C’est le salon où les carrières dans l’intelligence artificielle se font et se défont. L’antichambre du Prix Turing. Jusqu’au 15 décembre, les meilleurs chercheurs du secteur vont défiler à NeurIPS, qui se tient cette année à Vancouver. L’Europe ferait bien d’étudier de près cette édition. Elle mesurerait le fossé alarmant qui se creuse entre elle et les Etats-Unis, dans la course à l’IA. Deux ans après la bombe ChatGPT, tous les indicateurs sont au rouge sur le Vieux Continent.
Le succès d’OpenAI et de son puissant allié Microsoft a incité Google, Meta, Amazon, Anthropic ou encore xA à développer des modèles d’IA toujours plus puissants, les fameux “frontier models”. En Europe, la liste est vite dressée. L’allemand Aleph Alpha a jeté l’éponge et se concentre désormais sur le développement d’outils plus classiques. Le français Mistral est donc le seul à jouer dans cette cour. Et s’il a réussi de jolis tours de table – 385 millions d’euros fin 2023, 600 millions d’euros en juin -, ce n’est rien en comparaison des montants qui ont atterri chez ses rivaux américains. Rien qu’en 2024, l’entreprise d’Elon Musk, xAI, a levé 12 milliards de dollars, OpenAI, 6,6 milliards et Anthropic près de 5 milliards. Plus globalement, en 2023, les capitaux-risqueurs intéressés par l’IA ont dirigé 61 % de leurs investissements vers des entreprises américaines, contre un maigre 6 % vers des sociétés européennes.
L’alarmant retard de l’Europe dans l’IA
L’Oncle Sam n’est pas le seul à ringardiser l’Europe. Même si les sanctions de la Maison-Blanche réduisent son approvisionnement en puces, la Chine avance à pas de géant dans le secteur. Tous ses champions de la tech ont leur grand modèle de langage maison : Ernie pour Baidu, Qwen pour Alibaba, Doubao pour Bytedance et Hunyuan pour Tencent. Avec “Kling”, l’Empire du milieu s’est même payé le luxe de lancer un générateur de vidéo IA performant avant celui d’OpenAI – qui n’a commercialisé Sora que ce mois-ci. Quant au secteur du capital-risque, il a versé presque trois fois plus d’argent aux start-up chinoises qu’aux jeunes pousses européennes l’an dernier. De riches pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis, qui cherchent à diversifier leur économie au-delà des hydrocarbures avancent également leurs pions.
Le retard de l’Europe dans l’IA s’explique simplement : elle est tombée dans le piège des “technologies moyennes”. Il suffit de jeter un œil aux groupes allouant le plus d’argent à la R & D aux Etats-Unis et dans l’UE pour s’en rendre compte. En deux décennies, rien n’a changé sur le Vieux Continent. En 2003, l’industrie automobile était surreprésentée sur le podium. En 2022, c’est toujours le cas : Volkswagen, Mercedes-Benz et Bosch trustent les plus hautes marches.
De l’autre côté de l’Atlantique, le paysage s’est radicalement transformé. Alors qu’en 2003, les constructeurs automobiles Ford et GM ainsi que les laboratoires Pfizer se distinguaient, dès 2012, le hardware a commencé à se faire une place avec Intel. En 2022, les géants du numérique Alphabet, Meta et Microsoft ont pris leurs quartiers. “Ils possèdent des centres de recherche qui ressemblent en tout point aux instituts publics les plus réputés car ils ont bien compris que les meilleurs talents ne les rejoindraient que s’ils leur laissaient une grande liberté scientifique”, pointe Andre Loesekrug-Pietri, président et directeur scientifique de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI), précurseur d’une Agence européenne pour l’innovation de rupture (Arpa). Alors que six entreprises américaines créées dans les 50 dernières années affichent désormais des capitalisations boursières de plus de 1 000 milliards de dollars, les Européens n’ont même pas réussi à en faire émerger une de plus de 100 milliards.
ASML, l’arbre qui cache la forêt
Le fait que l’UE mette autant en avant le spécialiste des puces ASML est révélateur du problème : c’est le seul européen à être devenu un maillon incontournable des chaînes d’approvisionnement mondiales de processeurs. Les Etats-Unis, eux, ont plusieurs fleurons, à différents niveaux : AMD, Qualcomm, Global Foundries et – en dépit des turbulences qu’il traverse – l’historique Intel. Leader des cartes graphiques (GPU), l’américain Nvidia est le joyau de la couronne. Créé il y a seulement une trentaine d’années, le groupe de Jensen Huang fait désormais la pluie et le beau temps dans l’intelligence artificielle. Les entreprises s’arrachent ses puces de dernière génération, très coûteuses – entre 10 000 et 70 000 dollars l’unité – mais particulièrement adaptées à l’entraînement des grands modèles de langage. Un engouement qui a fait bondir sa valorisation à plus de 3 400 milliards de dollars.
