Vladimir Poutine se serait bien passé de cette leçon de blitzkrieg. Lui qui rêvait de prendre Kiev en quarante-huit heures en une “opération militaire spéciale” éclair vient d’assister, pantois, à la ruée vers Damas de rebelles que son armée a tout fait pour mater en Syrie durant une décennie. Las ! Les insurgés ont fini par déboulonner son protégé, Bachar el-Assad, mettant fin, en douze jours, à une dictature vieille de 53 ans.
A défaut d’avoir empêché la chute du “Boucher de Damas”, le chef du Kremlin lui a offert l’asile à Moscou, non loin d’un autre président déchu : l’Ukrainien Viktor Ianoukovitch, destitué par le Parlement le 22 février 2014, sous la pression de la rue. Voilà donc ce que peuvent espérer les “amis chers” de Vladimir Poutine. Nul doute que ses autres Etats-clients regardent la disgrâce de “Bachar” avec une pointe d’appréhension.
“En 2015, l’intervention russe en Syrie symbolisait le retour de la puissance russe au Moyen-Orient, souligne Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie-Eurasie à l’Institut français des relations internationales. Vladimir Poutine adressait alors un message à tout le Sud global : alliez-vous à la Russie et votre régime sera sauf.” Message reçu 5 sur 5 par une flopée de leaders africains en mal de légitimité, alléchés par la promesse de ce “bouclier russe”. En 2017, le dictateur soudanais Omar el-Bechir se laisse séduire, bientôt imité par le président centrafricain, menacé par une rébellion aux portes de Bangui. Suivront le Mali, le Burkina Faso et le Niger, trois Etats faillis capturés par des putschistes, d’accord, eux aussi, pour brader l’exploitation de mines d’or et d’autres ressources en échange d’une garde prétorienne et d’un renfort militaire contre des factions rebelles ou djihadistes.
Sans ses bases syriennes, la stratégie russe amputée
Pour vendre ses services, Moscou possède un atout sans pareil : deux bases militaires implantées sur la côte syrienne offrant un raccourci stratégique unique vers l’Afrique : l’installation navale de Tartous, le joyau de l’armée russe sur la Méditerranée, héritage de l’ère soviétique, et l’aérodrome de Hmeimim, utilisé depuis 2015. “La base de Hmeimim est un point de ravitaillement crucial pour les vols transportant du personnel ou du matériel militaire vers les différents déploiements en Afrique, explique Mark Galeotti, historien britannique spécialiste de la Russie auteur de Les guerres de Poutine (Gramese, 2023). Sans elle, le seul moyen qu’ont les avions-cargos d’aller de la Russie vers l’Afrique est de traverser l’espace aérien turc, ce qui donnerait à son président Recep Tayyip Erdogan tout pouvoir de fermer cette route quand bon lui semble.”
Si Poutine doit sauver quelque chose en Syrie, ce sont donc ces deux emprises : Tartous et Hmeimim. Et pas seulement pour ses ambitions africaines. “L’accès aux mers chaudes – libres de glaces toute l’année – est une raison d’être pour la ‘Grande Russie’, rappelle une source militaire française. Or, la Turquie a fermé ses détroits aux bâtiments militaires après l’invasion de l’Ukraine. Les navires russes n’ont donc plus accès à la mer Noire. Perdre Tartous serait un revers stratégique énorme. Il ne resterait à la marine russe que les ports de Saint-Pétersbourg et de Mourmansk.” Sans compter le pouvoir de nuisance qu’offrent à Moscou ces deux avant-postes en Méditerranée. “Avant, la Méditerranée était un espace ami, reprend cette source. Si une menace arrivait, elle était pistée aux deux points d’entrée : Gibraltar ou Suez. La base navale de Tartous a introduit un nouveau compétiteur sur ce théâtre, nous obligeant à capter du renseignement en permanence pour jauger le degré de la menace.”
Pactiser avec l’ennemi d’hier
Signe de l’importance stratégique de ces deux bases, Moscou semble prêt à tout pour en garder le contrôle, y compris à pactiser avec l’ennemi d’hier. En témoigne le changement de ton radical à l’endroit du principal mouvement rebelle à l’origine de la chute du régime syrien, Hayat Tahrir Al-Cham (HTC). Le 7 décembre, vingt-quatre heures avant le renversement du tyran Assad, le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov qualifiait les combattants de HTC de “terroristes”, tout comme les médias pro-Kremlin. Dès le lendemain, pourtant, les agences de presse RIA Novosti et Tass préfèrent le terme “d’opposition armée”. Dans la foulée, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, indique que les autorités prennent toutes les “mesures nécessaires pour établir des contacts en Syrie avec ceux qui sont capables d’assurer la sécurité des bases militaires”. Une autre source du Kremlin affirme aux médias d’Etat russes que Moscou a obtenu des garanties de la part des leaders de l’opposition syrienne.
“Un accord entre les Russes et HTC, négocié par l’intermédiaire de la Turquie, n’est pas à exclure, estime Tatiana Kastouéva-Jean. Si Vladimir Poutine parvient à préserver les baux de ses bases signés en 2017 pour quarante-neuf ans, il réussira à tirer son épingle du jeu.” “Vladimir Pour Poutine, la politique, c’est l’art du possible, rappelle la chercheuse russe Tatiana Stanovaya, fondatrice du cabinet d’analyse R.Politik. Il choisira toujours pour l’option qui lui est accessible à un moment T.”
La partie n’est pas encore terminée pour Moscou. “D’autant plus que le vrai perdant, dans cette affaire, est l’Iran, souligne Mark Galeotti. Après les coups portés au Hezbollah libanais, il perd son allié régional n° 1 en la personne de Bachar el-Assad. Du point de vue du Kremlin, c’est une bonne chose : l’Iran a beau être un allié, il est aussi un rival pour l’influence au Moyen-Orient. Par conséquent, voir Téhéran réduit à la portion congrue, un peu moins arrogant et confiant, est plutôt une bonne nouvelle pour Moscou.”
En voilà au moins une, car la spectaculaire déroute du clan Assad, qui a pris le monde entier par surprise, y compris son parrain moscovite, révèle les failles de ses services de renseignements. Elle montre aussi les limites du “système Poutine”. “Sa capacité à réagir aux ‘cygnes noirs’, ces événements majeurs et imprévisibles, est bien moindre que par le passé, avant l’invasion à grande échelle de février 2022, reprend Mark Galeotti. Pour une raison simple : toutes ses ressources, militaires, financières et politiques sont absorbées par la guerre en Ukraine. Le système demeure dans une position relativement forte et stable… tant qu’il n’est pas confronté à des défis inattendus, graves et inévitables.” La chute en accéléré de son ami dictateur adresse toutefois un sérieux avertissement à Vladimir Poutine, traumatisé en 2011 par la déchéance d’un autre compagnon de route : Mouammar Kadhafi.
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