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En mer Baltique, la transition énergétique victime de la guerre hybride du Kremlin


Ça remue en mer Baltique. En l’espace de quelques semaines, deux épisodes ont recentré l’attention sur cette étendue d’eau au froid mordant, devenue le théâtre d’une guerre hybride entre la Russie et le reste des pays riverains. Le dernier, mi-novembre, a eu le plus d’éclat : la section de deux câbles de télécommunications sous-marins, d’une part entre la Finlande et l’Allemagne, d’autre part entre la Suède et la Lituanie, où la connexion Internet a été un temps perturbée. La théorie du sabotage est sérieusement étudiée, un cargo chinois commandé par un officier russe, le Yi Peng 3, ayant été détecté sur les lieux des coupures. Les autorités suédoises et finlandaises ont chacune ouvert une enquête.

L’autre évènement a eu lieu une quinzaine de jours plus tôt. Certes moins spectaculaire, il s’avère tout aussi révélateur des questions militaro-technologiques qui agitent la région, avec toujours l’ombre du Kremlin en toile de fond. La Suède, encore elle, a décidé de retirer les permis de construire de 13 projets de parcs éoliens en mer Baltique pour des raisons de sécurité nationale. Selon le ministre de la Défense, Pal Jonson, ces champs d’éoliennes, s’ils avaient été maintenus, auraient fait passer d’une à deux minutes le délai de détection d’une potentielle attaque de missiles. Les interférences causées par les échos radars des mâts et des pâles auraient pu perturber les capteurs, réduisant leur capacité à détecter de potentiels sous-marins, ou gêner les systèmes de navigation et de communication des avions militaires. “Des risques inacceptables” pour le pays nordique et ses alliés, a-t-il affirmé.

La proximité avec Kaliningrad, l’enclave russe “hautement militarisée” située à seulement 300 kilomètres de l’île de Gotland, n’a fait que renforcer la décision du gouvernement. “À l’heure actuelle, nous ne voyons pas de solutions techniques ou de conditions juridiques permettant la coexistence de nos intérêts de défense et de l’énergie éolienne en mer Baltique”, a même ajouté l’armée suédoise dans un récent courriel à l’AFP.

“Plus on va à l’Est, plus on en parle”

Le dilemme que Stockholm vient de trancher de manière nette ne surprend guère Christian Bueger. Ce professeur en relations internationales à l’université de Copenhague, au Danemark, explore le sujet depuis plusieurs années. “Quel niveau de sécurité est suffisant pour ces installations ? Et jusqu’où doit-elle primer sur la révolution de l’énergie verte ?”, interroge l’auteur de Understanding Maritime Security (Oxford University Press, non traduit, 2024). C’est la première fois que l’argument militaire est si ouvertement évoqué pour rejeter des projets éoliens. “Quand il y a des suspicions de problème de sécurité nationale, c’est habituellement regardé en amont, avant les appels d’offres, plutôt qu’a posteriori“, confirme Nicolas Mazzucchi, chef du pôle Stratégie navale & Wargaming au Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM).

Cette fois-ci, le contexte géopolitique a entraîné une drastique réévaluation des risques, bien au-delà de la discrétion qui entoure d’habitude ces affaires sensibles. Il faut dire que la donne a changé : la Russie a attaqué l’Ukraine, poussant la Suède et la Finlande à rompre leur neutralité historique pour rejoindre l’Alliance atlantique. La mer Baltique est peut-être passée d’un “lac soviétique” à un “lac otanien”, mais la menace venue de l’Est demeure omniprésente. Et les infrastructures énergétiques sont des cibles de choix.

Faut-il rappeler les explosions des gazoducs Nord Stream, en septembre 2022, qui ont défrayé la chronique ? Ou, moins médiatique, les dégâts causés un an plus tard par l’ancre d’un navire chinois sur le Balticconnector, reliant l’Estonie et la Finlande, et sur un câble sous-marin de télécommunication ? Les explications de Pékin ont laissé sceptique le ministre estonien de la Défense. “La thématique est prise très au sérieux par un certain nombre de pays, surtout dans le nord de l’Europe. Plus on va à l’Est, plus on en parle. Et plus les regards sont orientés vers Moscou”, détaille Annabelle Livet, chargée de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). À tel point que l’argument a été en partie utilisé par la Pologne pour expliquer son retard dans le développement de l’éolien offshore.

