Le titre faisait craindre un énième pamphlet contre le wokisme. Mais We Have Never Neen Woke (“Nous n’avons jamais été wokes”), publié récemment en anglais aux prestigieuses presses universitaires de Princeton, est l’un des essais majeurs de 2024, salué par The Atlantic, le Washington Post ou le New Yorker. Son auteur, le sociologue Musa al-Gharbi, est une figure montante de la scène intellectuelle américaine. Issu d’un milieu modeste de l’Arizona, aujourd’hui professeur assistant à la Stony Brook University, il cible dans ce livre moins une idéologie que l’hypocrisie d’une élite intellectuelle et urbaine, qu’il nomme “les capitalistes symboliques”, qui utilise selon lui la justice sociale et le combat pour les minorités afin de gagner du pouvoir et du prestige social. A ses yeux, le wokisme serait donc une croyance brandie par des classes éduquées qui ne jurent que par l’inclusivité et l’égalitarisme dans les discours, mais ne réalisent pas dans les faits qu’elles sont de plus en plus coupées du reste de la population.
En exclusivité pour L’Express, Musa al-Gharbi développe sa thèse, s’étonne de l’aveuglement de la gauche progressiste qui s’est à nouveau retrouvée désemparée après le succès de Donald Trump au sein des classes populaires et des minorités ethniques, et confirme que le wokisme, selon les données, est en net recul depuis deux ans, mais fait aujourd’hui l’objet d’un véritable retour de bâton.
L’Express : Votre livre évoque finalement moins le wokisme qu’un groupe social, que vous nommez “les capitalistes symboliques”. Qui sont-ils ?
Musa al-Gharbi : Les capitalistes symboliques sont des personnes qui gagnent leur vie non avec des biens ou des services matériaux, mais avec ce qu’elles connaissent ou qui elles connaissent. Elles produisent du capital symbolique, comme l’avait défini Pierre Bourdieu. Cela peut être des journalistes, des consultants, des universitaires, des avocats…
Ces capitalistes symboliques ont selon vous bien du mal à se concevoir comme étant eux-mêmes membres d’une élite. Pourquoi ?
Ces capitalistes symboliques ont des revenus plus élevés, de bien meilleures conditions de travail et bien plus de prestige social que la majorité des travailleurs. Mais nous avons du mal à percevoir où nous nous situons au sein d’une économie. Selon une étude récente de Bloomberg, parmi les Américains gagnant plus de 175 000 dollars par an, un quart de répondants se décrivaient eux-mêmes comme “pauvres” ou “s’en sortant à peine”… Quand nous cherchons à nous comparer, nous regardons du côté des millionnaires et milliardaires, en nous disant que comme nous ne pouvons pas nous payer de yacht, nous devons être des citoyens ordinaires. Mais nous, les membres de l’élite intellectuelle, n’avons aucune idée de comment vivent la majorité des personnes ! Quand j’étais en troisième cycle à l’université Columbia à New York, on trouvait normal de recevoir une bourse de 37 000 dollars. C’était plus d’argent que je n’avais jamais eu en exerçant des “vrais” métiers, comme vendeur de chaussures ou manager d’une boutique dans l’Arizona. Mais pour de nombreux étudiants de cette université de l’Ivy League, 37 000 dollars, c’était une misère, ils ne comprenaient pas comment on pouvait vivre avec ça. Ils se comparaient avec les salaires des professeurs, ou même aux revenus de Jeff Bezos. Mais ils ne pensaient jamais aux revenus des chauffeurs Uber, des livreurs de burritos ou des employés de restaurants qu’ils côtoyaient sans les voir.
L’autre problème, c’est que beaucoup de nos professions se sont définies par opposition à l’élite. Les journalistes se voient par exemple comme une profession disant ses quatre vérités au pouvoir, et défendant les petites gens. Dans ce cas, il est bien sûr difficile de réaliser qu’on est soi-même membre de l’élite.
