Après trois mois et demi d’audiences, le procès des viols de Mazan se termine. Trois mois et demi de témoignages et de plaidoirie dévoilant les contours d’une affaire hors-norme. Cinquante-et-un hommes jugés, et un prévenu principal, Dominique Pelicot, accusé d’avoir drogué Gisèle, sa désormais ex-épouse, pendant une décennie afin de la violer et de la livrer à plusieurs dizaines d’hommes recrutés sur Internet. Ces accusés aux profils divers – ils ont entre 27 et 74 ans, sont de toutes les professions et origines sociales – se sont succédés à la barre ou au micro du box des détenus. Ce 19 décembre, la cour criminelle du Vaucluse a rendu son verdict. Dominique Pelicot a été condamné à vingt ans de réclusion criminelle, assortie de deux tiers de peine de sûreté. Aucun acquittement n’a été prononcé pour ses co-accusés, tous reconnus coupables, avec des condamnations allant de trois ans d’emprisonnement dont deux avec sursis à quinze ans de réclusion.
Pendant des semaines, le pays aura suivi le procès de ces hommes ordinaires, dans une affaire devenue le symbole des viols sous soumission chimique. Le refus du huis clos par Gisèle Pelicot a donné à son dossier un énorme retentissement médiatique. Régulièrement comparé au procès de Bobigny, qui avait ouvert la voie en 1972 à la légalisation de l’avortement, le “procès Mazan” a dépassé les cas particuliers de ces protagonistes pour devenir un sujet sociétal. Au-delà du rôle individuel dans la procédure judiciaire, elle peut interroger la société dans son ensemble. Analyse avec Me Basile Ader, avocat au barreau de Paris, conservateur du musée du barreau de Paris et vice-président de l’association française pour l’histoire de la justice, et l’un des auteurs de l’ouvrage collectif L’influence des grandes affaires criminelles sur le droit (éd. Dalloz, 2024).
L’Express : Le retentissement de l’affaire Pelicot a été colossal ces dernières semaines dans les médias. A-t-on assisté à ce qu’on peut appeler, facilement parfois, un “procès pour l’histoire” ?
Basile Ader : C’est vraisemblablement un “procès pour l’histoire” dans deux dimensions. C’est d’abord la question du consentement et du viol par sédation chimique. Le deuxième aspect très intéressant, selon moi, a trait à la démonstration du processus judiciaire. La justice a montré qu’elle travaillait bien. On le doit principalement au courage de Gisèle Pelicot, qui a eu la volonté d’exposer cette affaire aux yeux de tous. Elle rejoint à certains égards la volonté, il y a 50 ans, qu’a eu Gisèle Halimi d’exposer les problèmes liés à l’avortement clandestin, puni par la loi, et les inégalités sociales, médicales, qu’il engendrait. Il n’y a pas mieux que les procès pour ces grands moments d’explications sociétaux. C’est presque civilisationnel. La justice est un des premiers devoirs régaliens de l’Etat car c’est ce qui fédère la communauté.
Si les tribus primitives ont décidé de tomber les armes et de se fédérer, c’est aussi parce qu’on leur a garanti qu’on rendrait la justice. C’est un besoin fondamental, chez l’homme, qu’on rende justice et que celle-ci soit équitable. C’est ce que vivent le plus mal les gens qui sont dans des Etats où la justice est arbitraire. Un sentiment récurrent d’injustice les habite. Le devoir d’un Etat est donc de montrer sa justice. Cela permet à chaque citoyen de surveiller l’application des peines et l’égalité dans ce traitement. Le facteur d’exemplarité est aussi très important. Dans l’affaire Pelicot, il était fondamental de montrer que l’absence de consentement est constitutive d’un viol, et ce qu’il induit en matière judiciaire.