Physique, cyber ou les deux

La mer est un milieu inhospitalier. Opaque. Ses fonds le sont encore plus. Alors, une infrastructure implantée à plusieurs dizaines de kilomètres des côtes n’est pas mieux protégée qu’une autre sur la terre ferme. “C’est même pire, poursuit Annabelle Livet. Non seulement l’environnement y est hostile, mais s’il se passe quelque chose, vous ne voyez rien, vous ne savez rien”. “Des zones grises”, comme les caractérise Christian Bueger. Hors accidents et aléas naturels, trois types de risques y ont été identités pour les parcs éoliens.

Le premier est physique. “Il ne serait pas compliqué pour quelqu’un de venir réaliser un acte malveillant à bord d’un bateau, surtout qu’un certain nombre de ces champs offshore ne sont qu’à quelques miles ou dizaines de miles nautiques des côtes, convient Nicolas Mazzucchi. Chaque éolienne, par rapport à sa voisine, doit être installée à une distance égale a minima à trois fois le diamètre des pâles. Celui des plus récentes équivaut à la tour Eiffel, plus de 300 mètres de haut. Multiplié par trois, cela fait 1 kilomètre entre deux éoliennes. Vous imaginez la taille d’un parc de plusieurs dizaines voire centaines d’unités ? Et la complexité pour gérer la sécurité ?” D’autant que les mâts ne sont pas les seuls éléments exposés : le transformateur central qui relie les éoliennes à la terre l’est aussi, ainsi que les câbles électriques au fond de l’eau.

Le second danger provient des cyberattaques. “On peut penser à de l’espionnage, des rançongiciels ou une prise – ou perte – de contrôle d’une éolienne ou de l’ensemble du parc”, fait savoir l’expert danois. C’est ce qui est arrivé à plusieurs milliers d’éoliennes terrestres allemandes au tout début de l’invasion russe en Ukraine, en 2022, après une attaque informatique visant un satellite : impossible de les diriger à distance, bien qu’elles fonctionnaient en mode automatique. Des maliciels spécifiques aux éoliennes ont ainsi été développés dès le milieu des années 2010. Ils visaient essentiellement les modèles les plus anciens, qui n’étaient pas conçus pour accueillir un pilotage à distance. Même si celui-ci était ajouté après-coup, l’éolienne restait vulnérable. “Heureusement que les nouvelles s’avèrent bien plus robustes à ce niveau”, pointe le directeur de recherche au CESM.

Le troisième risque se trouve à la confluence des deux précédents : l’attaque “cyberphysique”. Autrement dit, du cyber sans passer par Internet. “C’est-à-dire l’intrusion physique d’une personne sur le transformateur central d’un parc offshore, dont la protection est souvent assez faible, puis l’injection dans le système d’un virus contenu dans une clef USB”, décrit Nicolas Mazzucchi. Aucun scénario à la Stuxnet – du nom de ce malware conçu par la NSA pour saboter le programme nucléaire iranien – n’a été recensé pour l’éolien, mais la scène aurait toute sa place au milieu d’un film d’espionnage.

Dans un rapport publié en juin dernier, le Centre pour les technologies émergentes et la sécurité (CETaS) admet que les parcs éoliens du Royaume-Uni situés en mer du Nord, elle-même connectée à la Baltique, sont de plus en plus vulnérables aux cyberattaques. Que beaucoup ne bénéficient pas de mesures de sécurité suffisantes, en partie à cause de technologies vieillissantes. Et qu’il “existe un grand potentiel pour améliorer la cyberrésilience de l’éolien en mer grâce à l’IA et aux outils d’automatisation intelligente”, sans qu’ils ne soient une solution miracle.

Générer de l’incertitude

Le continent européen a placé l’éolien, comme les autres renouvelables, au cœur de sa transition énergétique. Sa part augmente dans les mix électriques nationaux, mais reste encore minoritaire. À première vue, s’en prendre aux parcs offshore semble revêtir un intérêt limité. “En déconnectant un champ, vous enlevez quelques centaines de mégawatts dans un système qui compte plusieurs gigawatts. Sauf si le réseau est mal élaboré, l’effet sera assez faible”, relève Nicolas Mazzucchi. Mais le véritable objectif est d’altérer la perception de l’évènement par la population. “Si vous voyez un mât en flamme, l’effet produit sur le cerveau – à savoir l’idée selon laquelle il y aura un peu moins d’électricité dans le circuit – sera maximisé. C’est bien cela que recherchent les auteurs de l’attaque”, ajoute le chercheur.

