La petite ville d’Isigny-sur-Mer, dans le Calvados, a tout d’une carte postale, avec son château du XVIIIe siècle et son petit port de plaisance bordé de fleurs. Située non loin des plages du Débarquement, à une trentaine de kilomètres de Saint-Lô, la ville ne connaît pas de graves problèmes de sécurité de l’aveu même de son maire, Éric Barbanchon (sans étiquette). La ville de 3 600 habitants s’est malgré tout équipée d’une douzaine de caméras de sécurité, à la suite d’un “problème d’incivilités dans la commune” : le vandalisme à répétition de la base de loisir et une vague de cambriolages.
“Cela nous semblait être une solution pertinente à notre problème”, confie Éric Barbanchon. D’autant que l’installation des caméras était demandée par les habitants. La vidéoprotection a été mise en place dans la ville en 2016. Depuis, “on n’a plus eu aucun problème” assure l’édile. Les caméras auraient même permis à la gendarmerie d’élucider quelques affaires mineures.
La vidéosurveillance mieux acceptée par la population
Autrefois cantonnée aux grandes villes et aux zones périurbaines, la vidéosurveillance gagne désormais les petites communes rurales, même les plus calmes. Loin d’effrayer la population, les caméras sont même réclamées. Un sondage réalisé par OpinionWay en septembre 2024 souligne bien cette tendance : 87 % des Français se disent favorables à la présence de caméras dans l’espace public, un chiffre constant à travers l’âge, la classe sociale et l’orientation politique.
Si, par le passé, ces équipements étaient surtout déployés dans le sud-est de la France, Vivien Baczkiewicz, directeur associé de l’entreprise de vidéoprotection CASD affirme voir une hausse des demandes sur tous les territoires, avec un effet d’entraînement entre villes voisines : “Comme nous avons plus de recul sur ce qui a été fait ailleurs, cela incite les mairies à s’équiper.” Le maire d’Isigny-sur-Mer a lui-même observé cet effet domino : le bourg limitrophe, Molay-Littry, a récemment inauguré un dispositif de vidéosurveillance similaire au sien.
Cela se voit également dans les chiffres : le nombre de caméras installées sur les voies publiques est passé de 60 000 en 2013 à 90 000 en 2023, d’après un rapport des députés Philippe Gosselin et Philippe Latombe — soit une augmentation de 50 % en 10 ans. Alors qu’en 2015 l’industrie pesait 1,2 milliard d’euros en France, elle en représente désormais 2,2 milliards, et devrait atteindre une croissance de 8 % en 2024, souligne une étude d’En Toute Sécurité, le magazine spécialisé du secteur.
L’essor de la surveillance
Les aides de l’État accordées aux villes souhaitant s’équiper n’y sont certainement pas étrangères. Parmi les 87,4 millions d’euros de dotation du Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), 25 millions sont alloués à la Direction des entreprises et partenariats de sécurité et des armes (DEPSA), spécifiquement chargée du déploiement des dispositifs de vidéosurveillance sur la voie publique. Une variété d’acteurs espère profiter de l’essor de ce marché. Pierre Guitton, fondateur du bureau d’étude spécialisé dans la vidéosurveillance Act’Iv, parcourt depuis 2017 l’Île-de-France pour conseiller les villes. “Je ne vends pas de caméras ou de logiciels, j’écoute leurs besoins et on voit ensemble quelles sont les meilleures solutions à leurs problèmes”, explique-t-il. La majorité de ses clients, des communes d’environ 30 000 habitants en zone périurbaines, ont des problèmes de délinquance, notamment de trafic. Pierre Guitton conseille systématiquement d’installer des caméras en entrée et en sortie de ville, et dans les centres.
Mais les caméras ne sont plus vantées par la filière que pour leur aspect sécuritaire. “Les villes les utilisent de plus en plus pour des fonctions annexes, comme l’aide à la prise de décision”, raconte Pierre Guitton. Une des communes qu’il conseille a récemment organisé un marché de Noël, et a utilisé les statistiques récupérées par les caméras pour avoir les chiffres de fréquentation, qui ont servi à obtenir des financements. “De nombreux nouveaux usages sont apparus, notamment pour fluidifier le trafic dans les villes, lutter contre les dépôts sauvages, et même surveiller les crues”, énumère Vivien Baczkiewicz.
