Mais où sont passés les bordeaux ? Longtemps considérés comme incontournables, les vins de Gironde seraient passés de mode, jugés trop chers, trop boisés, trop industriels, trop chimiques ou trop complexes par les goûts de l’époque. Dans En défense des vins de Bordeaux, l’éditeur Jean Le Gall, le journaliste spécialisé Jean-Luc Schilling et l’écrivain Jean-Paul Kauffmann partent en résistance et dénoncent un véritable “bordeaux bashing”. Selon eux, c’est le film Mondovino de Jonathan Nossiter qui, il y a vingt ans, a donné le coup d’envoi d’une véritable campagne de dénigrement et de désinformation. Les bordeaux et leurs châteaux ont fini par se faire bannir des restaurants branchés et des cavistes urbains qui ne jurent plus que par les vins nature et le fruit. On réalise, à travers ce plaidoyer enivrant, que ce sont bien plus que des évolutions oenologiques qui se jouent là.
Dans L’Express, Jean Le Gall, patron des éditions Cherche midi, romancier et passionné de vin, explique comment la première région viticole de France a pu se faire canceller à ce point, et contredit quelques idées reçues sur les pomerol, saint-émilion, graves ou saint-estèphe. Il donne aussi son point de vue tranché sur les nouveaux snobismes, qui portent aux nues les rosés, les vins “minéraux” ou “sur le fruit”.
L’Express : Pourquoi vous portez-vous “en défense” des bordeaux ? Ces vins sont-ils menacés par les goûts du jours?
Jean Le Gall : Si ce n’était qu’une question de goût ! En réalité, la déconsommation du bordeaux vient de loin. Et notamment d’un processus de manipulation, le mot n’est pas trop fort, débuté il y a vingt ans, qui aura impressionné l’imagination des foules et celle des prescripteurs. Pour commencer faisons un constat : le premier vin de France, au moins au regard du nombre d’exploitants et d’appellations, a progressivement disparu des citations, des cartes et des caves. Il a glissé dans l’enfer des choses démodées. Au fond, vous me direz, rien de neuf sous le soleil. Chaque génération de consommateurs est atteinte de ce que l’on appelle un snobisme à rebours, lequel consiste à rejeter l’ancien académisme pour en promouvoir un nouveau.
Si donc, par le passé, le bordeaux a pu avoir une place écrasante, aujourd’hui, c’est l’inverse. Faites donc l’expérience de rentrer dans un restaurant dit “branché”. Il ne se passera pas dix minutes avant qu’un serveur vous assaille à propos d’un vin jaune du Jura avec l’excitation d’un explorateur sur le retour de la Mésopotamie. Amusez-vous à répondre à ce même homme que vous opterez plutôt pour un bordeaux : ce subordonné de la bistronomie, le visage changé, plein de morgue, vous indiquera alors que vous vous êtes trompé d’adresse. Où je veux en venir, c’est que la démarche d’exclusion et surtout d’effacement du bordeaux est caractéristique de cette époque. Avec ce livre, nous avons voulu rétablir quelques vérités. Parce que le dénigrement des vins de bordeaux a vécu de mensonges davantage que d’une évolution des goûts. C’est qu’il faut un peu d’âme pour exprimer un goût…
Selon vous, le “bordeaux bashing” a débuté avec Mondovino, le très manichéen documentaire de Jonathan Nossiter sorti en 2004, en pleine vague altermondialiste…
Le documentaire est conçu à la manière de ceux de Michael Moore : il trace au sol une ligne de démarcation bien commode pour séparer les gentils des méchants. La thèse du réalisateur ? Un plan ourdi par des mondialistes viserait à standardiser le vin de tous les continents. Les coupables ? Les Bordelais bien sûr, avec leurs amis américains.
Dans Mondovino, les Bordelais sont filmés dans des lieux industriels et froids, on les voit en blouses blanches sous des néons. A l’inverse, le vigneron bourguignon nous est montré avec un air serein et paysan sous le soleil riant, les pieds dans la terre au milieu de ses vignes. Le spectateur en déduit qu’il y a d’un côté des personnes qui ont industrialisé le vin, de l’autre des vrais vignerons. Au casting des bad guys figure aussi la famille Mondavi, dépeinte comme un clan d’impérialistes aux moyens colossaux.
Eux voudraient mettre le vin de terroir sous la bannière étoilée. Rien de moins. Seulement voilà : l’année de la sortie du film, on apprend dans Les Echos que la PME Mondavi est en réalité en grande difficulté financière et même “en bout de course”.
