A quoi bon vivre encore en commun ? La réponse est loin d’être évidente, à l’heure où les tensions et le repli sur soi semblent imprégner la plupart des champs de nos existences. Nul hasard, donc, si Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférence à Sorbonne Université et président du Collège de philosophie, a intitulé son dernier ouvrage Voulons-nous encore vivre ensemble ? (Odile Jacob). A L’Express, le philosophe explique pourquoi, à la différence des sociétés traditionnelles, dont la finalité de la vie en commun était évidente (pour que le passé ne meure pas), nos sociétés démocratiques où l’individu est devenu la valeur suprême peinent à répondre à cette question. Et met en évidence “une forme d’ingratitude post-pubère dans nos sociétés contemporaines, qui suscite, comme à l’adolescence, à la fois le repli et le conflit. Avec cette double tentation de tout plaquer et, ou, de tout casser”.
En refermant son livre, on est néanmoins tenté de répondre à la question posée dans le titre par : “plutôt oui”. L’auteur prenant pour thermomètre “sept piliers de la convivialité” où se joue quotidiennement la vie commune, et pour lesquels nous sommes encore loin du scénario catastrophe… Entretien.
L’Express : Votre livre s’ouvre sur un constat : “la vie commune ne va plus de soi”. A quoi le voyez-vous ?
Pierre-Henri Tavoillot : Avec la pandémie de Covid-19, nous avons tous connu cette étrange expérience de “distanciation sociale”. Parce que nous avons su vivre malgré le confinement, le télétravail ou encore les livraisons de courses sans contact social, cette période suspendue a catalysé une question : à quoi bon vivre ensemble ? Je l’explique dans mon livre, cette crise a, à la fois, constitué une rupture temporelle et une cassure spirituelle. Il ne s’agit pas de dire que tout a commencé avec la pandémie – certains signaux avant-coureurs d’une distorsion du lien social étaient déjà présents – mais ce phénomène s’est certainement accéléré à ce moment-là. D’où ce constat qu’aujourd’hui, la vie commune ne va plus de soi. D’autant que les comportements jadis réprouvés socialement sont aujourd’hui parfaitement acceptés : manger seul, s’isoler pour travailler, enchaîner les partenaires amoureux en un clic… On parle souvent de “vivre-ensemble”, mais nous vivons très bien côte à côte ou face à face. Le “vivre-ensemble” n’a donc jamais été le problème. Le véritable enjeu, c’est de savoir si nous sommes toujours capables de renoncer à un peu de nous pour vivre avec d’autres que nous. Car c’est cela, vivre en commun.
Si la pandémie n’a été qu’un révélateur, qu’en est-il des causes profondes de cette crise ?
Il faut prendre du recul historique. Dans les sociétés traditionnelles, la réponse à la question “pourquoi vivre en commun ?” était évidente : pour que le passé ne meure pas et que rien ne change. De même, dans les sociétés chrétiennes, la communauté (l’Église) avait pour finalité le salut individuel. Puis, il y eut l’évidence de l’idée de Nation, à défendre ou à promouvoir, grâce à la puissance de l’État. Mais, après-guerre, tout ceci s’est effacé au profit de nos sociétés démocratiques, où l’individu est devenu la valeur suprême.
Comprenez-moi bien : en tant que libéral, je ne vous dirai pas que c’est une mauvaise chose. Mais une société d’individus ne peut marcher que si les individus prennent soin de la société. Il faut que l’aller démocratique – la valorisation des droits individuels – soit pondéré par un retour républicain – la fabrication des liens et des devoirs sociaux. Or, cet équilibre est devenu instable. Le défi actuel de nos démocraties, qui n’a rien d’impossible, consiste à prendre conscience de ce qu’est la finalité de nos sociétés. Pourquoi voulons-nous vivre ensemble ? Je répondrais : pour “grandir et faire grandir”. Cela vaut pour la famille et l’éducation, pour la vie professionnelle, associative et même politique. Tel est le contrat tacite de la démocratie qui est, comme nulle autre dans l’histoire, la “civilisation des grandes personnes”. Sa promesse est grandiose : chacun peut devenir maître, autant que possible, de son destin à condition de faire grandir les autres autour de soi. Promesse grandiose, mais défi immense, qui produit aussi bien des déceptions.
Cette déception n’est-elle pas en train de l’emporter ?