Dans la course à l’IA, le retard de l’Europe dans le cloud constitue un autre handicap. Les géants de ce secteur sont idéalement placés pour fournir aux pépites de l’IA de la puissance de calcul et distribuer leurs outils. Mais seul 16 % du marché européen est détenu par des acteurs locaux. Amazon, Microsoft et Google se taillent la part du lion (65 %). Et si les Chinois ont peu investi le Vieux Continent, ils disposent, eux aussi, de cadors avec Alibaba, Huawei ou Tencent.
Le virage raté lors de la première révolution Internet a coûté très cher à l’UE. “C’est principalement parce qu’elle a échoué à capitaliser dessus que la productivité européenne a divergé de celle des Etats-Unis à partir du milieu des années 1990”, rappelle l’ancien président de la Banque centrale européenne Mario Draghi dans le rapport qu’il a présenté en septembre à Bruxelles.
Manquer le train de l’IA aurait des répercussions autrement graves. Car l’intelligence artificielle ne va pas seulement aider les entreprises à être plus productives. “Elle va probablement augmenter notre capacité à innover plus vite”, confie à L’Express Jean Boivin, ancien sous-gouverneur de la Banque centrale du Canada, qui dirige aujourd’hui le BlackRock Investment Institute.
Les prix Nobel 2024 en sont un signe éloquent. Le parrain de l’IA, Geoffrey Hinton, a remporté celui de physique avec John Hopfield. Et l’on trouve un autre ponte de l’intelligence artificielle parmi la liste des récipiendaires du Nobel de chimie : le cofondateur de DeepMind, Demis Hassabis. Des industries clés de l’UE, telles que la pharmacie ou l’automobile, vont être profondément transformées par l’IA. Le fait que, pour l’heure, seuls 11 % des entreprises européennes utilisent l’IA est donc préoccupant.
Les boulets de l’Europe
Que doit faire le Vieux Continent pour se remettre en selle ? Quels boulets l’entravent et comment s’en libérer ? On entend souvent dire que les Européens auraient moins l’âme entrepreneuriale que leurs cousins américains. Un cliché absurde. “Spotify, Revolut… L’Europe a de très belles success stories dans le secteur, pointe Sarah Guemouri, associée du fonds de capital-risque Atomico. Et le nombre de sociétés dans la tech s’est envolé en dix ans.” Le rapport State of European Tech 2024, qu’elle a coécrit, montre qu’entre 2015 et 2024, le nombre d’entreprises du numérique en phase de démarrage a été multiplié par 4,5, pour atteindre 35 000, “soit plus que dans toute autre région du monde”. Celles en phase de croissance ont été multipliées par 7,6 – elles sont 3 400 désormais. Quant au cheptel de licornes, valorisées plus d’un milliard d’euros, il a été multiplié par 5, passant de 72 à 358.
Le problème de l’Europe se situe ailleurs, dans les méandres du droit communautaire. “Des entreprises comme Doctolib ou N26 doivent repasser sous les fourches caudines des régulateurs sanitaires ou financiers de chaque pays européen où elles se développent. C’est ubuesque”, dénonce Andre Loesekrug-Pietri. Même les grands textes européens relatifs au numérique, du RGPD – sur les données personnelles – à l’IA Act, sont déclinés différemment dans chaque pays de l’UE. “Pour les entreprises, le coût est énorme. Chaque année, nous devons débourser plus d’un million d’euros pour nous assurer d’être en conformité avec ce corpus juridique labyrinthique”, souligne Philippe Corrot, cofondateur et PDG de la licorne française Mirakl.
Avec 450 millions d’habitants, au pouvoir d’achat confortable, le marché européen serait un atout majeur pour les start-up locales s’il était unifié. Les GAFAM, qui laissent de temps à autre planer l’idée qu’ils pourraient le bouder si Bruxelles leur impose trop de contraintes, se gardent d’ailleurs bien de mettre leurs menaces à exécution.
Le chantier le plus urgent à mener est celui de l’union des marchés de capitaux. Il est sidérant de voir les start-up peiner à trouver des fonds quand on sait les trésors dont l’UE dispose – l’épargne des ménages européens s’élevait à 1 390 milliards d’euros en 2022. Si l’idée fait lentement son chemin à Bruxelles, “trois profondes lignes de faille demeurent” note le rapport Draghi. Les 27 ne bénéficient pas d’un cadre et d’un régulateur uniques des marchés financiers. Le corpus juridique autour de la compensation et du règlement-livraison, soit toutes les actions nécessaires à la finalisation d’une transaction, est “bien moins unifié” qu’aux Etats-Unis. Les modalités de retenues à la source, les régimes fiscaux ou ceux d’insolvabilité varient, enfin, d’un Etat à l’autre. Harmoniser les réglementations et créer une union de l’épargne et des investissements donnerait un vrai coup de fouet à l’Europe.
