Ce n’est pas encore une purge stalinienne. Mais à voir les têtes tomber les unes après les autres au ministère des Affaires étrangères, les diplomates argentins sont déjà nombreux à trembler. Ces dernières semaines, une dizaine de “traîtres” ont été sommés de faire leurs cartons. Parmi eux : le représentant de l’Argentine auprès des Nations Unies, le secrétaire aux Relations extérieures, le secrétaire aux Droits humains ou encore la ministre des Affaires étrangères Diana Mondino, limogée fin octobre. Sa faute ? Elle a “désobéi” à la ligne du président Javier Milei en votant à l’ONU avec 186 autres pays contre l’embargo américain visant Cuba (seuls Israël et les Etats-Unis ont voté pour).
“L’exécutif lancera un audit du personnel du ministère des Affaires étrangères dans l’objectif d’identifier les promoteurs des programmes ennemis de la liberté”, affirmait un communiqué lors du départ de Diana Mondino. Dix jours plus tôt, une lettre comminatoire avait été adressée aux membres du même ministère, y compris à ceux en poste à l’étranger : “Ceux qui ne sont pas en mesure d’assumer les défis de la défense des idées de la liberté devront faire un pas de côté.” Bref, à l’image de ce qui se profile aux Etats-Unis avec Donald Trump à la Maison-Blanche, la “Casa Rosada” (la Maison Rose, siège de la présidence argentine) a lancé sa chasse aux sorcières.
A la manœuvre se trouve Karina Milei, la sœur du président au pouvoir depuis le 10 décembre 2023, voilà un an. Nommée en septembre par son frère pour diriger le parti présidentiel La Libertad Avanza (La Liberté Avance, LLA), elle a pris la fâcheuse habitude de couper des têtes à un rythme endiablé. Sous couvert d’anonymat, un diplomate décrit un “climat de terreur” au ministère : “On se méfie les uns des autres, plus personne n’ose donner son avis sur les dossiers ou même laisser des traces écrites. Notre travail est devenu impossible”, déplore le quinquagénaire, qui se sait soupçonné de “communisme”.
Selon lui, le cauchemar remonte au mois de mai, lorsque Karina Milei décide de placer les Affaires étrangères sous la tutelle d’Ursula Basset, une avocate ultraconservatrice censée “aider” à appliquer la politique extérieure du gouvernement. Très vite, la véritable mission de cette militante anti-avortement se précise : surveiller le ministère et faire remonter toute dérive “communiste” ou “woke” à “Karina”, que tout le monde, y compris le président, appelle “El Jefe”, le Chef, même si le sobriquet orwellien “Big Brother” lui irait aussi bien.
“Dire qu’il y a trois ans, cette femme vendait des gâteaux…”
Novice en politique, Karina Milei, 52 ans, connaît une ascension fulgurante. Titulaire d’une licence en relations publiques et d’un CAP en confiserie, son cursus en zigzag est des plus éclectiques. Adepte des sciences occultes, cette célibataire a successivement vendu des pneumatiques, travaillé dans la fabrication d’insecticides et créé sa petite entreprise de vente de gâteaux sur Instagram, “Sol Sweet”, pendant la pandémie. Officiellement Secrétaire générale de la présidence, elle est à ce titre la plus proche collaboratrice de son frère. Entre elle et lui, résume Juan Luis González, journaliste et auteur d’El Loco (Le Fou), une biographie non autorisée du président, “la répartition des rôles est simple : Javier s’occupe de l’économie, Karina gère tout le reste”.
Pour ce qui est de l’économie, Milei, minoritaire au Parlement, parvient à appliquer l’essentiel de son programme avec des coupes à la tronçonneuse dans les dépenses publiques. L’inflation est en forte baisse et après une année au pouvoir, le président bénéficie encore de 40 % de popularité. Pour le reste, c’est-à-dire le parti présidentiel ou la politique internationale, Karina est aux commandes. “Aujourd’hui, de facto, notre ministre des Affaires étrangères, c’est elle !” s’étrangle Diego Guelar, ancien ambassadeur en Chine et au Brésil, scandalisé par la récente escapade de “Karina” en France, qui lui a déroulé le tapis rouge.
A l’Elysée, en octobre, elle s’est ainsi entretenue avec Brigitte Macron et a insisté sur sa “volonté totale” de livrer la “bataille culturelle” contre le “wokisme”. Elle a également été reçue à Bercy, un dimanche matin, par le ministre de l’Economie sortant Antoine Armand, qui s’est montré attentif lorsque la sœur du président a longuement exposé la politique de coupes budgétaires et de “déficit zéro” de son grand frère. A Paris, elle a aussi rencontré les dirigeants de Total, Eramet, Carrefour, Groupe Louis-Dreyfus, Stellantis et Renault. “Dire qu’il y a trois ans, cette femme vendait des gâteaux sur Instagram…” soupire l’ex-ambassadeur dans un café de Buenos Aires à propos de Karina, qui fréquente désormais Elon Musk, Donald Trump, le Pape François ou encore Benyamin Netanyahou.
