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Les espions russes au cœur de l’Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidents


Journalistes, élus, conseillers, diplomates… Ils ont tous fréquenté assidument l’Elysée. Leur autre point commun ? Ils étaient des espions du Kremlin. Le KGB et ses successeurs ont recruté ces “taupes” en misant sur l’idéologie, l’égo, parfois la compromission, souvent l’argent. Ils devaient rapporter tout ce qu’ils voyaient. Dans les grandes occasions, on les missionnait pour intoxiquer le “Château”. Révélations sur la pénétration russe au sein du pouvoir français, jusqu’à la présidence de la République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron.

Automne 2022. Hervé Berville est convoqué au ministère de l’Intérieur. Le secrétaire d’Etat à la Mer et à la Biodiversité ne sait pas du tout pour quel motif. On annonce au membre du gouvernement qu’il fait l’objet d’une approche des services secrets… rwandais, le pays où il est né, relate une source alors proche du dossier. L’intéressé confirme. Le “tamponnage”, comme on nomme dans le renseignement ces entrées en contact, a été direct. On lui a demandé s’il ne pouvait pas aider son pays d’origine. L’élu a éconduit le diplomate. Contacté pour livrer son sentiment sur cet épisode, il n’a pas donné suite.

Le contre-espionnage français suit de près les diplomates étrangers en ambassade à Paris ou dans les consulats en province. En plus des postes “totems”, ces agents de renseignement étrangers supposés servir d’agents de liaison avec leurs homologues français au sein des ambassades, susceptibles d’espionner en parallèle, les agents de la DGSI ont appris à jauger les attitudes louches des “diplomates”. Du temps de l’URSS, les espions du KGB étaient reconnaissables à leur temps libre et à… leurs modèles de voitures. Malgré un poste modeste de conseiller d’ambassade, ils roulaient en BMW ou en Volvo. Depuis 2012, les 27 Etats membres partagent aussi un fichier commun des diplomates étrangers considérés comme des espions, dans le cadre du Centre de situation et de renseignement de l’UE. Utile pour débusquer les taupes russes habituées à passer d’une capitale à l’autre. “Mais on ne met pas tout ! On considère certains services de l’Est comme moins fiables, parfois corrompus…”, précise un ancien dirigeant du renseignement français.

La DGSI dispose de services spécialisés pour chaque menace. La mythique division H4 traite des affaires russes, tandis que la H2 s’occupe de la Chine. Ils travaillent en liaison avec le service S, chargé des filatures. Au milieu des années 2010, il a été observé que certains membres de l’ambassade russe suivaient des agents de la DGSE dans la rue à leur sortie du siège de la “Boîte”, boulevard Mortier, rapporte un cadre du renseignement français. Lorsque l’agent devient trop entreprenant, on lui délivre une “PNG”, sigle évocateur de la décision diplomatique de désigner un ressortissant étranger persona non grata. Il a alors quelques heures ou quelques jours pour quitter le territoire. Depuis 2017, Paris a par exemple expulsé 46 diplomates de cette manière. Parfois, on procède autrement, détaille un ex-ambassadeur, spécialiste de la Russie : on fait simplement savoir que le visa ne sera pas prolongé, en toute discrétion. Alexander Makogonov, porte-parole de l’ambassade de Russie, a quitté la France de cette façon, en septembre dernier.

Lorsqu’une situation anormale est remarquée, l’information remonte… jusqu’au plus haut niveau. Des actions de sensibilisation peuvent être menées à l’égard des personnalités en lien avec des agents secrets sous couverture. Selon les cas, la DGSI, le ministère de l’Intérieur ou un conseiller du président de la République peuvent être mandatés pour “sensibiliser” la personne ciblée. Selon nos informations, Jean-Pierre Raffarin a été informé à plusieurs reprises de la présence, dans ses contacts en Chine, de faux diplomates chinois. Ces avertissements ont, semble-t-il, fini par agacer l’ancien Premier ministre, qui coupe désormais court en affirmant savoir à qui il a affaire.