C’est la crainte, car l’exigence est immense. De toutes les civilisations passées, la civilisation occidentale est la seule à accorder le statut “d’adulte” à tous, hommes et femmes, égaux en droit et en dignité, quels que soient la naissance, le statut social, la couleur de peau. C’est inédit ! Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas été raciste, sexiste, inégalitaire ou impérialiste… comme toutes les autres civilisations ; mais elle est la seule à s’être autant autocritiquée quand elle trahissait ses idéaux, là où les autres, passées ou actuelles, n’en ont cure ! Cette mauvaise conscience la rend aussi aveugle sur ses succès : pacification des mœurs, éradication de la misère, sécurisation des parcours de vie… parce que, une fois atteints, ces objectifs sont banalisés et oubliés. Il y a une forme d’ingratitude post-pubère dans nos sociétés contemporaines, qui suscite, comme à l’adolescence, à la fois le repli et le conflit. Avec cette double tentation de tout plaquer et, ou, de tout casser.
Selon vous cette tentation du repli sur soi contemporain s’illustre à travers quatre figures dans lesquelles chacun de nous pourrait se reconnaître : le déprimé, le geek, le trader, le zadiste. Vous allez en étonner plus d’un…
Et pourtant, je pense que ces quatre personnages dessinent, chacun à leur manière, une sorte de tableau clinique de cette tentation de l’isolement contemporain qui nous touche tous. Comme les “caractères” de la Bruyère, mais en version 2024, le trader et le zadiste incarnent par exemple cette convergence des luttes de nombril typiques de l’époque. Le premier défend son intérêt à tout prix comme un passager clandestin qui profit du système sans y contribuer. Quant au zadiste, il sacrifie tout à une cause “supérieure” – quitte à ce que celle-ci sacrifie à son tour l’intérêt général sur l’autel de la “désobéissance civile” et de son droit de veto personnel. Et, à côté d’eux, il y a le déprimé et le geek qui optent pour la fuite hors du monde commun, comme s’ils cherchaient à se libérer de leur propre liberté devenue trop pesante. Ce sont là quatre manières de subvertir la vie commune.
A vous lire, on pourrait avoir le sentiment que l’État de droit favorise, bien malgré lui, ce type de comportements…
C’est le cas. Nous avons tendance à oublier que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 faisait valoir des droits, mais en société ! A l’époque, il y a eu des débats : fallait-il y ajouter de devoirs ? Finalement, ça ne s’est pas fait, tout simplement parce qu’il allait de soi qu’en société, c’est-à-dire lorsque l’on vit en commun, les droits sont aussi des devoirs. Malheureusement, en adoptant peu à peu une logique d’approfondissement infini des droits individuels, nous en sommes venus à un modèle non plus en société mais contre celle-ci, voire contre l’État. Aujourd’hui, certains droits deviennent potentiellement destructeurs du social. C’est la fameuse génération “j’ai le droit”… Raison pour laquelle j’ai une inquiétude particulière sur la société “inclusive” que l’on nous vend de plus en plus. De fait, ce terme est ambigu. Il y a son sens positif et nécessaire, qui fut par exemple appliqué pour gérer les situations de handicap à l’école. Mais tout se passe aujourd’hui comme si son sens originel, employé en chimie ou en biologie, à savoir “l’emprisonnement” avait pris le dessus. En clair : l’heure ne serait plus à aider les individus à s’adapter au collectif, mais d’exiger du collectif qu’il s’adapte à chaque individu.
Or il y a un risque qu’une revendication légitime ne se mue en sécession vis-à-vis des règles communes. C’est le fameux “Venez comme vous êtes !”, de McDonald’s, le “Parce que vous le valez bien” de L’Oréal, l’indémodable “la différence est une force” … Quelle truanderie ! Tous ces discours lénifiants sont une véritable arnaque en soi. Cette hypertrophie des droits individuels, associée à l’obésité devenue illisible des normes et des règles, entretient une impuissance publique qui trahit la promesse même de la démocratie : le peuple – demos – doit s’incliner devant l’individu ; le pouvoir – cratos – doit s’effacer devant le droit.
Dans votre ouvrage, vous identifiez cinq scénarios de guerres civiles qui, selon vous, attisent les tensions dans nos sociétés. Et pourtant, vous expliquez que ces guerres n’auront pas lieu.
