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Cal Newport (Georgetown) : “Au travail, on se fiche du nombre de mails que vous envoyez !”


Dossiers qui s’accumulent, communications incessantes par mails ou Slack, réunionite aiguë, horaires extensibles… De nombreux travailleurs ont le sentiment de devoir faire preuve d’une suractivité débordante afin de démontrer leur utilité au sein d’une entreprise. Mais dans Slow Productivity (Alisio), Cal Newport part en guerre contre ce qu’il nomme la “pseudo-productivité”, une mauvaise façon selon lui d’évaluer le travail des collaborateurs. L’homme n’est nullement un zadiste décroissant. Professeur au département d’informatique de l’université de Georgetown, collaborateur du New Yorker et auteur de best-sellers comme Deep Work, Cal Newport aime prôner les vertus de la concentration face aux distractions numériques et au travail ostentatoire.

Dans Slow Productivity, qui vient d’être nommé parmi les meilleurs livres de l’année par le magazine The Economist, ce spécialiste plaide pour faire moins de choses afin de les faire mieux, en privilégiant la qualité à la quantité. Dans un entretien à L’Express, il donne ses conseils pour protéger son temps des messageries comme des contraintes administratives, adapter son rythme en fonction du moment, et explique comment une entreprise peut faire pour se focaliser sur une productivité vraiment utile.

L’Express : Pourquoi est-il si difficile de mesurer la productivité des travailleurs dans l’économie du savoir, par rapport à d’autres secteurs impliquant des activités physiques, comme l’industrie ?

Cal Newport : Dans l’industrie manufacturière, il n’y a généralement qu’un seul résultat pertinent à mesurer, comme par exemple le nombre de voitures produites par une usine. Cela simplifie la tâche consistant à mesurer la productivité de différentes méthodes. Si vous changez quelque chose dans le fonctionnement de votre usine et que le nombre de voitures produites augmente, vous savez que la nouvelle méthode est plus productive.

En revanche, dans l’économie du savoir, il n’y a souvent pas de production unique et facilement mesurable. Le travailleur moyen peut travailler sur une douzaine d’objectifs et de projets différents à tout moment, et ceux-ci peuvent être différents de ceux de son voisin. Pour compliquer encore les choses, il n’existe pas non plus de méthode de travail universelle que tout le monde utilise pour gérer ses efforts. Dans le secteur du savoir, la manière de gérer ses efforts est laissée à l’appréciation de chacun. Il est donc difficile d’expérimenter des méthodes de travail potentiellement plus productives, car chacun fait comme il le souhaite.

Selon vous, nous nous focalisons beaucoup trop sur ce que vous appelez la “pseudo-productivité”, basée sur l’activité visible comme l’envoi de mails ou les messages Slack. Pourquoi est-ce mauvais ?

En l’absence de paramètres clairs pour mesurer le travail de la connaissance, les managers se sont rabattus sur une approche grossière, que j’appelle “pseudo-productivité”, selon laquelle l’activité visible des employés est une façon raisonnable d’évaluer l’effort utile. Plus vous semblez occupé, plus on suppose donc que vous êtes productif.

Cette approche a toutefois commencé à poser des problèmes avec l’introduction des ordinateurs et des réseaux dans le travail de bureau. Les mails, suivis par les ordinateurs portables et les smartphones, rendent trop facile l’exercice d’une pseudo-productivité à chaque instant de la journée, que l’on soit physiquement à son bureau ou non. Il en résulte un flot constant d’interruptions, de communications et d’activités, doublé d’un sentiment de culpabilité ou d’inquiétude pour la sécurité de votre emploi, à chaque fois que vous démontrez votre utilité en répondant à des mails ou en participant à des messageries comme Slack.

Dans le meilleur des cas, la pseudo-productivité est un moyen inefficace de mesurer la production de choses utiles. Dans le pire des cas, elle rend les travailleurs au bureau très malheureux.

Votre première recommandation est de “faire moins”. Que devrions-nous ne plus faire au travail ?

Chez les travailleurs du savoir, tout ce que vous faites activement génère des contraintes administratives, notamment des réunions et des mails. C’est ce que j’appelle “la taxe de surcharge”. Plus vous travaillez sur un grand nombre de choses, plus vous devez payer ces coûts indirects. En fin de compte, si votre charge de travail devient suffisamment importante, vous consacrez la majeure partie de votre temps à ces tâches administratives annexes, et il ne vous reste que peu de temps pour accomplir réellement le travail de fond. Si bien que vous êtes parfois contraint de vous consacrer à votre “vrai” travail en dehors des heures de bureau, c’est-à-dire en soirée, tôt le matin ou pendant le week-end.

La meilleure approche consiste donc à travailler sur moins de choses en même temps. Avec moins de contraintes administratives qui encombrent votre emploi du temps, vous terminerez chaque tâche plus rapidement et plus confortablement. L’ironie, c’est qu’en faisant moins de choses en même temps, vous augmentez la vitesse à laquelle vous les terminez. En d’autres termes, faire moins de choses vous permet d’en terminer davantage.