Le triptyque gagnant de l’IA
Pour gagner la course à l’intelligence numérique, les Européens doivent également se concentrer sur “le triptyque de l’IA”. Soit les trois ingrédients pour faire monter le soufflé : des données, de la puissance de calcul et des talents. Dans le domaine des données, l’UE s’est mis un fil à la patte avec le RGPD. Un règlement qui empêche les entreprises d’exploiter comme bon leur semble les données personnelles des citoyens. Les Etats-Unis sont bien moins regardants à ce niveau. Les géants du web chinois ont également le champ libre dès lors que le Parti approuve. L’Europe peut cependant faire de cette contrainte une opportunité. Car après avoir épuisé les données du web, les acteurs de l’IA se tournent vers le prochain gisement : les données des entreprises. Pour en tirer parti, l’idéal serait de rassembler celles de plusieurs sociétés d’un même secteur. Mais celles-ci ont évidemment besoin de garanties, pour éviter que leurs concurrents n’apprennent au passage tous leurs secrets. L’Europe a un coup à jouer ici, dans le “confidential computing”, ces techniques cryptographiques de pointe qui permettent de travailler des données sans les rendre lisibles de tous. Elle a même déjà des pépites, comme le français Cosmian. Si l’UE parvient à donner aux industries européennes des outils robustes pour mutualiser leurs datas sans risque, elle pourra faire émerger des IA spécialisées, à forte valeur ajoutée.
Dans les puces, les commandes des Européens semblent dérisoires comparées à celles des géants américains – Meta, à lui seul, en a acheté 350 000. Mais l’Europe a “un bel atout : ses supercalculateurs EuroHPC”, pointe Laurent Daudet, fondateur du spécialiste français de l’IA LightOn. Le Vieux Continent abrite, en effet, une infrastructure unique composée de neuf puissantes machines réparties dans plusieurs pays. Trois d’entre elles – Lumi en Finlande, Leonardo en Italie et Mare Nostrum 5 en Espagne – figurent même dans le top 10 mondial. Pour en tirer le meilleur, il faut simplement les “adapter aux besoins des acteurs de l’IA générative. Ce ne sont pas les mêmes que ceux des chercheurs, qui les utilisaient jusqu’à présent pour des simulations de mécanique des fluides ou de météorologie”, poursuit Laurent Daudet.
Troisième pan du triptyque : les cerveaux. Inclure des cours d’IA dans les filières du droit, de la gestion ou dans les disciplines créatives, relève du bon sens car toutes seront transformées par cette technologie. L’UE gagnerait aussi à muscler le nombre de diplômés en STEM – science, technologie, ingénierie et mathématiques. Elle n’en compte que 845 par million d’habitants, contre 1 106 aux Etats-Unis. Rapprocher ces cursus des filières commerciales ne serait pas inutile. La faible portion de brevets européens commercialisés – un tiers – montre que nos inventeurs ont encore du mal à basculer du laboratoire à l’économie réelle.
Une carte à jouer dans la robotique
Pour remonter dans la course, les Européens doivent enfin se montrer malins. Ne pas se contenter de copier les Américains mais préparer le coup d’après : les architectures qui feront naître les prochaines générations d’IA. Ou qui les rendront sobres, à l’heure où leur consommation pose un sérieux souci – Microsoft a dû relancer une unité de la centrale nucléaire de Three Mile Island pour y faire face. L’Europe peut capitaliser sur son expertise en robotique autonome – elle abrite 22 % de l’activité mondiale. Car l’IA va doper ce secteur. Jérôme Monceaux, d’Enchanted Tools, en sait quelque chose. Par le passé, cet expert en robotique a tenté de doter ses machines de la capacité à détecter une personne tombée à terre. Sans succès. “Avec l’IA générative, cela a tout de suite fonctionné, sans même que nous ayons à coder précisément cet objectif, explique-t-il. La manière dont l’IA change les interactions homme-machine est vertigineuse.”
“Il faut arrêter de développer l’IA pour l’IA. Et se fixer des “moonshots”, des projets avec un objectif et un calendrier : la découverte de nouveaux médicaments ou de nouveaux matériaux par exemple, où l’IA jouera un rôle crucial”, préconise Andre Loesekrug-Pietri, de la Joint European Disruptive Innovation. Ce n’est pas avec un appel d’offres que John F. Kennedy a mobilisé l’Amérique, mais avec un défi concret : envoyer un homme sur la Lune.
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