Les sulfites sont devenus l’obsession numéro un du buveur en baskets blancs
Le critique Robert Parker apparaît quant à lui tel un parfait salaud, un agioteur idéal, un George Soros de la boutanche. Pour résumer, Parker est accusé de vouloir faire du bordeaux la “valeur étalon” du vin. Qu’importe bien sûr sa préférence maintes fois déclarée, et démontrée, pour les Châteauneuf-du-Pape. On prétend aussi qu’il encouragerait un vin artificiel, coupé de son terroir. Or il est celui qui a encouragé, bien avant les autres, les cuvées parcellaires. La vinification séparée des vieilles vignes ? Le barème de notation sur 100 ? Sa distinction élogieuse de la culture “bio” ? Parker a imaginé ce que ses détracteurs pensent avoir inventé. L’homme a surtout montré une capacité unique de dégustation, reconnue par ses pires adversaires. Est-ce que ses notes ont influencé les vignerons et propriétaires bordelais ? Mais certainement ! Connaissez-vous, par exemple, un chef des années 2020 qui négligerait le Fooding, ses critères, et sortirait de sa cuisine des assiettes non-instagrammables ?
En quoi les bordeaux seraient-ils le symbole du classicisme ?
Prévenons vos lecteurs : je n’ai pas de diplôme d’œnologie à accrocher sur mes murs. Je suis un amateur avec les mots d’un amateur. Si je devais identifier une “caractéristique” dans les bordeaux, je dirais qu’ils ont en bouche un début, un milieu et une fin. Ce sont les trois temps de la bonne littérature, du bon cinéma. C’est la forme classique du récit. Aussi un grand bordeaux laisse-t-il derrière lui une empreinte précise, longue, racée. Jean-Paul Kauffmann a mille fois raison lorsqu’il dit que “le bordeaux est un vin qui a du tact”.
Les mufles de la coolitude me riront au nez mais, en buvant des bordeaux, certains bordeaux, j’ai goûté à une harmonie parfaite, de celles qui ne touchent les mortels que dans le silence de leurs passions. Cette beauté, nous sommes quelques-uns à la croire menacée. Il se trouve que je suis éditeur et mon impression, c’est que la littérature et le vin ont cheminé ensemble. Élimination du style, de la complexité, éradication des prétendues “longueurs” : s’il fallait ne garder qu’un mot pour décrire ce phénomène, alors je parlerais d’euphémisation. Le roman des vingt dernières années est terriblement euphémisé.
Que nous disent ces nouveaux gouts pour le vin nature ou “sur le fruit” ?
A Paris et désormais partout en province, “on est sur le fruit”. La recherche du fruit est martelée, prêchée. Boire une seule de ces bouteilles semble faire de nous un individu meilleur. Comme l’explique Jean-Luc Schilling dans le livre : “Les vins sur le fruit sont simples et plaisants à déguster, mais le plaisir qu’ils apportent est éphémère.” Ah la simplicité ! La simplicité tant louée par la modernité, celle des choses, du langage, des idées. Georges Bataille nous avait avertis : “Cette simplicité nous supprime.” Comment lui donner tort ? La simplification, c’est la mort en avance.
Mais revenons au vin. Dans le livre, je cite un ami caviste au Pays basque, chez qui le savoir favorise la franchise : “Au fond, m’a -t-il confié, ce qui est reproché au bordeaux, c’est l’intervention de l’homme. Ce que le consommateur d’aujourd’hui a dans la tête, c’est un idéal, et cet idéal, c’est que personne ou presque ne doit intervenir dans l’élaboration du vin.”
Admettons qu’un jour je le croise, ce fameux “consommateur d’aujourd’hui”, alors je lui dirais ceci : Si nous sommes quelqu’un avoir tant aimé le vin, ce n’est pas de l’avoir arraché à la nature ! Les grands chefs-d’œuvre du vin ne font pas goûter du raisin, ni un jus, ni un terroir, mais la combinaison miraculeuse entre ce fruit, la terre, un climat et le savoir-faire humain.
Le succès des vins nature s’explique-t-il aussi par l’hygiénisme actuel ? Pour un peu, on en arriverait à croire que boire de l’alcool est bon pour notre santé…
Il est vrai que les sulfites (dioxyde de soufre) sont devenus l’obsession numéro un du buveur en baskets blancs. La nuit, certains doivent faire des cauchemars où des sulfites géants les pourchassent au milieu de la vigne bordelaise. Dit autrement, le sulfite choque religieusement mes semblables.
De là l’engouement national pour les vins bios et naturels. Cela fut dit à peu près mille fois : le soufre est à juste titre mis au pilori, mais seule la dose fait le poison. Sachant qu’une boisson dite sans soufre peut être joliment chargée en cuivre.
Le dégustateur de rosé se trouve confronté à une nullité des défauts et à une nullité des qualités
En vérité, toutes ces discussions de “geeks” autour du vin m’épuisent, tant, au fond, l’hypocrisie y règne en maître. La France des burgers smashés, des dosettes de café, des cigarettes électroniques qui s’inquiète de la pureté du vin … Apprenons à ces gens-là que le vin naturel, qu’il vienne du Languedoc, de Loire, de Bordeaux ou d’ailleurs, ne sera jamais aussi “healthy” que le lait d’avoine.
