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Arnaud Teyssier : “Cette motion de censure, c’est presque du vandalisme constitutionnel”


Il est de ceux, rares, à pouvoir répondre à la question devenue un “gimmick” de la politique française : “Imagine-t-on le général de Gaulle faire ci, ou dire ça ?” Arnaud Teyssier est un haut fonctionnaire, historien, président du conseil scientifique de la Fondation Charles-de-Gaulle, compagnon de route de Philippe Séguin, et auteur de plusieurs ouvrages (dont le dernier paru chez Perrin en septembre s’intitule Charles de Gaulle. L’angoisse et la grandeur). Pour L’Express, il analyse la situation inédite où nous nous trouvons.

Selon lui, “dans son absence de clarification et de prise en compte du résultat, la dissolution du 9 juin n’était pas très gaullienne”, contrairement à ce qu’Emmanuel Macron a beaucoup répété. L’historien n’épargne pas pour autant les oppositions, rappelant que dans l’esprit de notre Constitution, la motion de censure qui fait suite à l’usage du 49.3 “n’a de sens que si l’opposition est capable d’offrir une alternative”. Il met en garde : “A force d’esquinter les institutions de la Ve, et à force de liquider les bons usages établis depuis 1958, on va finir par provoquer une crise de régime.”

L’Express : De quoi, principalement, la crise que nous vivons est-elle le symptôme selon vous ?

Arnaud Teyssier : D’une prodigieuse perte de compréhension des institutions, à la fois chez ceux qui gouvernent et dans l’opposition. On a perdu “les codes” de la Ve République, qui est un régime assez complexe mais avec une logique simple et puissante, à savoir qu’une démocratie doit être gouvernée. Parce que la démocratie quand elle est faible, quand elle ne peut pas prendre de décisions, est exposée à toutes les menaces : extérieures, intérieures, crise économique, crise sanitaire, crise diplomatique, etc. Donc l’idée de la Ve, c’est que la France soit toujours gouvernée, et qu’elle le soit démocratiquement. Pour cela, il y a une logique institutionnelle, avec un exécutif fort, un Parlement rationalisé, et des outils qui permettent à l’exécutif de vérifier à la fois sa légitimité et le soutien qu’il a du peuple français. Voilà. Mais nous ne comprenons plus le sens de nos institutions, nous ne comprenons plus ce régime, et cela s’est illustré de façon édifiante avec la motion de censure de ce mois de décembre.

En quoi ?

Le mécanisme de l’article 49 alinéa 3 est fait pour assurer la stabilité du gouvernement. La motion de censure, qui peut être déposée dans la foulée, c’est le recours du Parlement pour renverser le gouvernement. Elle est très difficile à obtenir [NDLR : elle nécessite le vote de la majorité absolue des députés] et n’a de sens que si l’opposition est capable d’offrir une alternative. Dans l’idée des constituants de 1958 – qui, pour beaucoup, avaient souffert des faiblesses de la IVe République – la motion de censure inversait en quelque sorte la charge de la preuve : si vous parvenez à renverser le gouvernement, il faut que ce soit pour proposer un autre gouvernement avec un programme, des moyens d’action, etc. La motion de censure de ce début décembre, c’est presque du vandalisme constitutionnel. Deux oppositions qui n’ont rien à voir entre elles ont uni leurs voix, sans pouvoir constituer de majorité alternative.

La logique qui a prévalu ce 4 décembre était la logique des partis, à laquelle de Gaulle voulait justement mettre fin avec la Ve République. Est-ce un retour à la case départ ?

Absolument. La façon dont nos députés viennent de pratiquer la motion de censure était une pratique façon IVe République : elle n’obéissait pas à des objectifs politiques, mais à des objectifs partisans. Chacun s’est posé la question : “Comment faire en sorte, vis-à-vis de mon propre électorat, vis-à-vis du calendrier, pour que je me présente dans les meilleures conditions le jour venu, soit aux législatives, soit à la présidentielle ?” Personne n’a agi en fonction de l’intérêt du pays, à l’instant T, de renverser le gouvernement – sachant, encore une fois, que pour l’instant on ne peut pas proposer d’alternative politique. Cela jure profondément avec l’esprit de nos institutions. Nous sommes dans une crise politique, culturelle, qui peut aboutir, à la fin, à une crise de régime. Parce qu’à force d’esquinter les institutions de la Ve, et à force de liquider les bons usages établis depuis 1958, on va finir par provoquer une crise de régime.