Le scénario de guerre civile est presque tentant dans un monde devenu complexe voire illisible. Puisqu’on n’y comprend rien, lire la société comme un lieu d’antagonisme total devient rassurant : au moins on y voit clair. Il y a les bons et les méchants. Au schème classique de la “lutte des classes” est venu s’ajouter la guerre des sexes, le conflit des générations, la lutte des races et la guerre des civilisations. Vous pouvez juxtaposer les quatre premiers et vous arrivez au wokisme, qui représente par excellence l’idéologie de la discorde. Son sujet n’est pas tant de dénoncer les discriminations que de dire que tout est discrimination. Exemples : un homme tient la porte à une dame, c’est du patriarcat ; vous considérez qu’il ne faut pas tenir compte de la couleur de peau, c’est du racisme, puisque vous occultez la domination des blancs sur les racisés ; vous dites que l’obésité est une maladie, vous êtes grossophobe ; vous souhaitez être prudent sur la transition de genres pour les mineurs, vous êtes transphobe, etc… A force de voir des “x-phobies” partout, la vie commune n’est plus possible que comme conflit.
Pourtant la chance de la France est que ce courant woke, très clivant aux Etats-Unis, fait l’objet d’une critique commune qui va de la gauche républicaine à la droite. Il n’a donc pas chez nous la même virulence politique. On peut aussi penser que cette vision superficielle est en train de refluer, même si elle a gâché de nombreux repas de famille. En clair, le wokisme nous pourrit la vie, mais pas au point de de déclencher des guerres. Henry Kissinger touchait juste quand il disait : “La guerre des sexes n’aura pas lieu, il y a trop de fraternisation avec l’ennemi”.
En refermant votre livre intitulé “Voulons-nous encore vivre ensemble ?”, on serait tenté de répondre “plutôt oui” …
Oui ! Car, même s’il serait insensé de rester aveugle à tous les signaux de tension que je viens d’évoquer, certains domaines semblent échapper à cette morosité. Ce que j’appelle les sept piliers de la convivialité, et où se joue quotidiennement la vie commune. Soit le dîner, les enfants, la sexualité, le couple, le travail, les débats et l’interrogation spirituelle. Cela peut sembler anodin, mais en fait, ce sont des rouages essentiels pour tenter de mesurer l’état réel de notre goût du collectif. Prenez la question du sexe. Certaines enquêtes ont en effet montré, à l’instar de celle menée par l’Ifop en janvier 2024, que la proportion de Français ayant eu des rapports au cours des douze derniers mois n’a jamais été aussi faible depuis cinquante ans. Mais la quantité ne suffit pas pour tout comprendre. Qu’en est-il de la qualité ? En réalité, environ deux tiers des Français et même des Européens se déclarent, tous sexes confondus, satisfaits de leur sexualité. Nous sommes donc loin du scénario catastrophe…
De même que le repas est, historiquement, l’une des clés de voute de notre vie commune. Or qu’observons-nous ? A l’heure du triomphe des régimes d’exception, végan, bio, halal et autres, des repas déstructurés, mais aussi de l’éclatement de la famille, des impératifs professionnels, le repas est placé sous le signe du changement. Et pourtant, il y a de bonnes raisons de penser que le scénario catastrophe de la fin du repas ne se produira pas. De nombreuses enquêtes ont montré que ce moment reste associé au partage. L’alimentation va toujours de pair avec la convivialité. Et la France détient toujours le record du monde du temps passé à table – 2 heures 13 minutes par jour. Ensuite, entre Top Chef et certains films mettant en scène des intrigues culinaires, l’intérêt pour la cuisine n’a jamais été aussi clair. Et puis arrêtons d’idéaliser les repas conviviaux de jadis… Malgré leur régularité et leur longueur, la parole n’était pas aussi bien répartie qu’aujourd’hui. Je fais donc le pari que les forces de destruction, toujours plus visibles, sont compensées par des forces plus discrètes, mais plus puissantes, de reconstruction. Que se passe-t-il, par exemple, lorsqu’il y a une dispute à un dîner annuel entre amis ? Vous recommencez aussi sec l’année suivante ! Tout simplement parce que le plaisir de partager un repas, de débattre et de se retrouver est plus fort.
Le plaisir de la table peut-il vraiment faire le poids face à des sujets aussi clivants et visiblement centraux pour les Français que l’immigration ?