La question du huis clos – ou plutôt de son absence – est donc fondamentale…
La majorité des procès ne sont pas à huis clos. Il faut qu’une affaire concerne un mineur, ou qu’il s’agisse d’un viol ou d’une agression sexuelle pour que le huis clos soit prescrit. Si la victime est majeure, cela dépend de sa volonté, comme nous l’avons constaté avec le procès Mazan. Dans le reste des cas, les autres procès doivent être publics, car c’est la garantie d’une justice équitable, laquelle suppose la contradiction, avoir le droit d’être entendu, de se taire, et ce, sous regard du public… C’est essentiel. Quand une justice est secrète, elle est le plus souvent inéquitable. C’est le cas de la justice politique ou religieuse.
L’accessibilité aux procès est donc importante. Dans les deux tiers des pays démocratiques, les procès sont filmés – en Italie, en Grande-Bretagne, aux Etats Unis, en Australie par exemple… En France, nous sommes très timides sur la question. Nous avons proscrit les caméras des salles d’audience depuis 1954. Les caméras avaient tellement encombré la petite salle d’audience lors du procès Dominici – une affaire criminelle qui avait secoué les Alpes de Haute-Provence en 1952 -, les flashs aveuglants, incontrôlables, qu’un projet de loi interdisant purement et simplement leur présence avait été adoptée. Il a fallu attendre 2021 pour qu’une petite réouverture ait lieu par l’adoption de la loi Dupond-Moretti, qui autorise à filmer certains procès à des fins pédagogiques, mais sous de conditions drastiques.
Je milite pour que les palais de justice soient beaucoup plus ouverts qu’ils ne le sont aujourd’hui. Que les procès soient filmés, également, parce que le grand public a besoin de savoir comment est rendue la justice. Une fois que l’on comprend comment elle est rendue, le comportement peut changer. Cette affaire, aujourd’hui, en donne une parfaite illustration. Et c’est grâce au courage de Gisèle Pelicot ! Elle avait droit à l’anonymat : la loi de 1980 sur le viol impose aux journalistes de ne pas donner le nom, ou d’identifier les victimes de viol ou d’agressions sexuelles. Elle n’a pas fait ce choix. Grâce à elle, on a pu savoir exactement comment s’est déroulé le procès. Il n’y a rien de plus rassembleur, apaisant et conforme au pacte social que de savoir que la justice est bien rendue.
Le procès est effectivement souvent comparé à celui de Bobigny en 1972, et au rôle qu’avait joué la plaidoirie de Gisèle Halimi dans les progrès des droits des femmes. Cette comparaison est donc légitime ?
On a saisi une affaire pour donner un coup de projecteur sur un sujet. Le procès est une tribune naturelle sur un vrai problème : en 1972, il s’agissait de la question des avortements clandestins réservés aux plus riches, des conditions effroyables dans lesquelles certaines femmes étaient charcutées par les faiseuses d’ange. L’affaire de Bobigny a révélé une vraie préoccupation liée à la condition des femmes. L’affaire Pelicot fait la même chose, mais avec la question du consentement et de la soumission chimique. A en croire certains accusés et ce qu’ont plaidé leurs avocats, la réalité du consentement de Mme Pelicot n’était pas entrée tout à fait dans les consciences. Il y avait ici l’idée que comme le mari, Dominique Pelicot, l’avait proposé, son épouse était nécessairement d’accord. C’est une croyance très archaïque, mais qui existe encore dans notre société. Ici, je ne suis pas certain que l’évolution législative soit nécessaire – des textes existent déjà après tout. En revanche, je pense que la publicité donnée à ce procès va faire évoluer considérablement les mentalités et la prise de conscience de ce que peut être un viol.
Ces changements sont-ils d’ailleurs l’apanage des affaires avant tout sociétales, ou trouve-t-on des procès tout aussi médiatiques dans des dossiers financiers ou terroristes par exemple ?