L’intérêt général a-t-il été mis au second plan ?

Il y a un mot merveilleux dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui est le mot “évidemment”. Il figure dans l’article sur le droit de propriété, où il est dit qu’on peut restreindre le droit de propriété lorsque la nécessité publique l’exige “évidemment”. C’est aussi un mot gaullien. Le général le dit, en 1969, quand il prononce son dernier discours avant le référendum. Il dit aux Français : “Si je suis désavoué par une majorité d’entre vous, solennellement, sur ce sujet capital, et quels que puissent être le nombre, l’ardeur et le dévouement de ceux qui me soutiennent […], ma tâche actuelle de chef de l’Etat deviendra évidemment impossible et je cesserai aussitôt d’exercer mes fonctions.” “Evidemment” est la clé de tout. Il y a des évidences en politique. Là, l’évidence était – qu’on aime ou qu’on n’aime pas le gouvernement Barnier – d’assurer la stabilité jusqu’à ce qu’une nouvelle clarification soit rendue possible.

Comment ?

Soit par une nouvelle dissolution quand elle sera de nouveau possible. Soit par la constitution d’une opposition alternative nécessitant tractations et compromis. Soit, éventuellement, par une élection présidentielle anticipée. Je dis “éventuellement” car on ne peut pas tabler dessus.

Beaucoup de Français n’ont pas compris la dissolution de juin dernier, qui a mené à la situation où nous sommes. Emmanuel Macron continue de la justifier au nom d’un esprit gaullien de “retour au peuple”. L’était-elle, gaullienne ?

Je l’ai dit tout à l’heure, il y a deux ressorts présidentiels pour sortir d’une crise politique : le référendum ou la dissolution – au passage, de Gaulle préférait clairement le référendum. Mais, “évidemment”, que l’on choisisse l’un ou l’autre, il faut comprendre qu’après, cela a des implications. Il y a une mise en jeu de la responsabilité du président. Alors je ne dis pas qu’Emmanuel Macron, parce qu’il a en quelque sorte “perdu” sa dissolution, aurait dû démissionner : tout le monde n’est pas obligé de faire comme le général de Gaulle. Mais en tout état de cause, cela aurait dû l’amener à repenser sa vision des choses, à changer plus profondément sa façon de faire, etc. Donc pour résumer, la dissolution était conforme à la lettre et même à l’esprit de la Constitution, mais dans son absence de clarification, et de prise en compte du résultat, elle n’était pas très gaullienne.

Le “timing” choisi n’était pas très propice à la clarification…

Oui. Pour qu’il y ait une clarification, il aurait fallu qu’il y ait une vraie campagne. Or Emmanuel Macron a dissous précipitamment, juste avant les Jeux olympiques. Il ne pouvait y avoir de campagne digne de ce nom.

Depuis quelques mois, la proportionnelle fait son come-back dans la discussion et le débat public. Est-ce une option pertinente pour sortir des crises chroniques que nous traversons ?

Le retour à la proportionnelle serait selon moi dramatique et aurait pour effet d’inscrire dans le marbre le désordre actuel. Le grand avantage du scrutin majoritaire, c’est d’obliger les formations politiques à passer des alliances, y compris des alliances programmatiques, avant les élections. Avec la proportionnelle, le compromis et “l’esprit de coalition” – que nous vantent ses thuriféraires – se font dans le dos des électeurs, après les élections. Par ailleurs, je pense que la proportionnelle est contraire à l’esprit de la Ve. L’Assemblée nationale n’a pas pour vocation de représenter “la composition sociologique” du pays, ou même l’opinion publique avec ses panels et ses segments. Le scrutin majoritaire – qui n’est certes pas inscrit dans la Constitution mais qui pour moi est devenu consubstantiel à la Ve République – est là pour exprimer un mouvement profond du corps électoral. Il y a cette idée que lorsque l’électeur est dans l’isoloir, il oublie qu’il est un homme ou une femme, qu’il vient de tel milieu social, qu’il a telle orientation sexuelle, etc. L’électeur a quelque chose qui dépasse l’individu. C’est un citoyen, qui fait ses choix. Le scrutin majoritaire est destiné à faire émerger cela.

