Autant le savoir, cet article ne sera pas placé sous le signe de la confraternité. Et pour cause : je vais m’en prendre à un confrère du Monde, ou plutôt m’interroger à son sujet. Le 11 avril 2020, en effet, on pouvait lire ceci dans le quotidien du soir à propos de la crise sanitaire. Celle-ci, était-il écrit, a révélé le “tournant écopolitique de la pensée contemporaine”, dessinant “un progressisme, ou plutôt un cosmopolitisme non productiviste”, une “politique (polis) du monde (cosmos) émancipatrice, mais affranchie des illusions modernistes”.
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Je suis peut-être le dernier des imbéciles, mais, personnellement, je ne comprends pas grand-chose à cette phrase relevée par le sociologue Jean-Pierre Le Goff dans son ouvrage La société malade. Je ne comprends pas non plus pourquoi un journaliste, dont l’objectif premier est théoriquement de transmettre une information, dépense une telle énergie à ne pas écrire lisiblement. Ou plutôt, je crois le comprendre. En l’occurrence, le collègue ne cherche pas à être clair, mais à se distinguer, en montrant qu’il manie un niveau de langue qui le sépare du commun.
On a affaire ici à un phénomène que l’on appelle “l’arrogance linguistique” laquelle peut emprunter de multiples voies. Le recours à une syntaxe tarabiscotée. L’emploi des liaisons facultatives (“Depuis Zun siècle”). La préférence pour un certain registre de vocabulaire (dire d’une situation qu’elle est “délétère” plutôt que “dangereuse”, par exemple). Liste non exhaustive…
Cette attitude ne se limite évidemment pas au langage. Dans sa Théorie de la classe de loisir (1899), le sociologue américain Thorstein Veblen avait montré comment les nouvelles élites établissent les normes du goût et de la respectabilité, qu’il s’agisse de la mode, de la décoration intérieure ou des choix de consommation. Il demeure que, par son usage permanent, le langage est le premier vecteur de ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelait la “violence symbolique”, laquelle s’accompagne souvent d’une forme de mépris social. Car ce sont bien sûr les classes dirigeantes qui sont les mieux placées pour présenter comme “légitime” leur manière de parler – et l’imposer comme telle.
Ce procédé se vérifie à toutes les époques. Après l’arrivée de Jules César, les “élites” gauloises, très tôt, passèrent au latin. Pour s’élever dans la hiérarchie sociale, certes, mais aussi pour se différencier du peuple. Il en fut de même au Moyen Age. Savez-vous par exemple que le mot “niais”, avant de désigner une personne naïve et un peu sotte, s’appliquait au faucon à peine sorti du nid, qu’il fallait donc “dé-niaiser” ? L’emploi de ce type de termes permettait aux aristocrates de recourir à un vocabulaire qui les distinguait des paysans – car les masses ne pratiquaient évidemment pas la fauconnerie. Plus tard, ce furent les “élites” provinciales qui, les premières, adoptèrent le français pour marquer leur supériorité vis-à-vis des “petits”, restés fidèles aux langues régionales. Aujourd’hui, le recours aux anglicismes a pris le relais.
L’Hexagone n’a évidemment pas l’exclusivité de ce type de comportements. En Irlande, les classes dominantes se sont ralliées à l’anglais tandis que les milieux populaires sont restés plus longtemps fidèles au gaélique. Dans nos colonies africaines, les “fils de chef” apprenaient le français pour occuper des positions sociales avantageuses. Un phénomène semblable fut observé en Inde, où la couronne britannique a formé une élite locale anglophone, partageant ses valeurs et ses intérêts (1).
A la décharge des uns et des autres, le phénomène se déroule le plus souvent de manière inconsciente, comme le souligne un excellent article du site Publictionnaire. De fait, l’”agresseur” est sincèrement persuadé que sa pratique linguistique est la seule valable. Et cela s’explique : nous avons tous intériorisé l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul “bon” français. Or, les linguistes le savent : les différentes manières de s’exprimer sont en réalité des “variantes”, comme le sont les formes québécoises ou genevoises de notre langue. Prenons un exemple concret. Si vous vous avisez de lancer dans une soirée “On aurions tort”, vous passerez aussitôt pour un inculte. Et pourtant… Cette formulationétait d’usage courant au XIVe et au XVe siècle à la cour du roi de France ! Elle sera finalement déconsidérée par l’aristocratie, soucieuse de montrer sa “supériorité” vis-à-vis des classes populaires, “coupables” d’employer encore cette tournure.
Face à cette situation, certains idéologues ont cru trouver la solution à partir de la Révolution en cherchant à “anéantir” les langues dites régionales et en imposant à tous le français. Leur intention, louable, était de permettre à l’ensemble du peuple d’accéder à la langue du pouvoir, alors que celle-ci était auparavant réservée à la seule noblesse. Cruelle erreur ! Car il est d’autres manières de mépriser le mode d’expression d’autrui, qu’il s’agisse du vocabulaire ou de l’accent. Un constat qui amène l’historienne Rozenn Milin à cette conclusion limpide sur la situation de la France contemporaine (2) : “En réalité, il ne suffit pas de parler français, encore faut-il qu’il s’agisse du français des classes supérieures d’Ile-de-France.” Une autre manière de préserver l’art de la distinction.
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(1) The Language of the Blue Books : The Perfect Instrument of Empire, par Gwyneth Tyson Roberts, University of Wales Press, Cardiff, 1998, pp. 55-56)
(2) “Du sabot au crâne de singe, histoire, modalités et conséquences de l’imposition d’une langue dominante : Bretagne, Sénégal et autres territoires”,par Rozenn Milin. Thèse de doctorat en sociologie, Université Rennes II, dirigée par Ronan Le Coadic et Ibrahima Thioub.
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Va voir dans le dico si j’y suis !
Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Rey ont eu l’excellente idée de se plonger dans les définitions des dictionnaires à travers l’Histoire. Et ils y ont déniché quelques pépites, comme celle-ci, issue du Larousse de 1875 : “Femme : la compagne de l’homme ; celle qui est ou qui a été mariée”. Ce qui permet à ces deux linguistes de poser cette question pertinente : les mots ont-ils “un seul et vrai sens” ou sont-ils simplement le reflet des a priori de la société dans laquelle ils s’inscrivent ?
Va voir dans le dico si j’y suis !, par Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Rey. Editions de l’atelier.
L’esprit des mots
Comment s’explique notre capacité à parler, à lire, à écrire ? Dans cet ouvrage de vulgarisation scientifique, Xavier Alario, docteur en sciences cognitives, expose la manière dont notre cerveau appréhende le langage en synthétisant les enseignements tirés de la psychologie, des neurosciences et de la linguistique.
L’Esprit des mots, par Xavier Alario. Editions Odile Jacob.
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La reconnaissance vocale respecte-t-elle les accents ?
William Simonin, spécialiste de la biométrie vocale explique comment les intelligences artificielles apprennent à comprendre les différents accents d’une même langue. En perpétuant parfois les discriminations dont certaines prononciations font l’objet.
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