Les métropoles et zones urbaines autour des grandes universités sont, selon vous, de plus en plus ségréguées…
Le poisson ne se rend pas compte de l’eau dans laquelle il évolue. Nous, urbains, trouvons ça normal d’avoir à notre disposition des chauffeurs Uber, des livreurs ou des nounous qui garantissent notre mode de vie. Il y a un véritable système de castes. Dans des métropoles comme New York, les habitants se disent que puisqu’ils sont progressistes, il peut bien sûr y avoir de la pauvreté, de la ségrégation et de l’exploitation dans leur ville, mais que cela sera toujours meilleur que dans l’Amérique républicaine et rurale. Or, si vous regardez les données et allez dans ces communautés républicaines, les inégalités y sont moins prononcées que dans les grandes villes qui votent à gauche ! Mais aux yeux des progressistes, puisque ces personnes n’ont pas les bonnes opinions politiques, qu’elles ne se préoccupent pas comme eux de justice sociale, elles évoluent forcément dans un environnement plus inégalitaire que le leur.
Les gens mêmes que nous imaginons défendre sont les moins susceptibles d’avoir des opinions woke
Les capitalistes symboliques tendent aussi à donner moins aux associations caritatives que les autres Américains. Ceux qui font le plus de dons viennent de milieux socio-économiques plus modestes, ou vivent dans les zones rurales ou périurbaines qui votent républicain. Les capitalistes symboliques aiment défendre des causes égalitaires, mais du fait de leur profession, ils surévaluent l’importance des gestes symboliques – ce qu’ils disent ou pensent – au détriment des actions concrètes en faveur des populations plus pauvres. Nous prônons la diversité et l’inclusivité, mais les secteurs comme le journalisme ou l’éducation supérieure sont parmi les plus inégalitaires d’un point de vue social ou ethnique ! Nos institutions intellectuelles sont bien plus excluantes que les secteurs de la santé ou de la vente. Mais nous avons bien du mal à le reconnaître, car nous nous voyons comme profondément progressistes.
Mais en quoi le wokisme serait-il utile à cette élite intellectuelle ?
Les croyances associées à ce qu’on nomme wokisme ne sont pas partagées par les personnes moins diplômées, qui gagnent moins, ou qui font partie de minorités religieuses ou ethniques. Les gens mêmes que nous imaginons défendre au nom de cette cause sont les moins susceptibles d’avoir des opinions wokes ! Les personnes les plus wokes se retrouvent dans les classes sociales les plus éduquées, et qui se regroupent dans les grandes villes.
Pourquoi ? Le wokisme sert de marqueur pour les capitalistes symboliques, qui sont bien incapables d’agir concrètement pour plus d’égalité. Après la mort de George Floyd, de nombreuses universités ont par exemple arrêté de se baser sur un examen standardisé comme le SAT (NDLR : Scholastic Assessment Test) pour faire leur sélection. Elles ont demandé aux candidats d’écrire des dissertations personnelles. L’idée était de favoriser les étudiants de milieux défavorisés et des minorités ethniques. Mais, en réalité, cela n’a fait que renforcer la ségrégation sociale ! Les étudiants qui viennent vraiment de milieux défavorisés sont moins à l’aise avec le fait de raconter les privations, les difficultés qu’ils ont connues. Pour eux, il s’agit de quelque chose de honteux. Ils ne veulent pas mettre cela en avant, en pensant que va les désavantager. Ou alors ils préfèrent mettre en valeur leur travail. Une étude récente a montré que les étudiants américains qui sont le plus à l’aise avec le fait d’écrire des dissertations sur les difficultés qu’ils ont rencontré en matière de discriminations, de santé mentale ou de handicaps physiques viennent de familles qui ont des revenus supérieurs à 100 000 dollars. De nombreuses écoles l’ont d’ailleurs réalisé, et sont revenues à des tests standardisés.
D’autre part, de nombreux capitalistes symboliques se focalisent sur la notion de “privilège blanc”. Le problème, c’est que cela suppose que toutes les personnes blanches auraient bénéficié des mêmes privilèges. Mais c’est bien sûr faux ! Plus important, les recherches prouvent que si vous enseignez cette notion de “privilège blanc”, l’effet principal n’est pas de changer la perception des non-Blancs ou la façon de traiter ces personnes de couleur, mais de regarder avec condescendance les Bancs pauvres. Vous allez avoir tendance à vous dire : “Ces gens sont donc nés avec tous ces privilèges et elles sont toujours pauvres ? C’est donc qu’elles le méritent !”. On finit ainsi par en conclure que redistribuer de l’argent en leur faveur, ce ne serait que du gâchis. C’est en réalité une vision très pratique pour l’élite, car la majeure partie des pauvres aux Etats-Unis sont blancs, et que cela vous exonère de tout effort de redistribution. Sur le papier, une notion comme le “privilège blanc” semble donc égalitaire. Mais dans les faits, elle permet aux “gagnants” de l’économie de regarder les classes populaires blanches en se disant qu’elles méritent leurs conditions. Ces grands discours sur la justice sociale finissent par justifier pourquoi les élites sont les élites, et les pauvres sont pauvres.
