En voie de finalisation en France, un programme scolaire consacré à l’éducation “à la vie affective, relationnelle et à la sexualité” doit être présenté courant décembre au Conseil supérieur de l’éducation en vue de sa future mise en œuvre dans les écoles, collèges et lycée. Problème : le texte, plutôt consensuel, se heurte à l’hostilité de parents d’élèves catholiques et d’organisations conservatrices qui, à l’instar des activistes trumpistes aux Etats Unis, s’opposent à toute intervention de l’Etat dans ce qui, selon eux, relève de la sphère privée.
En Suède, l’enseignement scolaire visant la connaissance de la sexualité existe depuis 1955 sans jamais avoir fait de vagues. C’est presque un demi-siècle avant l’entrée en vigueur, en 2001, en France, de la loi sur l’éducation à la sexualité… qui n’a jamais été appliquée. Celle-ci prévoyait trois séances par an et par élève du CP à la terminale. En pratique, très peu d’élèves y ont accès.
Conseillère en relation sexuelle pour couples et célibataires, la thérapeute franco-suédoise Delphine Cartier connaît bien les deux pays. Après avoir grandi dans les beaux quartiers de Paris, la trentenaire s’est installée à Stockholm, où elle est devenue sexologue et, depuis peu, experte pour l’émission de télé-réalité Gift vid första ögonkastet (Mariés au premier regard), diffusée sur le service public. Autrice jeunesse, elle intervient aussi dans les établissements scolaires – par exemple au Lycée français de Stockholm – ainsi qu’à l’université, ou encore devant les fonctionnaires de l’office des migrations pour parler “consentement”, “pornographie”, “identité”, “culture du viol”, etc.
Selon elle, la France a quelques trains de retard sur le royaume scandinave, où une loi sur le consentement est entrée en vigueur en 2018 et où, d’autre part, le mouvement #MeToo a connu une ampleur considérable, notamment dans le milieu culturel. Interview franco-suédoise.
L’Express : En France, le projet actuel de programme d’éducation “à la vie affective, relationnelle et sexuelle” suscite des crispations dans les milieux catholiques. En Suède, ce genre de programmes existe depuis 1955 sans avoir jamais fait de vagues. Pourquoi ?
Delphine Cartier : La France n’est pas la Suède et vice-versa. La France catholique est un pays nettement plus religieux que la Suède protestante, où la thématique du couple et du sexe est abordée avec davantage de sérénité, y compris par les pasteurs luthériens, généralement mariés (et dont la majorité sont des femmes). Ce qui fait peur à certains parents, c’est l’adjectif “sexuelle”. Ils s’imaginent sans doute que “l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle” consiste à parler de sexe, de coït et de pratiques sexuelles. Ils pensent peut-être qu’il s’agit d’un cours d’apprentissage en vue de relations sexuelles où l’on montre des images érotiques, voire pornographiques. Aberrant.
S’il ne s’agit pas de cela, quel est le contenu de vos interventions en milieux scolaire ?
Il s’agit d’aborder, avec un discours correspondant à l’âge de chaque auditoire, des notions fondamentales comme le consentement, les dangers de la pornographie (et son effet sur le psychisme) et le respect du corps d’autrui. Bien sûr, je nomme les choses, car quelques connaissances de base sont nécessaires, notamment sur l’anatomie. Car si les garçons comprennent dès leur plus jeune âge qu’ils ont quelque chose entre les jambes, il n’en va pas de même pour les filles dont l’appareil génital est un peu moins évident à comprendre et entouré de tabous. En la matière, l’ignorance règne chez la plupart des hommes – mais aussi chez les femmes. Les connaissances gynécologiques de la population sont infimes. Combien d’entre eux, ados ou adultes, savent que le clitoris mesure de 10 à 12 centimètres et qu’il comporte 8 000 terminaisons nerveuses, ce qui en fait un organe très sensible ? Les gynécologues eux-mêmes sont souvent déficients, en Suède comme en France ! Obtenir un diagnostic de vaginisme peut prendre jusqu’à huit gynécos…
Il faut aider les enfants, avec des mots qu’ils comprennent
Quels sont les points clés de vos interventions ?
