis Vallon et Jaillance. Ce dernier s’enorgueillit d’avoir chassé le prosecco de la classe Business d’Air Canada.
Vient ensuite Limoux (six millions), majoritairement chardonnay et chenin : une reconnaissance tardive (1990) par rapport à la blanquette (1938), qui s’en distingue par son cépage mauzac. Dans ce petit territoire sudiste, une grande histoire familiale : le domaine Antech, depuis sept générations. Il défend bec et ongles la blanquette pour ses arômes frais “de fruits du verger, de pomme verte craquante, de poire fraîche, de coing, d’agrumes”, s’enthousiasme Françoise Antech, tout en produisant des crémants parmi les plus élégants de France. Limoux compte un nouvel élaborateur : la Maison Wessman et son Petit Cernin Bubbles, dont l’ambassadeur n’est autre que le meilleur sommelier du monde 2007 Andreas Larsson.
Le Jura, lui, produit 2,7 millions de crémants à l’identité singulière des poulsards, savagnins et trousseaux “sur notre vignoble de coteaux”, dit Cédric Ducoté, régisseur du domaine Rolet. “Ils ne sont pas cultivés sur des parcelles de second choix en plaine.” Les vignerons du Jura misent sur ces effervescents pour attirer les consommateurs vers leurs atypiques vins jaunes sous voile, blancs non ouillés, vins de paille et rouges clairs. En queue de peloton, mais non sans panache, les montagnards de Die et de Savoie (le benjamin, reconnu en 2015) ferment la marche.
Partout, les bulles traditionnelles se haussent du col pour monter en gamme. La palme revient à Gérard Bertrand qui lance cet automne le crémant (un limoux) le plus cher de France : l’Aigle Impérial, élevé neuf ans sur lattes et tarifé… 149 euros. Une belle illustration de vin multidimensionnel tel qu’il le développe dans son dernier ouvrage (Le Vin multidimensionnel, Editions Origine Nature). “J’ai mis ce vin de côté en 2015, 17 000 bouteilles et autant les années suivantes, en sélectionnant des vendanges précoces pour garantir l’acidité dont j’avais besoin pour l’emmener loin. Mais je ne savais pas jusqu’où il serait capable d’aller”, confie le négociant-vigneron languedocien, qui ose lancer son pavé dans le jeu de quilles : “Dans le berceau des effervescents, il fallait une icône pour rivaliser avec les grands champagnes.”
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