“Cette décision n’a pas été comprise. Beaucoup me l’ont reproché, et beaucoup continuent de me le reprocher. C’est un fait, et c’est ma responsabilité.” Le 5 décembre, au lendemain de la censure du gouvernement Barnier, Emmanuel Macron a esquissé un début de mea culpa au sujet de la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par surprise, et ses soins, six mois plus tôt. Responsabilité politique, à coup sûr : la France s’est révélée ingouvernable au sortir de ces législatives provoquées. Responsabilité économique, aussi : depuis le 9 juin, le pays paie le prix fort de cette fracturation parlementaire que le chef de l’Etat, pourtant garant de sa stabilité, ne parvient pas à colmater. Tensions sur les marchés financiers, déprime des chefs d’entreprise, effets de bord sur la croissance, la charge de la dette, les dépenses publiques… Le précipité de cet “acte impardonnable et destructeur”, aux dires d’Alain Minc, n’en finit pas de ronger, tel un acide, nos fondamentaux macroéconomiques. Et son coût ne cesse d’enfler.
L’économie tourne au ralenti
En plongeant la France dans la confusion, l’annonce de la dissolution a brutalement brouillé la visibilité des chefs d’entreprise. Petits et grands patrons, français et internationaux, ont dû revoir leurs plans, élaborer des scénarios en fonction de la couleur politique de l’Assemblée nationale, puis de celle du Premier ministre, suivre des discussions parlementaires sans fin, ponctuées d’amendements baroques… De quoi frôler la crise de nerfs. Tout cela pour revenir à la case départ, début décembre, avec l’éviction du gouvernement Barnier. Beaucoup de temps perdu, et un attentisme forcé qui pèse sur toute l’économie du pays.
La dernière enquête de l’Insee dans l’industrie manufacturière, en octobre, montrait déjà que les dirigeants levaient le pied en matière d’investissement. En novembre, le baromètre de Bpifrance et Rexecode l’a confirmé : pour 56 % des patrons de PME et TPE, “le climat d’incertitude en termes de politique économique a un impact négatif fort sur l’activité de l’entreprise”. Nombre d’entre eux reportent, voire annulent leurs projets d’investissements, mais aussi d’embauches. A tel point que “le taux de chômage, de 7,4 % actuellement, devrait remonter à 8 % l’an prochain, plus vite que prévu”, anticipe Christopher Dembik, conseiller économique de la société de gestion Pictet AM. Une perspective qui pourrait inciter les ménages à la prudence, et donc à maîtriser leurs dépenses, alors que leur taux d’épargne est déjà historiquement élevé, à 18 %.
Le plus inquiétant, c’est que l’économie française n’a pas fini de payer les pots cassés du 9 juin. “Le consensus pour la croissance 2025 est passé de 1,3 % en mai à 0,9 % en novembre”, note Fabien Bossy, chef économiste France chez Société générale CIB. Christopher Dembik anticipait quant à lui un maigre 0,5 % avant la censure de l’équipe Barnier – une estimation qui lui semble désormais trop optimiste : “Je ne vois aucun moteur : ni l’investissement, ni la consommation. Quant au commerce international, on ne l’attend pas aussi dynamique en 2025 qu’au début de 2024.”
Chez Allianz Trade, Maxime Darmet a fait tourner ses modèles de prévisions en s’appuyant sur “l’indice d’incertitude entourant les politiques économiques”, un indicateur élaboré par trois universitaires américains qui fait autorité – le FMI s’y réfère – et qui analyse, dans une multitude de pays, le nombre d’articles de journaux à grand tirage contenant les occurrences “incertitude”, “économie” et “politique”. L’expert d’Allianz Trade chiffre l’impact négatif du contexte post-dissolution sur le PIB à 4,4 milliards d’euros en 2024, et près de 9 milliards en 2025. L’OFCE, qui utilise le même indice, a dévoilé le 3 décembre son estimation. Les ordres de grandeur convergent, avec un effet récessif trois fois supérieur l’an prochain. Parue la veille du renversement du gouvernement Barnier, cette note alertait : “Si une marche supplémentaire sur l’incertitude peut être franchie avec la censure et les doutes sur le contenu final du budget, alors l’impact sur 2025 pourrait être plus négatif.” Nous y sommes.
La pression des marchés s’accentue
L’aventurisme d’Emmanuel Macron n’a pas seulement remis au goût du jour de vieux concepts budgétaires comme “la loi de finances spéciale” ou “les services votés”. Il a aussi réintroduit dans le débat public un indicateur oublié depuis la crise des dettes de la zone euro en 2010-2011 : le spread France-Allemagne. Ce dernier reflète l’écart entre les taux auxquels empruntent, à dix ans, l’Etat français et son voisin le plus vertueux en matière d’endettement public. En cas de crise à Paris, les investisseurs exigent une plus forte rémunération au moment d’acheter des OAT, les obligations assimilables du Trésor : le taux augmente donc.
A la veille de la dissolution, le spread était inférieur à 50 points de base. Signe de la fébrilité ambiante, il dépassait les 80 points fin novembre. Un niveau jamais atteint depuis plus de dix ans. “A 100 points de base, toutes les compagnies d’assurance-vie recevront un coup de fil du Trésor pour leur demander d’acheter davantage d’OAT. A 150 points, ce sera la panique. Ce n’est pas le scénario central, mais chaque jour qui passe le rend de moins en moins improbable”, souligne Olivier de Berranger, directeur général de La Financière de l’Echiquier. Le coût de la dette française s’est alourdi en 2024. Pire : la France emprunte aujourd’hui à des taux similaires à ceux de la Grèce… Pour les finances publiques, la facture sera d’autant plus élevée – le remboursement de la dette est déjà le deuxième poste de dépenses du budget, derrière l’Education. Les équipes d’Allianz Trade estiment le surcoût lié aux charges d’intérêt à 0,6 milliard d’euros en 2024. Il grimperait à 1,7 milliard en 2025.