L’immigration est un sujet particulièrement mal abordé en France. Et à force, plus personne n’ose s’y frotter sous peine d’être qualifié de xénophobe. Or il est primordial de le prendre à bras le corps. D’abord, en reconnaissant que l’immigration a toujours été reliée à l’intérêt national. Tout simplement parce qu’il fallait recruter des soldats et des travailleurs. Même le droit d’asile en 1792 a été conçu au départ comme l’accueil des alliés de la France. Il a fallu attendre 1976, et l’arrêt du Conseil d’État sur le regroupement familial, pour que l’immigration passe d’une affaire d’intérêt national à une affaire de droits individuels avant tout. C’est là que ce sujet a cessé d’être une question politique pour n’être abordée que sous un prisme moral ou administratif. C’est un immense problème pour nos sociétés car nous en arrivons à ne plus discuter de cet enjeux, devenu tragique : oui, la France a un besoin vital d’immigrés. Et en même temps, une partie de l’immigration est un danger mortel pour notre cohésion sociale. Pourquoi ? Parce que certains ne veulent pas s’intégrer – et force est de constater qu’il est difficile d’intégrer de nouveaux arrivants quand vous êtes un pays qui a honte de son modèle. D’autres sont animés d’une idéologie islamiste fondamentaliste. Faire comme si ces sujets n’existaient pas est un non-sens. Et c’est ajouter à notre incapacité à répondre à la question : “voulons-nous encore vivre ensemble ?”
A la fin de votre livre, vous dites que la démocratie ne peut plus se permettre d’être mélancolique, puisqu’elle a retrouvé ses ennemis. Quels sont ces ennemis et comment cultiver le “génie civil” dont nous avons besoin face aux “génies du chaos” ?
Pendant des années, notamment après la chute des régimes communistes et la fin de la guerre froide, nos démocraties libérales ont joui du fait que nous n’avions pas besoin de nous défendre car le reste du monde nous enviait notre modèle. Le problème, c’est que ce libéralisme est de plus en plus attaqué sur le plan des valeurs par des forces antilibérales, notamment le fondamentalisme islamiste qui ambitionne en toutes lettres de détruire la démocratie, et qui contribue notamment – grâce à notre mauvaise conscience postcoloniale et l’apathie d’une partie de la gauche – à la montée en puissance de l’antisémitisme.
En bref, les nuages s’accumulent. Et pour les combattre, nous disposons d’un instrument clair : la laïcité. Bien sûr, celle-ci est régulièrement attaquée. Et pourtant, il serait utile de rappeler que le contraire de la laïcité n’est pas la religion comme foi, mais le fondamentalisme, c’est-à-dire la prétention d’une croyance ou d’une idéologie d’imposer sa loi à la totalité de nos existences. Face à cela la laïcité est un rempart ne serait-ce que parce qu’elle garantit la distinction entre notre sphère privée, où règne la liberté, la sphère publique qui est régie par la neutralité et, entre les deux, la sphère civile, qui est celle de l’attention à l’autre, à condition qu’il respecte ce cadre commun.
Face à une société parfois adolescente, notre personnel politique peut-il faire le poids ?
Pour être franc, je trouve notre personnel politique d’assez bonne tenue, même si je ne nie pas que nous nous trouvons actuellement dans une situation totalement calamiteuse. Mais celle-ci vient d’abord du résultat des élections, donc du choix d’un peuple qui a funestement préféré voter contre que pour. Notre système politique est programmé dans une logique gaulliste, c’est-à-dire pour fonctionner avec un chef tout puissant et un parti majoritaire. Ce système pâtit de l’éclatement politique… Je fais exception de la France insoumise qui, loin d’être composée d’incompétents, a fait sienne la philosophie de l’agonistique prônée par Chantal Mouffe, c’est-à-dire tout conflictualiser pour exister. Mais globalement, notre représentation nationale m’inquiète sans doute moins que notre démographie en berne. Car une société qui ne fait plus d’enfants, c’est un problème majeur. Et je ne dis pas cela par attachement à un modèle familial traditionnel. La baisse de notre natalité est au cœur de la crise qui touche nos sociétés occidentales, car elle trahit une incapacité à se décentrer pour aider les plus jeunes à grandir et ainsi à grandir soi-même. Pas de démocratie possible sans enfants pour grandir et faire grandir.
Voulons-nous encore vivre ensemble ?, par Pierre-Henri Tavoillot. Odile Jacob, 416 p., 23,90 €.
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