Cela dépend des niveaux de classes, mais le point commun à tous les âges, c’est la notion de consentement. En France, 160 000 enfants sont agressés sexuellement chaque année selon la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. C’est donc le sujet principal. Il faut en parler avec un discours approprié à chaque étape de l’enfance et de l’adolescence. C’est essentiel. Aux petits, j’explique par exemple qu’ils ne sont pas obligés d’apprécier les bisous, les câlins ou les chatouilles. Cela dépend de qui leur marque ces signes d’affection. Idéalement, on voudrait leur apprendre à savoir dire “stop” mais les choses ne sont pas si simples. Les enfants et les ados – et même, parfois, les adultes – ne savent pas dire non ou éprouvent de la gêne à l’idée de le faire. Mieux vaut prendre les choses à l’envers et inciter les enfants à reconnaître s’ils éprouvent, ou non, de l’enthousiasme à faire la bise ou être chatouillé par tel adulte ou à répondre aux avances insistantes de tel garçon. S’il n’y a pas d’enthousiasme, c’est que quelque chose cloche.
L’autre notion importante est celle de “secret”, systématiquement utilisée par les pédophiles. J’explique qu’il y a de bons et de mauvais secrets. Et que tous les secrets ne sont pas faits pour être gardés. Par exemple, un mauvais secret est celui proposé par un beau-père qui touche une enfant en lui disant : “Ça, c’est notre secret, ne le répète à personne.” Un “bon secret”, au contraire, serait celui d’un beau-père qui dirait à un enfant : “Regarde, j’ai acheté ce cadeau pour ta mère mais n’en parle pas, c’est notre secret.” Bref, il faut aider les enfants, avec des mots qu’ils comprennent, à déjouer les stratégies des abuseurs. Le conseil suivant – quelque que soit l’âge de l’enfant ou de l’ado –, c’est de trouver une personne de confiance à qui parler : un parent, un ami de la famille, une infirmière… Evidemment, aborder des sujets négatifs n’est pas facile. Et beaucoup d’enfants courent le risque de ne pas oser parler. Mais mes interventions en classe leur ouvrent une porte et leur montrent un chemin. Il est arrivé plus d’une fois qu’un élève vienne me voir à la fin de mon intervention pour se confier ou demander conseil.
Quel discours tenez-vous aux collégiens ?
Le consentement reste le point central. Mais, de plus, à partir de la classe de sixième, vers l’âge de 11 ans, les jeunes commencent à ressentir des sensations amoureuses et leurs corps évoluent. Les seins des filles commencent à pousser et les garçons ressentent soudain quelque chose, la nuit, au niveau du bas-ventre. Bref, on parle de ce qui les attend avec la puberté. On essaie de comprendre comment le corps fonctionne. Il est important de trouver les mots qui conviennent – zizi, pénis… – afin que tous se sentent à l’aise.
Il faut nommer les choses de manière concrète
Je me souviens qu’en France, au cours de ma scolarité dans une école et un collège catholique du XVIᵉ arrondissement de Paris, j’ai eu droit à une ou deux heures de sensibilisation à l’éducation sexuelle en tout et pour tout au fil de sept années de scolarité. Lorsque l’intervenant a abordé la question des règles, il nous parlait follicules et sciences naturelles mais pas des raisons pour lesquelles nous avions mal ou pas. C’était totalement désincarné, pas ancré dans le réel. Cela n’était d’aucune aide. Il faut nommer les choses de manière concrète, car il n’y a aucune honte à cela. Plus les mots sont prononcés, plus les jeunes ados se sentent à l’aise pour s’exprimer.
Evidemment, ils s’esclaffent pendant mon cours, mais mon travail consiste à dédramatiser le sujet. Je m’adresse toujours à des classes mixtes et insiste pour que garçons et filles s’écoutent mutuellement, apprennent à se connaître et à se respecter. Hélas, aujourd’hui encore, lorsqu’une fille est de mauvaise humeur, elle s’entend dire : “Mais tu as tes règles !” Nous en sommes toujours là… Je mobilise les garçons pour leur dire que leur génération peut faire mieux que la précédente et qu’ils valent mieux que ces propos dégradants. Je les responsabilise en mettant en avant l’idée de l’égalité homme-femme.