“Son ascension est encore plus folle, encore plus digne d’un film, que celle de son frère Javier”, reprend Juan Luis González. Pourtant, la blonde Karina, distante et mal à l’aise en public, n’a pas le charisme d’Eva Perón ni le sens politique de l’ex-présidente Cristina Kirchner. De ses mois d’enquête sur la famille Milei, le journaliste conclut : “Le pouvoir de Karina repose sur deux piliers : le management par la terreur et l’emprise émotionnelle qu’elle exerce sur son frère.” Au fil des mois, elle a placé ses affidés, tous catholiques ultraconservateurs, à des postes clés et elle a “colonisé” les secteurs stratégiques du gouvernement.
Karina, cette sœur protectrice
Le secrétariat du Culte et de la civilisation est ainsi dirigé par son chouchou, l’ultracatholique Nahuel Sotelo. Sa mission : démasquer les diplomates soupçonnés de soutenir l’”Agenda 2030″, un programme de développement durable de l’ONU adopté par les Etats membres en 2015, qui comporte des objectifs relativement vagues et non contraignants en matière d’éducation, de lutte contre la pauvreté, de santé, etc. Rien de bien méchant. Mais beaucoup trop pour Javier et Karina, selon lesquels ce plan vise à instaurer “un gouvernement supranational de type communiste”.
Soudés comme les doigts d’une main, le grand frère et la petite sœur sont unis par leur terrible histoire familiale. Elevé par des parents que Javier désigne comme ses “géniteurs”, le président a été victime toute son enfance des violences infligées par son père, un chauffeur de bus devenu petit patron qui faisait régner la terreur dans le foyer. Battu et humilié, Javier pouvait seulement compter sur l’affection de la petite Karina. De deux ans sa cadette, elle assistait impuissante au martyr de son aîné, un garçon introverti et étrange, aux dires de ses camarades de classe, qui le surnommaient “El loco”. Dans cet océan de solitude, Karina joue à la fois le rôle de protectrice et d’admiratrice. Elle est dans les gradins pour applaudir Javier lorsque, devenu gardien de but, il dispute une partie de football.
Plus tard, à la fin des années 1980, elle est au premier rang des concerts lorsque son frère, devenu leader et chanteur d’Everest – le nom du groupe de rock qu’il a fondé –, se spécialise dans les reprises des Rolling Stones. Everest propose accessoirement des compositions de “porno-rock” (l’expression est de Javier). Enfin, en 2018, Karina tient un petit rôle dans Le Cabinet de Milei, spectacle théâtral délirant de son frère dans une petite salle de Buenos Aires. Le rideau se ferme tous les soirs sur une scène curieuse : l’économiste, pris de bouffées délirantes, se met à détruire une banque centrale en carton à coups de hache, tandis que Karina, sa “secrétaire”, l’emmène dans une camisole de force…
“Karina, c’est Moïse”
Deux ans plus tard, c’est le drame. Conan, le chien adoré de l’économiste libertarien (qu’il considère comme “son fils”), passe de vie à trépas. Et là encore, la petite sœur vient à la rescousse pour sauver son aîné de la dépression. Adepte de spiritisme et de cartomancie, elle décide de prendre des cours auprès d’une médium spécialisée dans la communication avec les animaux partis dans l’au-delà. Forte de cette nouvelle compétence, Karina communique avec Conan et donne de ses nouvelles à Javier.
“A partir de là, leur relation bascule dans une autre dimension”, raconte le biographe Juan Luis González. Après avoir dialogué avec le chien décédé, Karina aurait annoncé à son frère que le canidé lui avait confié la mission de devenir chef de l’Etat. Une question taraude toujours le journaliste : “Y croit-elle vraiment ou a-t-elle inventé ça de toutes pièces pour apaiser son frère ? Honnêtement, je l’ignore. Et personne dans leur entourage ne sait répondre à cette question.”
Seule certitude, le président voue à sa sœur une adoration qui confine au culte. A une journaliste de télévision qui, en 2022, l’interroge sur cette relation fusionnelle, le candidat Milei répond, la voix étranglée de larmes : “Moïse était un grand leader mais il n’était pas bon pour divulguer… alors Dieu a demandé à Aaron de transmettre sa parole.” Et de conclure : “Karina, c’est Moïse. Je ne suis qu’un divulgateur.”
Simple expression d’amour fraternel ou signe d’une emprise ? Un an plus tard et fraîchement élu à la fonction suprême (par une écrasante majorité), il réitère la comparaison biblique lors d’une réunion avec ses proches. Assailli de questions sur ses premières mesures, il se dérobe systématiquement. “Ça, parles-en avec Kari.” Un brin agacé, un conseiller remarque : “Javier, tu ne peux pas dire ça tout le temps, tu es le président maintenant, les gens t’ont élu toi, pas Karina !” Il répond, bouleversé : “Tu ne comprends pas, Karina, c’est Moïse.”
