Depuis la rue calme et ensoleillée, rien n’indique que nous sommes en face d’une passoire thermique. Dans ce quartier tranquille de Noisy-le-Grand, à l’est de Paris, toutes les maisons semblent sorties du même moule : des toits en tuiles bien ordonnées, des murs blancs bordés de haies, des porches accueillants… Une fois que la porte est franchie, pourtant, un léger courant d’air venant de la baie vitrée du salon nous rappelle que l’hiver approche. “Nous sommes dans la pièce la plus chaude”, explique Amina Chaalan, la propriétaire des lieux. La température oscille entre 16 et 18 degrés. Pas plus. Un moyen d’économiser sur les factures, car la maison manque d’isolation.
Amina a bien effectué quelques travaux de rénovation ces dernières années – changement de chaudière, installation d’un double vitrage…, mais pas suffisamment pour s’assurer un véritable confort. Au fil de la conversation, elle décrit un parcours du combattant pour trouver les aides financières ou les bons artisans. “J’ai reçu des tonnes de devis, mais aussi des informations contradictoires. Des sociétés insistaient pour que j’installe une pompe à chaleur et que je signe un devis de 23 000 euros”, explique-t-elle. Un montant effrayant pour cette citadine qui vit seule et fait partie des ménages les plus modestes.
Elle nous montre une lettre posée sur la table basse. Le document, en provenance des services de l’Etat, lui indique que son dossier MaPrimeRénov’ a été rejeté. Amina n’est pas à l’origine de cette demande. Un artisan a visiblement tenté de la faire à sa place, espérant ainsi récupérer une somme d’argent importante. “Ce témoignage concentre toutes les difficultés que l’on peut rencontrer sur le terrain, explique Pascal Laguilly, conseiller territorial de Grand Paris Grand Est : la vie difficile dans une passoire thermique, la complexité administrative pour en sortir, les tentatives d’arnaques sur fond de prix de l’énergie élevés qui plombent les factures…”
Car Amina n’est pas la seule à se battre contre la précarité énergétique. Les indicateurs qui tentent de mesurer le phénomène sont tous dans le rouge. Selon le dernier baromètre du médiateur national de l’énergie, 75 % des Français réduisent volontairement leur chauffage pour diminuer le montant des factures de gaz ou d’électricité. Presque trois fois plus qu’en 2018 ! Le nombre d’impayés grimpe en flèche lui aussi sur la période récente, entraînant soit des coupures soit des baisses de puissance. Le résultat ? Environ 30 % des Français déclarent avoir souffert du froid pendant au moins vingt-quatre heures lors de l’hiver précédent. Ils n’étaient que 15 % en 2018.
Ces deux phénomènes qui entretiennent la crise
En tout, 12 millions de Français consacrent au moins 8 % de leurs revenus, soit le double de la médiane nationale, au paiement des factures d’électricité et de gaz, rappelle Patrick Jolivet, directeur à la transition juste à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Sauf que ce chiffre date… de 2013. “Il a sans doute progressé depuis”, estime Pascale Mouget, cofondatrice de Winter, une société qui accompagne les ménages dans la diminution de leur consommation d’énergie. Par exemple, de nombreux étudiants vivent dans des passoires thermiques, de même que beaucoup de locataires. Un phénomène qui s’est accru depuis la crise énergétique de 2022.
“Sans l’écosystème associatif qui a fait de cette cause un combat, la situation sur le terrain serait catastrophique”, assure Pascale Mouget. Certes, les aides publiques à la rénovation énergétique progressent. De 2008 à 2024, elles ont été multipliées par plus de quatre pour les ménages modestes et les classes moyennes inférieures, selon les estimations de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE). “Mais, sur le terrain, on a plutôt l’impression que le phénomène s’aggrave”, déplore Gilles Berhault, délégué général de l’association Stop à l’exclusion énergétique. La faute à deux phénomènes qui entretiennent la crise : les prix élevés de l’énergie et les nombreuses imperfections du système d’aides français.