La vocation majoritaire de la politique en démocratie est fondamentale. Mais on a le sentiment, aujourd’hui, d’être devant une société tellement fracturée qu’on se demande si le projet majoritaire est encore atteignable…

Je pense qu’il est atteignable à condition que les partis politiques soient capables de se redonner une identité. C’est-à-dire des idées, des projets, des lignes de conviction qui peuvent entraîner l’adhésion… C’est frappant comme, à l’échelle mondiale, la plupart des gouvernements démocratiques donnent le sentiment aux peuples qu’ils ne peuvent plus faire grand-chose. A cause de la mondialisation. A cause des traités. A cause des normes, etc. Comme l’explique très bien le politologue Yves Mény, la démocratie repose au départ sur une sorte de frustration acceptée : le peuple souverain accepte de déléguer sa souveraineté à des représentants. En contrepartie, on lui promet la protection, le bien-être, le progrès pour tous, etc. Aujourd’hui, les peuples ont l’impression que la contrepartie s’est trop gravement érodée. Et donc la frustration devient intolérable. C’est un phénomène global, mais en France, plus particulièrement. Parce que les Français attachent beaucoup d’importance au fait d’être gouvernés avec une certaine autorité. C’est paradoxal pour un peuple qui a fait la révolution – qui en fait plusieurs même –, mais c’est comme ça, et c’est ce que de Gaulle avait senti. La droite française paie cher de l’avoir oublié… C’est ce que Philippe Séguin appelait la “dégaullisation de la droite”.

De quand date-t-elle ? Du traité de Maastricht (contre lequel Séguin avait guerroyé) ?

Oui, et elle s’est accélérée avec la création de l’UMP. Avant, il y avait un certain nombre de fondamentaux qui étaient hérités du gaullisme : la nation comme base de la souveraineté, le libéralisme corrigé par un culte de l’Etat – l’Etat social, planificateur, etc. Tout cela a été jeté aux orties dans les années 2000, avec l’UMP. Il y a eu une sorte d’évidement par le centre, et la droite est devenue un truc euro-centro-libéral qui a perdu son identité. Pour moi, la droite s’est laissé gagner par une sorte de “poujadisme chic”, qui prétend que tous nos maux viennent d’un Etat obèse, etc. C’est là-dessus que le Front national a prospéré en réalité. Marine Le Pen a habilement compris qu’il fallait réinvestir le thème de l’Etat fort, de l’Etat social, de l’Etat qui garantit la sécurité, etc.

Depuis des années, le RN est le seul parti contraint d’avoir une logique de second tour (les autres peuvent se contenter de passer le premier, et d’être élus grâce au front républicain). Cela a conduit le RN à travailler une aspiration majoritaire, notamment dans sa posture. Or, là, avec le vote de la censure, Marine Le Pen s’est montrée politicienne, partisane, calculatrice…

Clairement. En 2022, par certains discours, certaines postures, Marine Le Pen cherchait à prendre une pose très “Ve République” – ce qui était une façon très habile d’achever le grand dépouillement de la droite. Mais j’ai l’impression qu’au fur et à mesure que le RN devient gros et, partant, hétérogène, cette intuition se dilue. A mon avis, le RN est en train de montrer qu’il est idéologiquement incohérent, disant tout à la fois que l’Etat dépense trop, qu’il faut faire sauter la réforme des retraites, etc. Ils parlent tous azimuts. C’est peut-être lié à la croissance trop rapide de sa représentation parlementaire, ou au fait que les idées ne sont pas structurées, ou encore que les personnalités ne le sont pas non plus… En tout cas, je pense qu’en ce moment, ils montrent qu’ils ne sont pas vraiment devenus un parti de gouvernement.




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