L’usage du téléphone n’est pas prohibé

A l’Elysée, la liaison avec la DGSI se fait via le directeur de cabinet, parfois de concert avec le coordonnateur du renseignement. Gare à celui qui évoque une affaire classifiée au téléphone ou sur une messagerie comme WhatsApp, ou même Signal, considérée comme l’application la plus fiable du secteur. Pour les messages secret-défense, on communique sur Isis, une plateforme créée par l’opérateur des systèmes d’information interministériels classifiés, rattaché à Matignon. Les visioconférences se tiennent via le système Horus, du même opérateur.

En revanche, l’usage du téléphone n’est pas prohibé. Pour prévenir les risques, les collaborateurs élyséens sont priés de livrer régulièrement leur appareil au service informatique, afin qu’ils procèdent à un “dépistage” des logiciels espions susceptibles d’avoir été installés, nous précise un proche du chef de l’Etat. Certains, comme Pegasus, peuvent infecter un smartphone sans lien physique avec celui-ci et donnent dès lors un accès total au contenu des messages comme aux communications passées depuis l’appareil. En 2021, le Maroc a été soupçonné d’avoir ciblé le téléphone portable d’Emmanuel Macron et de 15 de ses ministres avec ce logiciel fabriqué par l’entreprise israélienne NSO.

Il arrive désormais que “des conseillers lèvent ostensiblement les sourcils”, sourit l’un d’entre eux, lorsqu’un collaborateur pénètre dans le bureau d’Emmanuel Macron avec son appareil alors que celui-ci est en communication avec un homologue étranger. Le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) dispense également des formations, à l’Elysée et dans les ministères, sur l’attitude à adopter lors de voyages à l’étranger.

Une alerte concernant une ex-ministre d’Emmanuel Macron

Il n’existe pour autant aucun contrôle systématique des interlocuteurs que peuvent recevoir les conseillers à l’Elysée ou qu’ils peuvent voir à l’extérieur. “Chacun est considéré comme assez initié pour faire remonter les situations qui l’exigent”, explicite un conseiller. Sous Nicolas Sarkozy, le cas de l’oligarque ukrainien Dmytro Firtash divise l’entourage présidentiel. Certains collaborateurs, sollicités par l’intéressé, s’étonnent des difficultés administratives rencontrées en France par ce magnat de l’énergie, coactionnaire d’un groupe avec Gazprom, et proche de nombreux intérêts russes. Après une réunion à l’Elysée en présence d’un dirigeant de Tracfin, le renseignement financier, il est toutefois décidé de maintenir la vigilance à l’égard de ce milliardaire. Il sera poursuivi par le FBI pour corruption, et a été placé sous sanctions par le gouvernement britannique le mois dernier.

Les entourages des conseillers et hauts fonctionnaires les plus sensibles sont censés faire l’objet d’une enquête, dans le cadre de leur procédure d’habilitation au secret-défense. Celle-ci est confiée sauf exceptions à la division Z de la DGSI et lancée dès leur nomination ; en attendant leur sésame, ils disposent d’une habilitation provisoire, une règle que les services secrets détestent, puisqu’elle permet l’accès aux informations les plus secrètes pendant parfois plusieurs mois. Mais “quand pour un membre ou un collaborateur de cabinet, une enquête d’habilitation en cours ou bien une habilitation pose problème du fait de la découverte d’une difficulté ou d’une fragilité, on fait passer immédiatement le message au ministre concerné sans préjudice d’autres suites éventuellement prises », témoigne Louis Gautier, à la tête du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) de 2014 à 2018. C’est le patron de cette institution rattachée à Matignon qui délivre les habilitations, par délégation du Premier ministre.