Certains parents, aux Etats-unis comme en France, estiment qu’il n’appartient pas à l’école de se mêler de l’éducation sexuelle de leurs enfants. Votre avis ?
Je trouve très bien que des parents s’emparent de ce sujet, mais, la réalité, c’est qu’environ 85 % d’entre eux trouvent le sujet embarrassant. Ils ont des difficultés à aborder la question de la sexualité avec leurs enfants. Je comprends cela très bien. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant, puisque, même entre eux, les adultes sont gênés pas ces sujets. Alors pourquoi ne pas déléguer cette tâche à des gens qui s’y connaissent un peu et ont l’habitude de traiter la question. Evidemment, il est indispensable que les intervenants eux-mêmes possèdent une certaine éthique, mais il me semble que c’est le cas.
Encore une fois, les cours d’éducation à la sexualité ne sont pas de leçons de pornographie ! Il s’agit simplement de donner aux jeunes les moyens de comprendre un sujet qui les dépasse un peu. C’est important parce que les statistiques sont là, peu ou prou identiques dans tous les pays européens : 1 fille sur 10 et 1 garçon sur 20 sont abusés sexuellement au cours de leur vie avant la majorité. Cela signifie statistiquement que, dans chaque classe, 3 collégiens ou lycéens sur 30 élèves ont déjà été victimes d’un abus sexuel… Ne pas parler du sujet ne va pas aider à le résoudre. En France, j’imagine que les catholiques les plus conservateurs prônent l’abstinence et jugent immoral d’aborder des sujets. Mais prévenir les viols en parlant consentement n’est-il pas plus moral que de laisser perdurer la culture du viol. J’imagine aussi que la majorité d’entre eux pensent que leur catégorie sociale n’est pas concernée par les viols. Hélas, c’est faux ! Personne n’est épargné. Et ne rien faire contre la perpétuation des viols est, selon moi, sacrément immoral aussi.
Quel est le bon âge pour parler ces sujets ?
Aujourd’hui, les enfants sont confrontés aux films pornos à l’âge de 11 ans en moyenne. Et ce n’est pas du porno soft, comme dans les films érotiques des années 1990. Les productions actuelles, disponibles en trois clics, sont beaucoup plus dures, avec des scènes souvent brutales à l’égard des femmes et, aussi, avec une banalisation des scènes de sexe collectif. Voilà ce à quoi accèdent les très jeunes ados en moins de trente secondes. Si l’on intervient seulement au lycée à partir de l’âge de 15 ans, en classe de seconde, il est déjà beaucoup trop tard. En fait, c’est quatre années trop tard… Or les images pornographiques peuvent fausser la sexualité future en créant des traumatismes et des souffrances psychologiques qu’il ne faut pas prendre à la légère.
On met, hélas, des bâtons dans les roues des adolescents
A force de croire que les sexes masculins en érection mesurent 25 centimètres et que les rapports sexuels durent quarante-cinq minutes, les garçons se sentent dévalorisés, voire minables. Or, la réalité, c’est que la taille moyenne est de 13 centimètres et que les relations sexuelles durent en moyenne trois minutes et trente secondes. Quant aux filles, elles sont, dans ces films, toutes fines, avec des seins siliconés avec des poils nulle part. Résultat, beaucoup de jeunes filles, qui se comparent à ces actrices fake, ont peur de se montrer à la lumière. Autrement dit, en ne parlant pas de la différence entre le porno et la réalité aux adolescents des deux sexes, on leur met des bâtons dans les roues. L’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle consiste au contraire à déjouer tous ces pièges afin d’aider les ados à trouver le chemin d’une sexualité saine. Les films pornos posent un autre problème : les hommes n’utilisent presque jamais de préservatifs. Par mimétisme, les jeunes en utilisent moins aujourd’hui que dans les années 1980 et 1990. Ce qui explique que l’on assiste à une résurgence de la syphilis.
Comment libérer la parole sur tous ces sujets ?
