Cette chronique raconte la petite et la grande histoire derrière nos aliments, plats ou chefs. Puissante arme de soft power, marqueur sociétal et culturel, l’alimentation est l’élément fondateur de nos civilisations. Conflits, diplomatie, traditions, la cuisine a toujours eu une dimension politique. Car, comme le disait déjà Bossuet au XVIIᵉ siècle, “c’est à table qu’on gouverne”.
Mais quelle mouche l’a piqué ? Alors que le Parlement coréen n’a pas validé, ce samedi 7 décembre, la destitution du président conservateur élu en 2022, le déclenchement de la loi martiale demandée par Yoon Suk-yeol a laissé bouche bée beaucoup de chancelleries occidentales. Les nombreux scandales (le sac à main Dior offert à sa femme, des accusations de trafic de sondages) et une popularité en chute libre ne suffisent pas à expliquer pourquoi l’ex-procureur général de Corée a réveillé, pendant quelques heures, le spectre de la dictature dans cette jeune démocratie libérale. Pour Han Dong-hoon, le chef de son propre parti (PPP), il ne fait désormais guère de doute que ce coup de force a servi de prétexte pour arrêter des opposants politiques plutôt que de protéger la patrie contre une menace immédiate nord-coréenne.
A l’heure actuelle, il est encore difficile de mesurer les répercussions de ce poison lent que vient d’injecter le président coréen. Outre les conséquences politiques, les marchés ont peu goûté son dernier coup de menton. Le secteur agroalimentaire, dont les exportations vers le Japon et la Chine sont en forte croissance, craint déjà que l’image du pays ne soit durablement entachée. Certains responsables de l’industrie des nouilles instantanées – très puissante dans la région – et de la “K-Food” sont déjà montés au créneau pour tirer la sonnette d’alarme dans les médias coréens.
L’oignon vert devient l’emblème de l’opposition
Au pays du “Matin calme”, on ne plaisante pas avec la nourriture. La lente dérive autoritaire de Yoon Suk-yeol et le mécontentement global de la population ont étrangement connu une accélération le 18 mars dernier dans un magasin… de fruits et légumes de Séoul. Alors que son parti tente de reprendre le contrôle du Parlement dans le cadre des élections législatives, le président se rend dans ce commerce, sous l’œil des caméras, pour prouver à tout le monde que les prix sont en baisse. Il sait que l’argument de l’inflation peut faire basculer le vote. Inspectant une botte d’oignons verts, il se lance dans un argumentaire : “J’ai visité de nombreux marchés et 875 wons [NDLR : 60 centimes d’euro] pour ça, c’est un prix raisonnable”. Sauf que les journalistes vont vite découvrir l’entourloupe. En théorie, cet ingrédient très populaire de la cuisine coréenne coûte trois à quatre fois plus cher. Le propriétaire de l’échoppe a simplement baissé ses prix juste avant la visite du chef de l’Etat…
L’oignon vert va très vite devenir l’emblème de l’opposition lors des meetings de campagne. Une avalanche de mèmes fleurissent sur Internet. Certains ont même commencé à poster sur les réseaux sociaux des photos d’eux brandissant des oignons verts dans les bureaux de vote, accompagnés de hashtags tels que #oignonsverts875wons. Un mouvement si puissant que la Commission électorale nationale a été obligée d’interdire cet ingrédient près dans les bureaux de vote afin de ne pas perturber le scrutin. Des publicités ont même circulé sur des sites marchands pour des bandeaux et des porte-clés hyperréalistes en forme d’oignon vert.
L’omurice pour relancer les relations avec le Japon
Yoon Suk-yeol, fin gourmet et passionné de cuisine, a toujours aimé résoudre les crises autour de la table. En 2023, il est invité par le Premier ministre japonais Fumio Kishida à réchauffer des liens minés ces dernières années par des contentieux historiques. La rencontre avec ce voisin est inédite à ce niveau depuis 12 ans. Objectif ? Relancer leurs relations diplomatiques et commerciales et présenter un front uni face à la Corée du Nord. Pour sceller ce rapprochement, les deux dirigeants se retrouvent au Rengatei, le restaurant qui aurait inventé le plat préféré du président coréen : l’omurice.
Ce met familial très simple, composé d’une onctueuse omelette qui englobe ou surplombe du riz sauté généreusement nappée de ketchup, est né au Japon par l’importation et l’adaptation de recettes occidentales après l’abrogation du sakoku [NDLR : restrictions commerciales aux puissances étrangères] au début de l’ère Meiji, entre 1868 et 1912. Si aujourd’hui, il est adoré des enfants coréens, il reste néanmoins un symbole de ce que fut l’occupant japonais entre 1910 et 1945.
En Corée du Sud, les blessures de la colonisation sont encore loin d’être refermées. En 2023, Yoon Suk-yeol a accepté l’idée de mettre en place un mécanisme d’indemnisation pour les victimes de travail forcé, soit plus de 780 000 personnes selon Séoul… mais sans la participation directe du Japon. Un accord qualifié par le chef de l’opposition de “plus grande humiliation de notre histoire”, accusant le président coréen de se coucher devant les Nippons.
Si l’omurice partagé avec le chef du gouvernement japonais est loin d’avoir réglé tous les antagonismes, une mesure restera toutefois à son crédit. Yoon Suk-yeol a fait adopter, au début de l’année 2024, une loi visant à interdire d’ici trois ans le commerce de viande de chien qui faisait jusqu’ici partie intégrante de la cuisine sud-coréenne. Amoureux déclaré des animaux, le président a adopté plusieurs chiens et chats errants avec la Première dame Kim Keon Hee, elle-même une virulente critique de cette pratique. Tory – c’est son nom – est donc devenu le premier chien a troqué sa fin de vie à l’abattoir contre une existence plus paisible à la Maison-Bleue, le palais présidentiel.
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