“J’aurais pu me marier mais je n’ai pas voulu” (Karina Milei)
Dans la presse et dans les arcanes du pouvoir, les rumeurs vont bon train : Karina prendrait des décisions cruciales pour l’avenir du pays en tirant le tarot et visionnerait les caméras de surveillance du palais présidentiel à la recherche de “traîtres” potentiels. Karina ne prend même pas la peine de démentir. “C’est aussi là que réside son pouvoir : son silence construit le mythe”, analyse la journaliste Victoria de Masi, qui vient de publier la biographie Karina. La Hermana. El Jefe. La Soberana (“Karina, la Sœur, le Chef, la Souveraine”, non traduit). Elle n’a accordé à ce jour qu’une seule interview, au quotidien de centre droit Clarin, qu’elle a reçu chez elle peu avant la présidentielle 2023, parmi ses céramiques d’animaux et ses tableaux, tous signés “Kari”. L’artiste affirmait être opposée au mariage homosexuel et à l’avortement et ne souhaitait pas s’étendre sur sa vie personnelle. “J’aurais pu me marier, oui, mais je ne l’ai pas voulu. […] Ni Javier ni moi n’avons eu d’enfants, seulement des enfants canins !” expliquait l’heureuse propriétaire d’Aaron et de Thor.
Hormis Karina elle-même, une seule personne est habilitée à s’exprimer en son nom : Lilia Lemoine, députée de La Liberté Avance pour la province de Buenos Aires. Voilà quelques années, cette blonde quadragénaire était célèbre dans le petit monde du “cosplay” (ou “costume play”), où ses déguisements de personnages de mangas, de jeux vidéo et de super-héros ravissaient les adeptes. Désormais porte-parole officieuse de Karina, elle nie les allégations sur les pratiques ésotériques de son amie. “Des mensonges pour nuire au gouvernement, balaie-t-elle. Mieux vaudrait parler de toutes ses idées géniales. Sans elle, rien n’aurait été possible !”
Distribuer le salaire du député Javier Milei par tirage au sort pendant la campagne ? C’est elle ! Débuter les meetings par des tubes de rock argentin ? Encore elle ! Le nom du parti “La Liberté Avance” ? Toujours elle ! “Une visionnaire”, s’émerveille Lilia Lemoine. En réalité, Karina Milei serait aussi là pour endosser le rôle du “bad cop”, explique-t-elle en substance. “C’est elle qui prend les décisions difficiles quand Javier n’y parvient pas. Pour constituer le parti, par exemple, elle a décidé qui pouvait en être ou non. Elle a mis de l’ordre dans tout ça”, conclut l’amie fidèle.
“Ça va mal se passer…”
Au sein du parti, c’est l’omerta. La Liberté Avance… mais pas la liberté de parole ! Personne n’a accepté de répondre à nos demandes d’interviews. Seul un cadre nous a reçu dans son bureau, dans un building de la capitale, à condition d’effacer toute trace d’enregistrement de l’interview et, bien entendu, de préserver son anonymat. Ce trentenaire libertarien se considère comme “l’une des nombreuses victimes de Karina” – pas encore exclu, mais déjà placardisé. Enfoncé dans son fauteuil, le regard figé, il confie avoir peur pour son avenir : “Si tu prends trop d’importance à son goût, elle te vire. Karina est une despote”, se plaint-il. Autre exemple, celui de l’avocat ultralibéral Carlos Maslatón : exclu du parti du jour au lendemain, sans explication, il est persuadé d’avoir été évincé après… une séance de spiritisme de Karina.
Dans ce climat délétère, les législatives de mi-mandat se profilent en octobre 2025. D’ores et déjà, Karina a pris le commandement de la campagne. Sa mission : renforcer son fragile groupe parlementaire, qui ne compte que 38 députés sur 257. Ce n’est pas gagné, car elle n’est ni une bonne oratrice ni une habile politicienne. Seul un pacte avec le PRO, le parti de l’ex-président Mauricio Macri (droite), permettrait de consolider l’assise du parti de Milei, juge notre source anonyme. “Même Javier y est favorable, mais Karina se méfie de Macri et, donc, s’y oppose.” Sa paranoïa et sa soif de contrôle nuisent aux négociations, y compris au sein de sa propre formation, pour désigner les futurs candidats – une étape pourtant cruciale pour déployer La Liberté Avance au-delà de la capitale.
“Nous sommes nombreux à espérer qu’elle renoncera à conduire la campagne, poursuit notre témoin. Personne n’ose le dire publiquement parce que tout le monde a peur, mais elle n’en a pas les capacités. Ça va mal se passer.” Selon un sondage, Karina recueille 63 % d’opinion négatives. Et ses premiers pas en politique sont loin d’être réussis. Début septembre, son discours de nouvelle cheffe de parti en a consterné plus d’un. Pendant de longues minutes, elle lisait péniblement ses notes, s’interrompait à tout bout de champ et gloussait d’un rire enfantin. Mais l’ancienne vendeuse de pâtisseries sur Instagram n’en a cure. Et reste déterminée à prendre à son tour la lumière.
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