L’incertitude constitue le carburant de la guerre hybride, dans laquelle un État peut se camoufler derrière un groupe pour se dédouaner de toute responsabilité. “La méfiance créée par les théories du complot au sein de la société est le principal dégât de ces attaques, abonde Christian Bueger. Voyez l’exemple de Nord Stream, avec les accusations contre les Etats-Unis ou l’Ukraine. C’est en cela que les infrastructures énergétiques sont des cibles intéressantes : l’attaque est relativement facile et pas très chère à mettre en place, pour un résultat efficace.”

Qui doit s’assurer de la protection de ces installations ? Les opérateurs des parcs éoliens en sont logiquement les premiers responsables. Mais les États ont aussi un rôle à jouer dans la sûreté maritime le long de leurs côtes. Certains ont depuis longtemps pris le taureau par les cornes : sans surprise, les pays nordiques, Norvège en tête, et baltes. D’autres peinent à avancer, notamment en raison d’une législation floue et d’un embrouillamini administratif. “En Allemagne, c’est le bazar”, illustre le professeur danois. “Un cauchemar d’un point de vue juridique, valide la chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). La marine allemande n’est pas autorisée à intervenir, sauf en cas de demande préalable de la police. Idem pour la coordination bureaucratique, répartie entre 3 ou 4 ministères, à la fois au niveau national et fédéral. Et puis personne n’a vraiment envie de s’en occuper.”

“Ce n’est pas la bataille des titans, mais presque”

La France jouit, elle, d’un dispositif mieux rodé, piloté par le Secrétariat général de la mer (SGMer), qui s’appuie sur une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins publiée en 2022, sorte de guide d’action dans ses eaux et leurs profondeurs. Le SGMer, placé sous la tutelle de Matignon, fait office de chef d’orchestre entre tous les acteurs, notamment la Direction générale de l’Énergie et du Climat (DGEC), le ministère de la Transition écologique et celui des Armées. “Ce n’est pas la bataille des titans, mais presque, plaisante un militaire impliqué, qui loue cependant la fluidité des discussions. Les espaces maritimes sont plus disputés qu’on ne le pense.” Même pour les éoliennes offshores. Le ministère des Armées indique à son homologue de la Transition écologique les zones disponibles pour l’implantation de parcs. “Un certain nombre sont incompatibles – on est intransigeants – et d’autres compatibles sous conditions, car il faut intégrer nos contraintes”, poursuit ce proche du dossier. Les énergéticiens et les opérateurs participent aussi à ces échanges de planification. Une fois les éoliennes construites, ils poursuivent le dialogue sur la sûreté et la sécurité des installations avec le SGMer, via les préfets maritimes.

Les menaces qui guettent la France ne sont évidemment pas celles auxquelles font face Suède, la Finlande ou la Lituanie. De plus, la Baltique, moins profonde, n’a que peu à voir avec l’océan Atlantique ou la mer Méditerranée. Mais les bonnes pratiques des uns pourraient aider les autres. L’Otan et l’UE en sont bien conscients, et cherchent à fluidifier le partage d’informations. L’Agence européenne de défense (AED) a lancé, en octobre 2022, le programme Symbiosis. Objectif : élaborer une “feuille de route d’actions coordonnées” et “améliorer la coexistence entre la Défense et le développement des énergies renouvelables en mer”.

L’Otan a pris une décennie d’avance sur la question, puisqu’elle s’est dotée dès 2012 d’un Centre d’excellence pour la sécurité énergétique (ENSEC COE), basé à Vilnius (Lituanie), visant à mieux préparer les Etats-membres aux menaces hybrides ciblant ces infrastructures. Elle a aussi installé l’an dernier à Bruxelles une nouvelle cellule de coordination des infrastructures sous-marines critiques. De quoi donner l’envie à quelques chancelleries d’impliquer davantage les forces de l’Alliance atlantique. “La Norvège et l’Allemagne semblent pousser pour que cette protection fasse plus systématiquement partie des missions de l’Otan”, analyse Annabelle Livet.

Plus que jamais en mer Baltique, tous les mouvements sont scrutés. À la surface comme dans les profondeurs. L’énergie éolienne offshore, l’un des maillons essentiels pour la transition de nos sociétés, est devenue un pion dans cette partie d’échecs maritime.




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