Comme Peter Turchin, vous estimez qu’il y a aujourd’hui une surproduction des élites, et que celle-ci a des conséquences directes sur les turbulences sociales sur les campus et ailleurs…
Ces périodes de “Great Awokening” (NDLR : jeu de mots entre “The Great Awakening”, ou “Grand réveil”, et le terme “woke”) ont lieu à des moments où il y a une production importante de personnes éduquées qui sont ou qui veulent devenir des capitalistes symboliques. Cela arrive quand notre système produit bien trop de personnes qui veulent rejoindre l’élite, sans qu’il y ait les capacités pour les accueillir tous. Un nombre grandissant de jeunes qui aspirent à ces professions se retrouvent donc frustrés. Ils sont allés dans les bonnes écoles, espèrent un bon salaire et un logement. Mais quand cela n’arrive pas, ils s’en prennent au système social qui, de leur point de vue, les a trahis.
Aux Etats-Unis, entre 1920 et 1930, la part des Américains avec un diplôme universitaire de premier cycle a doublé. Mais avec la Grande dépression, beaucoup se sont retrouvés dans une situation précaire. Cela a donné lieu à une radicalisation sur les campus. Le deuxième “Great Awokening” a eu lieu à la fin des années 1960, avec les révoltes étudiantes dopées par le refus de la conscription pour aller faire la guerre au Vietnam. Puis, entre 2000 et 2019, il y a eu à nouveau deux fois plus de diplômés que de postes à pouvoir dans l’économie américaine, ce qui a alimenté le mouvement woke qui a débuté dans les années 2010.
Selon vous, ces mouvements n’ont pas réalisé grand-chose de concret. Le wokisme n’a-t-il pas fait évoluer les mentalités en matière de racisme ou de sexisme ?
Il n’y a pas vraiment de lien entre ces périodes de “Great Awokening” et les évolutions en termes de valeurs au sein de l’opinion publique. Le mouvement woke n’a pas changé les valeurs des Américains sur le sexe, le genre ou la race. Et sur le plan concret, y a-t-il eu des progrès récents en termes de financements ou de lois ? Non. Si, comme je le pense, ces mouvements sont avant tout une façon pour l’élite de préserver et d’affirmer sa position sociale, ils n’ont aucune raison de favoriser les conditions des classes populaires.
En revanche, le mouvement woke a créé des sinécures pour travailleurs sociaux. Il y a eu de nouveaux emplois qui permettent aux institutions ou aux entreprises de se conformer à l’idéologie woke, telles les formations à la diversité. Mais si vous regardez qui occupe ces nouveaux emplois dans la DEI (diversité, équité et inclusion), il s’agit certes souvent de femmes ou de personnes appartenant à des minorités ethniques, mais qui sont très diplômées, et donc déjà membres de l’élite. Et les entreprises ou institutions qui font appel à elles, sous couvert de justice sociale, sont dans les faits parmi les organisations les plus hiérarchiques et élitistes du pays. Cela leur permet de se donner une bonne image à peu de frais.
Considérez-vous la victoire Donald Trump comme étant une réaction au mouvement woke ? Cette élection a en tout cas confirmé que les minorités ethniques votent de plus en plus pour les républicains…
Après cette élection, des analystes ont à nouveau mis en avant le sexisme et le racisme de l’électorat de Trump. Mais les données montrent que Trump a gagné des voix chez les femmes comme dans les non-Blancs ! Alors qu’à l’inverse, le parti démocrate a gagné du terrain chez les Blancs riches. Ce qui est fou, c’est qu’il faut à chaque fois rappeler les mêmes choses. C’était déjà le cas en 2020, comme en 2016… Depuis 2010, alors que le parti démocrate s’est aligné avec les valeurs et les priorités des capitalistes symboliques à travers le mouvement woke, les personnes sociologiquement différentes, celles qui sont moins riches, moins diplômées ou plus religieuses ont migré vers le parti républicain depuis quatorze ans. Et à chaque élection présidentielle ou de mi-mandat, il est nécessaire de rappeler ces données.