“Du côté des prix de l’énergie, on sait qu’on ne reviendra pas au niveau d’avant la crise. Toutefois, les tarifs de l’électricité vont baisser de 9 % l’an prochain pour une bonne partie des Français. Par ailleurs, nous maintenons une enveloppe de 900 millions d’euros pour le chèque énergie”, plaide la ministre déléguée à l’Energie Olga Givernet. Le problème ? Les ménages ne s’y retrouvent pas forcément. Sur le gaz, les coûts de maintenance du réseau augmentent. C’est pour cette raison que la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a relevé son prix repère, sur lequel se basent les fournisseurs. Parallèlement, l’Etat augmente les taxes, car l’heure est aux économies. La même logique prévaut pour l’électricité. Le coût de l’acheminement et les taxes vont rester orientés à la hausse au cours des deux ou trois prochaines années, préviennent les experts du cabinet de conseil Omnegy.
Alors que les ménages voient leurs factures s’alourdir, le montant du chèque énergie, lui, n’a pas varié. Depuis son entrée en vigueur en 2019, il représente en moyenne 150 euros. “C’est un vrai problème. Il n’y a pas la volonté politique pour débloquer la situation”, constate Françoise Thiebault, coordinatrice énergie du Conseil national des associations familiales laïques (Cnafal). Il faudrait que le montant du chèque soit multiplié par trois, réclament plusieurs associations caritatives. Autre difficulté : avec la disparition de la taxe d’habitation, les bénéficiaires ne reçoivent plus l’aide automatiquement dans leur boîte aux lettres. Un couac qui ne passe pas dans le milieu associatif. “Le fichier des bénéficiaires évolue en permanence. Sur les cinq ou six millions de personnes concernées, il y a chaque année un million de sortants et autant de nouveaux entrants. Parmi eux, combien feront spontanément la demande pour recevoir l’aide ? On sait par expérience que cette proportion sera faible. Nous risquons de perdre beaucoup de monde en route”, déplore Françoise Thiebault.
“Nous avons en France un système d’une complexité inouïe”
Les nombreux dysfonctionnements concernant MaPrimeRénov’ et les CEE (certificats d’économies d’énergie) – les deux principales aides à destination des propriétaires qui souhaitent réaliser des travaux de rénovation – agissent également comme un frein à la lutte contre les passoires thermiques. Depuis longtemps, les experts pointent un reste à charge trop important pour les familles. “Le prix des matériaux a fortement augmenté sur la période récente. Avec un chantier qui vous coûte de 30 à 40 % plus cher qu’il y a trois ans, beaucoup de gens hésitent, car le montant des aides n’a pas grimpé dans les mêmes proportions”, indique Vincent Marcolla, chef de produit chez Rockwool, une société qui conçoit des produits d’isolation.
“Pour la rénovation globale d’une maison, les coûts avoisinent 80 000 euros. Avec les derniers dispositifs mis en place par le gouvernement, le montant des aides peut atteindre 63 000 euros. Cela signifie qu’il reste 17 000 euros à trouver. Les collectivités territoriales donnent un coup de pouce de 10 000 euros en moyenne. Même si, finalement, la somme à payer pour les familles tombe à 7 000 euros, c’est excessif pour de nombreux foyers”, détaille Gilles Berhault.
L’autre écueil concerne l’organisation des aides. “La rénovation dans le bâtiment rebute tout le monde. Personne n’a vraiment envie de se lancer dans ce genre d’opération. Pour les familles qui ont déjà un millier d’autres problèmes à gérer au quotidien, c’est un Himalaya”, poursuit le spécialiste. Le gouvernement a bien prévu des accompagnateurs pour épauler les bénéficiaires de MaPrimeRénov’. Mais, pour l’instant, ces professionnels ne sont pas assez nombreux. Et le dispositif, qui a démarré en début d’année, n’est pas encore assez connu.
“Nous avons en France un système d’une complexité inouïe”, confirme Françoise Thiebault. Même les professionnels doivent s’accrocher pour suivre. D’autant que les règles changent tout le temps. Une fois on privilégie les coups de pouce à certains équipements comme les pompes à chaleur, une autre on favorise les rénovations de grande ampleur. Les seuils de revenus bougent d’une année sur l’autre. L’année 2024 a été particulièrement mouvementée pour MaPrimeRénov’, avec une grande remise à plat en janvier, un assouplissement des règles en mai sans compter les discussions liées au budget 2025 prévoyant un nouveau coup de rabot.