Ces nouvelles fonctionnalités sont possibles grâce aux avancées des logiciels et de l’intelligence artificielle. Alors qu’autrefois les caméras se contentaient de filmer, il est désormais techniquement possible de faire remonter des alertes, ou de récupérer des données issues des vidéos. Cette vidéosurveillance dopée à l’IA a été mise en application pendant les Jeux olympiques de Paris, dans le cadre d’une expérimentation qui court jusqu’en mars 2025. Un comité d’évaluation indépendant doit rendre en décembre un rapport sur l’utilisation de la vidéosurveillance algorithmique. Et le gouvernement, avant son renversement, s’était montré assez favorable à une pérennisation de l’expérience.
Malgré la motion de censure, “je n’imagine pas une seconde qu’on revienne en arrière”, se rassure Dominique Legrand, le président de l’AN2V. L’association nationale de la vidéoprotection, qui rassemble les acteurs de l’industrie, espère même élargir le champ d’action des caméras de surveillances. Elle affirme avoir identifié 156 cas d’usages possibles, de la lecture de vignettes Crit’Air sur les voitures à la détection de nappes d’huile sur une rivière.
Une solution efficace ?
Reste deux questions brûlantes. En premier lieu, celle du respect de la vie privée. Peut-il être garanti dans une ville où des caméras sont installées ? Impossible, selon La Quadrature du Net, association de défense des libertés fondamentales dans l’environnement numérique. Dans plusieurs publications, l’association alerte sur le risque que la surveillance algorithmique balaye “notre liberté d’aller et de venir, de nous rassembler, d’exprimer nos opinions politiques ou d’avoir la vie privée de notre choix”. La Quadrature redoute surtout qu’à terme, la reconnaissance faciale soit autorisée, ce qui instituerait, selon elle, une société de contrôle.
Autre inconnue : l’efficacité même de cette technologie. “Dans une des villes avec qui j’ai collaboré, des jeunes faisaient des rodéos urbains devant la mairie, ou prenaient du protoxyde d’azote. Depuis que nous avons installé les caméras, il n’y a plus de soucis. Les jeunes se sont fait prendre une ou deux fois, et ils ont fini par partir plus loin”, fait valoir Pierre Guitton. Mais les évaluations de l’impact de la vidéosurveillance – qui prédatent souvent l’intégration de l’IA – ont des conclusions parfois contradictoires. Un rapport du ministère de l’Intérieur de 2009 indiquait que la délinquance avait baissé en moyenne plus fortement dans les communes équipées de caméras que dans celles qui n’en disposaient pas. Mais l’Institut de formation des policiers anglais qui a compulsé diverses évaluations sur des périmètres hétéroclites rappelle que l’efficacité de la vidéosurveillance varie selon le contexte. Lorsqu’elles sont installées dans des parkings, les caméras de sécurité permettraient de réduire la criminalité de 37 %, selon certaines évaluations. Mais d’autres montrent que les zones résidentielles disposant de vidéosurveillance ne bénéficient que d’une réduction de 12 % de la délinquance. Le bilan est flou dans les transports en commun et dans les centres-villes : sept évaluations suggèrent une réduction de la criminalité dans les centres-villes équipés, tandis que trois autres font état d’une hausse. Et l’efficacité des dispositifs varie d’un pays à l’autre : alors qu’ils sont plutôt jugés performants au Royaume-Uni, en Corée du Sud, l’expérimentation s’est révélée décevante. Comment dès lors évaluer si le jeu en vaut la chandelle – ou plutôt la dépense ?
Le principal risque est que l’installation de caméras ne fasse que déplacer les problèmes, dans d’autres quartiers moins bien équipés, plus éloignés. Dans une analyse préliminaire de l’université de Berkeley en 2008 : les chercheurs observaient que les homicides baissaient dans un rayon d’une trentaine de mètres autour des caméras, mais augmentaient au-delà. L’expérimentation menée pendant les JO risque, elle-même, d’être délicate à interpréter. Près de 45 000 policiers et gendarmes et 10 000 soldats ont quadrillé Paris pendant des semaines, et les sites des épreuves ont été mis sous périmètre de sécurité. Dans un cadre aussi protégé, difficile de savoir si les caméras ont véritablement joué un rôle important.
Y aura-t-il néanmoins un “effet JO” pour la filière ? Pour l’heure, les professionnels du secteur ne notent pas d’augmentation franche. “Les villes doivent passer par des marchés publics, il n’est pas possible de faire installer des caméras du jour au lendemain”, précise Vivien Baczkiewicz. Plus que les JO, c’est une autre échéance qui intéresse l’industrie de la vidéosurveillance : les municipales de mars 2026. “C’est toujours un moment impactant concernant les demandes pour les caméras”, précise Vivien Baczkiewicz. “Certains maires les installent juste avant le scrutin, d’autres juste après. Dans les deux cas il s’agit surtout de respecter les promesses de campagne”.
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