Vous citez dans le livre une éditrice qui qualifie le bordeaux de “vin de droite”…
J’ai pensé que si ma consœur avait exprimé son sentiment avec un tel naturel, c’est qu’il ne pouvait être limité à son cas particulier. Ma foi : à une époque où le steak est de droite et la choucroute de gauche, à une époque où un livre affirme que les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, alors, oui, “tout est politique” et le vin de Bordeaux forcément classé quelque part.
Ne soyons pas dupes. Dans le paysage culturel, si vous voulez enfoncer quelqu’un, accolez-lui une étiquette conservatrice. Dans Mondovino, on voit d’ailleurs l’œnologue Michel Rolland lire le Figaro à l’arrière de sa voiture avec chauffeur. Comme en outre il est visiblement heureux, son compte est bon.
Le déclassement du bordeaux est aussi celui du vin rouge, en sachant que plus de 80% de sa production se fait en rouge…
C’est là le vrai sujet de fond. En fait, tous les arguments utilisés ces dernières années pour démolir le bordeaux se sont retournés contre le vin en général. Jouons aux sémiologues, intéressons-nous aux signes. De quels défauts gustatifs ou de conception fut accusé le bordeaux ? Dans le film de Nossiter, on nous parle tantôt d’une boisson qui “en fout plein la gueule”, tantôt “d’un vin pute”, expression hautement raffinée qui désignerait un vin facile. Non, prétend un autre témoin, “c’est au contraire un vin très concentré, bodybuildé” – ce dernier mot ayant depuis fait son lit dans les cerveaux paresseux. Un observateur assure ensuite que les Bordelais “répriment le terroir”, tel autre qu’ils “favorisent des vins tapageurs, exagérément fruités”. Bref, c’est du n’importe quoi. Toutes les facettes possibles du vin rouge y passent, et avec le bordeaux, c’est le vin lui-même qui est versé dans l’évier. Un grand quotidien en avait d’ailleurs conclu : “ce film donne envie de se mettre à l’eau plate”.
Que s’est-il passé, ensuite ? Le blanc a récupéré une partie de la clientèle. Un blanc avec de moins en moins de matière, de personnalité. Puis vint l’heure du rosé, que la clientèle a exigé de plus en plus clair, de plus en plus neutre, de plus en plus “minéral” (un contresens instructif). Le dégustateur de rosé se trouve ainsi confronté à une nullité des défauts et à une nullité des qualités, à la nullité même, elle est rare, elle rassure. Est né le vin sans le vin, le vin-flotte. Le vin qui s’accorde le mieux à la relaxation cognitive générale.
Observons d’ailleurs que Nossiter a finalement eu raison quand il a alerté sur le risque d’uniformisation. Sauf qu’il s’est trompé de vin et de coupables. La mondialisation du goût ? Mais c’est typiquement ce fameux rosé clair, dont la consommation a explosé ces dernières décennies. Les célébrités – Brad Pitt, Tony Parker, George Clooney… – ont investi dans le littoral varois : parions que ces people-vignerons ne souffriront jamais d’un “rosé bashing”. Les exploitants d’une boisson de plus en plus pâle aux arômes racoleurs ne seront jamais importunés sur le thème de “l’uniformisation du goût”.
La dernière étape, bien sûr, c’est le vin sans alcool. Qu’importe si l’alcool est le support fondamental des arômes et de la saveur, qu’importe s’il procure la longueur en bouche qui distingue capitalement le vin des autres boissons. En retirant l’alcool, on coule le vin, la sucrosité le noie jusqu’à la lie. Mettons de côté l’aspect gustatif : ce que je crois, c’est qu’un monde dans lequel le vin est privé de son alcool n’est pas un monde, mais un projet.
Reviendra-t-on à une position plus mesurée sur les bordeaux ?
Le bordeaux sera inévitablement rattrapé par la mode du vintage – version updatée de la courbe de Gauss. On le retrouvera, dans quelques temps, chez les cavistes et dans les restaurants les plus courus. Ce que je crains, c’est qu’entre-temps, les tendances actuelles ne le corrige, et que le marché, le divin marché, n’exige qu’il rentre dans le rang. Combien de fois avons-nous vu les étiquettes subsister, mais le contenu qu’elles désignent disparaître ?
Avant de critiquer les vins de bordeaux, apprenons déjà à les connaître, à les goûter, ne nous contentons pas des idées reçues. La vérité gère le vrai et le faux. La vérité ne parle pas la langue de l’idéalisme, elle n’a pas vocation à servir le bonheur du genre humain. Et la vérité, dans le domaine qui nous concerne, c’est que les vins de bordeaux devraient nous rassembler plutôt que nous diviser connement.
En défense des vins de Bordeaux, par Jean-Luc Schilling, Jean Le Gall et Jean-Paul Kauffmann. Le Cherche-Midi, 304 p., 21,90 €.
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