Le mouvement woke a atteint un pic en 2021 ou 2022, et depuis, il y a un reflux.
Pour nous les progressistes, c’est dur d’accepter ces tendances, car nous sommes tellement convaincus que comme nous sommes engagés en faveur des personnes marginalisées et défavorisées, celles-ci ne peuvent que nous aimer et défendre notre parti. Et si elles ne le font pas, elles ne peuvent qu’être ignorantes, sexistes ou racistes. En 2020, Joe Biden a eu de moins bons scores chez les Noirs et dans les minorités ethniques qu’Hillary Clinton en 2016. S’il a gagné, c’est grâce à des gains au sein d’un électorat blanc, et surtout un électorat blanc masculin.
Même quand nous acceptons le fait qu’une part grandissante des hispaniques votent républicain, nous tentons de les blanchir. Depuis 2020, il y a eu ainsi un mouvement qui a insisté sur le caractère multiracial de la blanchité, et qui explique que les latinos qui ont voté Trump feraient en réalité partie d’un projet suprémaciste blanc. Si vous redéfinissez comme blanches toutes les minorités qui ne votent pas comme vous, vous pouvez effectivement continuer à vous proclamer comme étant le parti des minorités (rires). Mais cela ne vous aidera pas à comprendre ce qui se passe politiquement dans le pays.
Selon les données de The Economist et d’autres, nous aurions déjà atteint le point culminant du wokisme. Vous semblez partagez ce constat…
Des critiques conservateurs du wokisme ont assuré que c’était toute la civilisation occidentale qui serait sur le point de s’effondrer du fait de ces croyances. Des défenseurs du wokisme ont, l’inverse, assuré qu’il ne s’agissait là que d’une panique morale. Mais selon les données empiriques, il y a eu de vrais changements mesurables depuis le début des années 2010. Avec mes collègues David Rozado et Jamin Halberstadt, nous avons analysé 27 millions d’articles publiés dans 46 journaux différents depuis un demi-siècle. Nous avons découvert qu’au début des années 2010, il y a eu une vaste augmentation des termes se référant à des préjugés ou discriminations. En observant les bourses octroyées aux étudiants, nous avons constaté un essor tout aussi spectaculaire et simultané de recherches s’intéressant aux discriminations en matière d’identité raciale, de genre ou sexuelles. En ce qui concerne les livres publiés, Google Ngram confirme des évolutions similaires dans l’édition en matière de débats sur le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie ou l’islamophobie. Tout ça est donc quantifiable. Mais en considérant ces mêmes mesures, on peut voir que le wokisme a atteint un pic en 2021 ou 2022, et que depuis, il y a un reflux. Nous sommes loin des niveaux de 2009, mais ce déclin est très clair.
Dans l’histoire, on peut constater que les périodes de “Great Awokening” ont toujours provoqué un “backlash”, ou retour de bâton. C’est ce qu’on constate à nouveau aujourd’hui. Cela s’explique par le fait que les progressistes évoluent beaucoup sur ces questions des valeurs, mais que le reste de la population ne les suit pas. L’écart grandit donc. Par ailleurs, les guerres culturelles sont aussi plus intenses. Les progressistes deviennent vraiment militants, se moquant de ceux qui ne partagent pas leur opinion. Cela crée une opportunité pour la droite conservatrice de faire campagne contre l’élite libérale. L’ironie, c’est que les progressistes ont tendance à analyser ces réactions comme étant le fait de millionnaires ou de milliardaires comme Elon Musk, des hommes blancs hétérosexuels qui sont fâchés par tous les progrès effectués et essaieraient de revenir en arrière. Alors qu’en réalité, les données montrent qu’il n’y a pas vraiment eu de progrès réalisés, et que surtout, les groupes moteurs dans ce retour de bâton contre le wokisme ne sont pas les élites de la Silicon Valley, mais ceux mêmes que les progressistes affirment défendre, à savoir les personnes moins diplômées, les minorités ethniques ou les groupes religieux. Ce ne sont pas des privilégiés blancs qui mènent cette réaction contre le wokisme, mais des catégories bien plus pauvres qui alimentent le vote pour le parti républicain justement en opposition à ce qu’ils perçoivent comme étant une élite. Mais pour nous capitalistes symboliques, c’est très difficile de le concevoir, tant nous sommes enfermés dans ce narratif qui assure que nous ne sommes pas une élite, mais que nous défendons au contraire les marginalisés.
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