L’affaire de Bobigny n’est pas le seul exemple ! Prenez le cas Patrick Henry. Cette affaire est devenue le procès de la peine de mort. L’abolition a d’ailleurs été portée ensuite par l’avocat qui avait sauvé sa tête, Robert Badinter. Autre exemple, concernant cette fois une évolution plus sociétale que législative : le procès Cofidis, grand procès médiatisé en 2006, a fourni un éclairage sur les us et coutumes du dopage dans le cyclisme. Tout le monde connnaissait plus ou moins ces dérapages, mais nous n’en avions jamais aussi ouvertement – et autant – parlé que durant ce procès. Cette affaire judiciaire a mis un coup d’arrêt au dopage le plus visible sur le Tour de France.
Un an plus tard, en 2007, le procès Erika – du nom d’un pétrolier qui avait fait naufrage en 1999 au large de la Bretagne – a consacré le préjudice écologique, et constitué un vrai événement dans le droit pénal de l’environnement. En 2018, la comparution de l’agriculteur Cédric Herrou devant le tribunal pour avoir pris en charge des migrants dans la vallée franco-italienne de la Roya, a mis sur le devant de la scène la question du crime de solidarité. Plus récemment, l’affaire Mila, en 2023, où une jeune fille avait été harcelée sur Internet après avoir tenus des propos sur l’islam, a permis de fournir un éclairage sur le cyberharcèlement et l’absence d’impunité de harceleurs anonymes. Grâce à ces procès, on rend la justice et on fait bouger les mentalités. Ce sera la même chose pour le procès des viols de Mazan, il y a un avant et un après.
Au-delà de la peine individuelle, le procès est là pour provoquer la réflexion, imprégner les consciences. Il y a des moments où l’on a besoin de savoir. Pour reprendre un exemple historique, voyez le procès de Klaus Barbie. Il arrive sans doute trop tard, en mai 1987. Mais il a rempli son office. On a revisité le rôle des autorités d’occupation, celui de Barbie… Au procès de Papon à Bordeaux, on a revisité le rôle de l’Etat français collaborationniste. Ce n’est pas rien ! L’exemple parfait est d’ailleurs celui du procès de Nuremberg. Parfaitement filmé, bénéficiant d’un accès facilité aux cameramen, il a duré six mois. C’était un procès très long, où il a fallu discuter du rôle des dignitaires nazis, mais il a été exemplaire sur le terrain de la justice pénale internationale. Ce fut aussi un procès pour l’histoire.
Un chroniqueur judiciaire relevait récemment sur France Inter, à propos de l’affaire Mazan, qu’un “procès est un débat, pas un colloque”. Qu’en pensez-vous ?
Pour revenir sur la métaphore du procès comme tribune : celui de Bobigny est la première fois que l’on faisait venir des témoins qui n’étaient pas directement liés au fait, qui venaient témoigner des conséquences d’une loi. C’est aussi ce que Badinter a fait dans le procès de Patrick Henry, où des personnes avaient témoigné de ce qu’était la peine de mort. La procédure déborde alors du cadre strict de ce qui doit être jugé, justement parce que la question de la légitimité de la loi dont on demandait l’application méritait d’être débattue. Le procès rend la justice, certes, mais il peut avoir un autre mérite : celui de la discussion, de faire évoluer le droit à un moment donné.
Il y a ainsi des moments où le procès doit être l’occasion d’une tribune. On connaît bien ça en droit de la presse. Quand Zola écrit “J’accuse”, c’est parce qu’il voit bien qu’un innocent est en prison depuis quatre ans, payant pour une armée qui refuse de reconnaître son erreur. Il sait bien qu’il s’expose, que les lignes qu’il publie dans L’Aurore vont lui valoir un procès et probablement une condamnation. Mais il se “sacrifie”, quelque part, pour s’assurer que, en dernier recours, son procès en diffamation permette des explications enfin publiques sur l’affaire Dreyfus. Et c’est à ce procès que l’innocence de Dreyfus explose enfin au grand jour. C’est le point de bascule de l’affaire. Et grâce à une justice parfaitement publique.
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