“Sur les six premiers mois de l’année, on a effectué très peu de rénovations, puisque tout le monde attendait de voir quels seraient les changements”, constate un professionnel du logement. Selon les derniers chiffres, 43 000 rénovations globales auraient été menées en 2024 grâce à MaPrimeRénov’. On reste loin de l’objectif des 200 000 que le gouvernement visait en début d’année.
Une fraude massive
Les CEE connaissent eux aussi de gros ratés. Créé en 2005, le dispositif oblige – en échange de certificats – les fournisseurs d’électricité, de gaz ou de carburant à soutenir des actions d’économies d’énergie chez les particuliers. Mais, dans un rapport au vitriol, la Cour des comptes dénonce un processus dévoyé, au budget considérable : 6 milliards d’euros engagés en 2022 et 2023. Les magistrats pointent plusieurs défaillances. Une bonne partie des certificats n’ont pas de lien direct avec les économies d’énergie ; leur coût pour les fournisseurs d’énergie est répercuté sur les ménages ; la manière de comptabiliser les gains énergétiques incite aux approximations ; leurs effets supposés ne font pas l’objet de contrôles a posteriori…
Sans compter la fraude, massive pour les CEE comme pour MaPrimeRénov’. Le journaliste Pierre Pichère, rédacteur en chef de Génie climatique magazine, enquête depuis plusieurs années sur le sujet. “Cela fait des mois que le Pôle national des certificats d’économies d’énergie (PNCEE) bloque quantité de dossiers car il s’agit en grande partie d’opérations frauduleuses. Nous avons affaire à des réseaux de blanchiment d’argent qui opèrent sur tout type de politiques publiques : tests Covid, comptes personnels de formation, MaPrimeRénov’… Dès que les arrêtés sur les aides sont publiés, les mécaniques de fraude sont déjà prêtes à rouler. Les aides sur la rénovation énergétique sont gangrenées depuis longtemps. On a pu le voir avec la pose de thermostats à 0 euro, par exemple”.
Faux documents, travaux bâclés…, les escrocs produisent leurs méfaits à toute vitesse. Or, selon un rapport de l’Inspection générale des finances, il n’y aurait que 25 fonctionnaires pour gérer les 6 milliards d’euros de CEE. “Il y a un vrai problème de ressources humaines. On ne peut pas gérer des centaines de milliers de dossiers avec aussi peu de moyens. D’autant que l’objectif à atteindre pour ce dispositif sera sans doute revu à la hausse dans un futur proche”, déplore Pierre Pichère. Parmi les fraudes les plus classiques : la surévaluation de la surface du logement ou l’exagération du mauvais état de départ lors de l’étude thermique approfondie. Certains n’hésitent pas non plus à modifier l’altitude des biens : 2 000 mètres pour un logement situé à La Rochelle ! Parfois, les fraudeurs persuadent les clients d’antidater les dossiers pour les faire bénéficier d’aides qu’ils n’auraient pas dû percevoir, car les règles se durcissent au fur et à mesure. Comment prouver ces malversations ? “Il faudrait des enquêtes de police, ce qui n’aura jamais lieu”, commente Pierre Pichère.
“En 2024, on recense moins de diagnostiqueurs et de professionnels de la rénovation qu’il y a trois ans. C’est sans doute la preuve qu’une partie des gens peu sérieux ont disparu”, veut croire Thomas Reynaud, cofondateur et dirigeant de Garantme, un assureur qui se porte garant des locataires en échange d’une cotisation. La méfiance des Français, elle, demeure. Pour la lever, Thomas Reynaud propose d’impliquer davantage le secteur privé dans la rénovation. “On pourrait par exemple obliger ou inciter les institutionnels de l’immobilier à rénover une partie de leur parc sous gestion. Grâce au nombre important de chantiers concernés, cela permettrait d’obtenir des tarifs plus intéressants pour les particuliers.”
Certains maires se mobilisent car ils sont les mieux placés pour repérer les biens à rénover et instaurer un dialogue avec leurs propriétaires. Ainsi, le programme “Territoires zéro exclusion énergétique”, qui s’étend sur une quinzaine de collectivités pilotes, prévoit d’accompagner plusieurs milliers de familles dans les années qui viennent. Une initiative louable, mais dérisoire par rapport à l’ensemble des besoins. “Il faudrait faire de la précarité énergétique une cause nationale, plaide Pascale Mouget. Aujourd’hui, malgré l’ampleur du phénomène, ce n’est pas encore le cas.”
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