Selon nos informations, le proche conseiller d’un ministre important d’Emmanuel Macron a justement fait l’objet d’une alerte ces dernières années, à propos de ses liens avec la Chine, alors qu’il était chargé de négociations technologiques. Il est rapidement exfiltré de son poste. Les ministres, eux, ne font pas l’objet d’une procédure de ce type : leur nomination au gouvernement vaut habilitation au plus haut niveau. Cela n’empêche pas les services de sécurité de mener leurs enquêtes. Sous François Hollande, au moins deux ministres ont été identifiés comme particulièrement vulnérables à des intérêts étrangers. Une ministre d’Emmanuel Macron a été sujette aux mêmes réserves. “Dans ces cas-là, on fonctionne à l’ancienne : on tient le ministre à bout de gaffe, donc, quand on peut, on ne l’invite pas aux réunions, ou alors on fait très attention à ce qu’on dit”, selon un ancien haut responsable de l’exécutif.

Il existe aujourd’hui deux niveaux d’habilitation, “secret” et “très secret”, auxquels s’ajoute le principe du “besoin d’en connaître”. Cette expression, popularisée par la série Le Bureau des légendes, signifie qu’on est seulement informé de ce qui est strictement nécessaire pour l’exercice de ses missions. Elle vaut y compris pour les conseils de défense organisés autour d’Emmanuel Macron au PC Jupiter, sous l’aile est de l’Elysée. De mémoire de participant, il est arrivé qu’on demande à un ministre, par exemple de la Santé, de sortir avant d’évoquer des dossiers de souveraineté. L’ordre du jour de ces conseils de défense n’est jamais envoyé par e-mail. Un coursier vient le transmettre en main propre à une assistante dûment habilitée. Seuls le ministre et son directeur de cabinet sont autorisés à le consulter, nous indique une source informée de ces dossiers. “Ces documents sont numérotés et filigranés. J’avais aussi fait ajouter une police spéciale pour tous nos documents classifiés”, révèle aussi Louis Gautier. Une manière de retracer toute fuite du document.

“5 % de chances que ça se termine mal”

Peut-on être habilité au plus haut niveau en ayant de la famille ou de la belle-famille dans un pays hostile où la dictature a tous les pouvoirs ? Le dilemme a concerné plusieurs conseillers récents de l’exécutif, semble-t-il irréprochables par ailleurs. Emmanuel Macron a tranché : en l’absence d’autres éléments, les liens familiaux ne justifient pas un refus d’habilitation. Une politique différente de celle de la DGSE, par exemple. Devant les risques de menaces et de chantage ciblés, la “Boîte” rejette presque systématiquement les demandes de candidats avec des proches en Chine ou en Russie. “Dans ces cas-là, il y a peut-être 5 % de chances que ça se termine mal. Cela vaut-il le coup de prendre le risque ?”, s’interroge à ce propos un ancien dirigeant du renseignement.

Les candidats à une habilitation doivent d’abord remplir un formulaire où on les invite à mentionner leurs voyages à l’étranger depuis cinq ans et à décrire longuement leur entourage. Faute de moyens humains – environ 400 000 personnes sont habilitées secret-défense en France -, on en reste parfois là. Pour les dossiers les plus sensibles, une équipe d’enquêteurs de la DGSI – ou de la direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD) pour les militaires – auditionne l’intéressé. Les sujets les plus intimes, comme la vie sexuelle, le train de vie ou les habitudes du conjoint, peuvent être abordés.

Début 2012, un cas particulièrement délicat s’est présenté au plus haut niveau de l’Etat. L’enquête d’habilitation d’un dirigeant de la sphère du renseignement a abouti à une surprise. Le haut fonctionnaire ne l’avait pas mentionné, mais des vérifications permettent de découvrir qu’il fréquente régulièrement un ressortissant indonésien. Contactée, la DGSE émet un doute sur ses relations possibles avec le renseignement de son pays. Grand malaise à l’Elysée et à Matignon. Selon quatre sources, l’exécutif décide alors… de ne rien décider. Le dossier est placé entre les mains de la nouvelle équipe qui s’installe à partir de mai dans les bagages de François Hollande, le nouveau président. Faute d’autres éléments, on statue alors en faveur du maintien du dirigeant, en dépit des réserves de la DCRI (l’ancien nom de la DGSI) et de la DRSD. L’intéressé est demeuré habilité au plus haut niveau jusqu’en 2021.




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