Un ancien étudiant court vers l’université d’Alep. “C’est ici que j’ai été torturé par le régime”, crie-t-il. Comme des milliers de Syriens, depuis que le régime de Bachar el-Assad a repris le contrôle de la ville en 2016, il a vécu des années dans des camps de réfugiés dans la zone de l’opposition, au nord du pays. Il retourne chez lui pour retrouver le reste de sa famille et de sa maison. Mais ce retour ne représente aucune joie : il n’est pas dû à un mouvement syrien démocratique, mais aux milices islamistes, et notamment Hayat Tahrir al-Cham, la branche d’al-Qaïda financée par la Turquie. Ce changement de contrôle des villes entre Assad et les islamistes se répète depuis 2011. La différence aujourd’hui, c’est que cette attaque est massive, modifiant la carte de la Syrie après des années de stabilité relative.
Dès le déclenchement de la révolution de 2011, dans la banlieue de plusieurs villes comme Homs, Alep et Damas, des djihadistes ont commencé à infiltrer les manifestations pacifiques. Ils étaient bien organisés et soutenus par le Qatar et la Turquie. Leur projet se résumait à imposer la charia tout en servant l’agenda des pays qui les soutenaient financièrement. Les révoltes démocratiques se sont retrouvées prises en étau entre eux et la mafia de Bachar el-Assad. Lorsque les djihadistes ont pris le contrôle de l’opposition, cela a arrangé Assad qui voulait se présenter au monde comme étant la principale barrière contre les terroristes, niant ainsi l’existence des manifestations pour un Etat de droit. Pendant que les militants démocrates étaient massacrés dans ses prisons, Assad libérait les terroristes, qui devenaient plus tard des chefs de brigades islamistes, comme Zahran Allouche. Après avoir passé trois ans dans la prison de Sednaya, de 2009 à 2012, il est sorti sans raison apparente. Un an après, Allouche a fondé Jaych al-Islam (“La Brigade de l’islam”), responsable de la torture de dizaines de journalistes démocrates dans la banlieue de Damas.
Les batailles entre les islamistes et Assad se sont poursuivies au fil des années, avec les interventions militaires de l’Iran et de la Russie du côté d’Assad, et celle de la Turquie du côté de l’opposition. En 2017, l’accord d’Astana entre la Russie, la Turquie et l’Iran a mis fin aux conflits en divisant la Syrie en plusieurs zones d’influence. Depuis, l’Iran et la Russie, via Assad, contrôlent 63 % du territoire, contre 10 % sous contrôle turc à travers les milices islamistes ou les forces turques déployées sur les frontières, et environ 25 % pour les Kurdes.
Moment idéal
Ces derniers mois, la Turquie a lancé plusieurs appels à la négociation avec le régime syrien. Erdogan a déclaré, fin juin, qu’il n’y avait aucune raison “de ne pas établir de relations entre la Turquie et la Syrie.” Cette déclaration a été répétée en octobre, où il a annoncé avoir demandé à son homologue russe que le gouvernement syrien engage des discussions avec la Turquie. Pour le faire, Assad avait une condition : le retrait total des forces turques de Syrie. Pour la Turquie, cela n’était pas possible, prétextant la nécessité de contrer les FDS (Forces démocratiques syriennes), l’armée kurde. Il est devenu clair qu’une solution politique capable de faire revenir les trois millions de réfugiés syriens vivant en Turquie n’était plus envisageable. C’était la principale raison pour laquelle la Turquie a entrepris l’opération actuelle, en s’appuyant sur Tahrir al-Cham, son bras armé en Syrie.
Outre l’affaiblissement du Hezbollah et la destruction de dizaines de bases militaires iraniennes en Syrie par les frappes israéliennes, la présence russe s’est amoindrie : Poutine est désormais préoccupé par l’offensive ukrainienne contre la Russie, soutenue par des missiles américains modernes depuis octobre. C’est donc le moment idéal pour la Turquie de réaliser des gains militaires sur le sol syrien, non seulement pour permettre le retour des réfugiés, mais aussi pour contrôler les Kurdes et profiter de la période précédant l’arrivée du nouveau gouvernement américain. D’autant plus qu’Alep représente un carrefour stratégique d’une importance capitale dans le conflit syrien. Grâce à sa position géographique, elle relie le nord de la Syrie à la Turquie et au reste du pays, ce qui en fait un point névralgique pour le contrôle des routes commerciales et militaires.
Ce nouveau conflit fait penser à celui du 7 octobre. Le Hamas a été massivement aidé par l’Iran pour “libérer” la Palestine. Aujourd’hui, Tahrir al-Cham est dirigé par la Turquie pour “libérer” la Syrie. Les deux milices, inspirées de l’idéologie djihadiste, appliquent l’agenda de leurs bienfaiteurs étrangers. Ce qui distingue cette invasion de la guerre à Gaza, c’est que Tahrir al-Cham n’attaque pas l’Etat juif, mais les milices chiites d’Iran et celles d’Assad. Les deux pays, l’Iran et la Turquie, soutiennent les islamistes, mais chacun à sa manière et pour son propre intérêt dans cette guerre communautaire. De toute façon, dans ce pays vendu aux autres, les seules victimes sont encore une fois les Syriens, qui souffrent d’une crise économique sans précédent et vivent dans la peur et la perte.
* Ecrivain et poète né à Damas, Omar Youssef Souleimane a participé aux manifestations contre le régime de Bachar el-Assad, mais, traqué par les services secrets, a dû fuir la Syrie en 2012. Réfugié en France, il a publié chez Flammarion Le Petit Terroriste, Le Dernier Syrien,Une chambre en exil, et récemment Etre Français.
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