Après un pic à 3,3 % cet été, le taux des obligations françaises a toutefois reflué sous les 3 %. L’assouplissement monétaire de la Banque centrale européenne apporte un peu d’oxygène. Mais les élections de février outre-Rhin risquent de rebattre les cartes. Si la future coalition décide de renoncer au dogme de la rigueur budgétaire et du frein à l’endettement, l’Allemagne émettra alors plus d’obligations souveraines – des titres de grande qualité. Les investisseurs pourraient alors se détourner de la dette française, ce qui provoquerait mécaniquement une remontée des taux tricolores.
Le souffle de la dissolution n’a pas non plus épargné les marchés actions. En six mois, près de 200 milliards d’euros de capitalisation sont partis en fumée pour le seul CAC 40. “Il ne s’agit pas uniquement de l'”effet politique”, nuance l’économiste Christian Parisot. Ce recul s’explique aussi par les mauvais résultats du secteur du luxe.” Très internationaux, les champions français de cette industrie souffrent du ralentissement de la demande chinoise. Or, les cinq valeurs apparentées au luxe – LVMH, Hermès, Kering, L’Oréal et Pernod Ricard – pèsent lourd dans l’indice phare parisien, de l’ordre de 20 %.
Pour mesurer l’impact du 9 juin sur les actions françaises, mieux vaut regarder du côté des entreprises de taille intermédiaire, davantage exposées à l’économie domestique. Le CAC Small, qui regroupe un peu plus de 80 de ces sociétés – Bonduelle, Pierre et Vacances, Fnac Darty… – constitue un bon baromètre du sentiment des marchés à l’égard de la France. Depuis la dissolution, cet indice a chuté de… 20 %. Le grand flou fiscal et réglementaire a échaudé les investisseurs. D’autant que, dans le même temps, Wall Street attirait les capitaux en masse. “Certes, il y a une tendance structurelle d’orientation des flux vers les actifs américains, au détriment de l’Europe. Mais on constate ces derniers mois une accélération que l’on peut attribuer au contexte politique en France. Depuis début novembre, les fonds européens ont accusé une décollecte de 14 milliards de dollars, c’est considérable”, remarque Christopher Dembik. “Si l’Europe a sous-performé cette année, c’est à cause de la France”, abonde Olivier de Berranger.
L’intendance électorale coûte cher
Au vu des répercussions sur la croissance ou les taux d’intérêt, les montants qui suivent peuvent paraître dérisoires. Il n’empêche : la dissolution s’est aussi traduite par des dépenses matérielles, liées à la tenue des législatives des 30 juin et 7 juillet, puis à la démission du gouvernement Attal le 16 juillet. Pour l’Etat, qui rembourse une bonne partie des frais de campagne des candidats ayant obtenu plus de 5 % des voix, en plus de l’impression et de l’acheminement des professions de foi, la note s’élève à près de 170 millions d’euros, d’après les documents budgétaires publiés ces dernières semaines.
S’y ajoute une dotation complémentaire accordée à l’Assemblée nationale, laquelle a dû licencier les centaines de collaborateurs des 154 députés n’ayant pas retrouvé leur siège. Mais aussi équiper les nouveaux en ordinateurs et fournitures. Ou abonder, pour près de 2 millions d’euros, le fonds d’assurance mutuelle différentielle d’aide au retour à l’emploi des députés (FAMDRE), l’assurance-chômage des élus. Budgété par le bureau de l’Assemblée à 28,5 millions d’euros en juillet, le coût effectif de ce plan social, recalculé en novembre, s’est révélé moindre : 19,5 millions.
Les ministres démissionnaires et leur bataillon de conseillers – 482 au 1er juillet –, ont géré, eux, les affaires courantes jusqu’à la nomination, le 21 septembre, de l’équipe Barnier. Deux mois de travail au ralenti, dans la douce euphorie des JO. Sauf à Bercy, où la préparation acrobatique du projet de loi de finances a mobilisé les troupes. “Notre contrat courait jusqu’à la nomination d’un nouveau gouvernement, raconte un ancien conseiller au ministère de l’Economie. Une prime de chute, qui peut être activée à la discrétion de Matignon, nous a été versée à ce moment-là : elle s’élevait à 2 000 euros brut.”
En sus des 190 millions d’euros à la charge de l’Etat, les communes ont dû aussi mettre la main à la poche pour que les législatives de l’été dernier, dont l’organisation leur incombait, se déroulent sans encombre. Dans une question écrite posée à Dominique Faure, la ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales, le 18 juillet, la sénatrice LR des Hauts-de-Seine, Christine Lavarde, estimait le coût pour les communes “entre 3 000 et 4 000 euros par bureau de vote”. Sachant que le pays compte 70 000 bureaux environ, la facture s’épaissit de 210 à 280 millions d’euros. La fourchette haute est la plus probable. “Mobiliser des assesseurs bénévoles est devenu ardu, ce qui conduit les communes à davantage mobiliser les agents rémunérés sur la base d’heures supplémentaires majorées le dimanche”, rappelait Christine Lavarde.
Total : 1 milliard d’euros la minute
En retenant seulement trois critères – l’impact négatif sur le PIB (4 milliards), le surcoût lié aux intérêts de la dette (600 millions) et la dépense électorale (470 millions) –, les cinq minutes d’allocution présidentielle de juin dernier ont déjà coûté plus de 5 milliards d’euros à la France. Le prix de la démocratie ou la rançon du désordre ?
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