En classe, je fais des sondages en direct pour mieux battre en brèche certaines idées reçues. Par exemple, je demande aux élèves de se mettre sur une ligne. Puis, je leur demande s’ils pensent que le désir sexuel masculin est plus fort (donc plus irrépressible) que celui des femmes. S’ils pensent que c’est le cas, alors, ils doivent avancer d’un pas. En général, la majorité de la classe avance d’un pas. Or c’est faux, évidemment. Et j’explique pourquoi. J’interroge aussi la classe sur les préjugés contre les filles. Je demande aux élèves s’ils pensent qu’un garçon qui coucherait avec 10 filles serait considéré de la même façon qu’une fille qui coucherait avec 10 garçons ? Leur réponse est non, évidemment. Le garçon passerait pour un petit don Juan, tandis qu’une fille serait considérée comme une p*** ou une s***. Cela ouvre une discussion dont la finalité consiste à expliquer aux élèves que, dans l’intérêt commun, il faut respecter les filles comme les garçons. Et cela, afin que tout le monde, dans la vie future, bénéficie d’une sexualité saine et équilibrée.
En quoi l’enseignement dispensé aux lycéens est-il différent de celui que reçoivent les collégiens ?
A partir de la majorité sexuelle [NDLR : 15 ans en France comme en Suède], c’est-à-dire à l’âge où les plus précoces sont susceptibles d’avoir des rapports, je parle de la notion de plaisir. Pas pour les inciter à rechercher ce plaisir en faisant des expériences sexuelles, mais pour contrecarrer l’idée, très présente parmi les filles, que “la première fois” fera mal et occasionnera des saignements. Ayant cela en tête, beaucoup seront tendues lors de leur première expérience future. Cette expérience douloureuse pourra entraîner des vaginismes et causer une anxiété sexuelle importante au cours de la vie. Je les alerte sur ce sujet, car mieux vaut prévenir que guérir.
Les hommes suédois en savent davantage
Je le répète : il ne s’agit aucunement de pousser quiconque à perdre sa virginité précocement. Au contraire, j’insiste en disant que chacun avance à son rythme et que si quelqu’un n’a pas de rapport sexuel avant 30 ans, cela ne pose aucun problème. Mon propos est simplement d’expliquer que, le jour où cela arrivera, mieux vaut être détendu et relaxé, et que, si tel n’est pas le cas, alors il est possible de faire autre chose avec son petit copain : regarder un film, jouer à la PlayStation ou autre. Le message est : votre corps ne doit pas subir quoi que ce soit contre votre gré. Accessoirement, c’est l’occasion d’améliorer les connaissances gynécologiques des garçons et des filles.
Abordez-vous la question de l’homosexualité ?
Bien sûr. Je parle de l’identité de genre en quelques phrases pour dire qu’il est possible que certains soient attirés par des personnes du même sexe et que, étant minoritaires dans la société, ils doivent s’attendre à des difficultés supplémentaires. Certains devront faire leur coming out. D’autres se sentiront seuls. D’autres encore seront discriminés. Je leur indique surtout qu’ils ne sont ni les premiers ni les derniers dans leur situation. Et qu’il existe des endroits et des gens qui peuvent leur procurer de l’aide.
Les Français sont-ils mieux ou moins bien informés sur tous ces sujets que les Suédois ?
Les Français vivent avec l’idée qu’ils sont des séducteurs romantiques. Ils pensent qu’en la matière ils possèdent quelque chose d’inné. Autrement dit, ils n’ont rien à apprendre, parce qu’ils sont compétents, par atavisme. Hélas, c’est faux. Les Français croient s’y connaître, mais ne s’y connaissent pas. Certes, ils savent mieux flirter et séduire, c’est vrai. Mais, en matière de sexualité proprement dite, les Suédois en savent davantage. Ils sont plus instruits. Cela n’est pas dû au hasard. Les cours d’éducation à la sexualité ont été instaurés en 1955 et la loi sur le consentement date de 2018. Tout cela a infusé dans la société et porté ses fruits. Progressivement, la Suède donne les moyens aux collégiens et aux lycéens de comprendre en quoi consistent les relations sexuelles. Ce qui leur permet, plus tard, d’agir avec un jugement éclairé sur la question.
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