Il existe deux façons principales de réduire le nombre de tâches sur lesquelles vous travaillez en même temps. La première, c’est de dire “non” plus souvent. La seconde consiste à faire le tri entre les projets sur lesquels vous travaillez activement et ceux que vous avez mis en attente. Une fois que vous avez terminé un projet “actif”, vous pouvez choisir un projet “en attente” pour le remplacer. L’essentiel est de ne s’engager dans des contraintes administratives que pour les projets actifs. Cela vous libère d’une suractivité frénétique, et minimise les coûts indirects. Et vous achevez plus rapidement les tâches en cours, car vous travaillez sur moins de choses en même temps.

Ce qui compte, c’est la qualité des produits ou des services que vous fournissez !

Votre deuxième recommandation est de “respecter un rythme naturel”. C’est-à-dire ?

L’être humain n’est pas fait pour travailler à pleine intensité huit heures par jour, cinq jours par semaine, cinquante semaines par an. Nous obtenons de meilleurs résultats en variant davantage notre intensité à différentes échelles de temps : certains moments de votre journée peuvent être plus intenses que d’autres, certains jours de la semaine sont plus difficiles que d’autres, certains mois de l’année sont plus lents et d’autres plus rapides, et ainsi de suite. Vous pouvez par exemple ne programmer aucune réunion le lundi, permettant une transition plus progressive entre le week-end et la semaine. Ou vous réserver un après-midi par mois pour faire autre chose, comme aller au cinéma ou au musée. Ou encore vous programmer des saisons plus lentes, comme durant l’été ou à la fin de l’année.

En variant votre intensité à ces différentes échelles et en alternant des périodes plus calmes avec des périodes plus intenses, le travail devient plus durable et moins épuisant.

Vous préconisez également de privilégier la qualité à la quantité. Cette perspective est-elle envisageable pour un chef d’entreprise qui gère une main-d’œuvre nombreuse et s’efforce d’atteindre des objectifs financiers ?

Se concentrer sur la qualité de ce que l’on produit permet de se libérer de l’illusion de la pseudo-productivité qui, au contraire, glorifie l’affairement et l’hyper activité. Cela est essentiel pour un chef d’entreprise, car le marché se fiche éperdument du nombre de mails que vous envoyez ou de la rapidité avec laquelle vous répondez aux discussions sur Slack. Ce qui compte, c’est la qualité des produits ou des services que vous fournissez !

Les salariés doivent-ils s’autoréguler ? Peuvent-ils dire “non” aux nombreuses sollicitations qui leur viennent souvent de leurs supérieurs ?

L’autorégulation, à elle seule, n’a jamais été une réponse efficace à ce qui rend le travail du savoir épuisant. Le simple fait de dire à quelqu’un, par exemple, de moins consulter ses mails ou de dire “non” plus souvent, est rarement suffisant en soi. C’est pourquoi la plupart de mes conseils sont davantage axés sur les systèmes. Une fois que vous comprenez, par exemple, qu’il est important de réduire votre charge de travail active, c’est-à-dire d’en faire moins, la question est de savoir comment y parvenir dans un environnement de bureau standard. Je détaille dans le livre plusieurs systèmes pour vous aider à mener à bien cette tâche dans le monde réel. De même, une communication excessive par mails peut rendre particulièrement frustrant le fait d’achever des tâches importantes, mais il ne suffit pas de prendre la résolution de consulter ses e-mails moins souvent. Les solutions qui fonctionnent réellement impliquent la mise en place de nouveaux systèmes de collaboration qui réduisent en premier lieu le nombre de mails urgents qui atterrissent dans votre boîte de réception.

Vous conseillez aux entrepreneurs de dépenser parfois davantage afin de limiter les petites tâches de leurs travailleurs. Dans quoi devraient-ils investir ?

Certains entrepreneurs, par exemple, refusent de payer un modeste abonnement mensuel pour des outils logiciels qui pourraient leur faire gagner du temps et des efforts, comme un logiciel de comptabilité, parce qu’ils estiment que ce n’est pas absolument nécessaire. Mais je suis d’avis qu’il faut accorder une grande valeur à son temps et à ses efforts, et s’il est possible d’échanger un peu d’argent pour les préserver, il s’agit souvent d’un bon compromis.

Lorsque vous devez porter votre attention sur un canal de communication, vous réduisez votre capacité à penser clairement pendant au moins 10 à 20 minutes.

La lenteur et l’obsession de la qualité sont deux ingrédients importants de la “slow productivity”. Mais comment éviter que la première ne se transforme en paresse et la seconde en perfectionnisme ?

C’est l’une des préoccupations majeures de l’approche de la “slow productivity”. L’obsession de la qualité a pour but d’éviter que la lenteur ne se transforme en oisiveté ou à un refus généralisé du travail. Lorsque vous commencez à vous soucier de ce que vous produisez, vous adoptez les autres principes de la productivité lente, car ils vous aideront à produire de meilleures choses. Et comme effet secondaire agréable, le travail devient beaucoup plus durable.

Mais une fois que vous commencez à être obsédé par la qualité, vous devez vous méfier du perfectionnisme. L’objectif doit être de produire quelque chose de bien compte tenu de vos compétences actuelles, et non de produire la meilleure chose possible. Ayez bien en tête que vous vous améliorerez avec le temps. Enfin, utilisez des “deadlines” pour vous forcer à envoyer quelque chose même si vous estimez que ce n’est pas la meilleure production qui soit.

Que pensez-vous du fait que des entreprises comme Amazon reviennent sur le télétravail ?

C’est l’un des nombreux effets secondaires négatifs de la pseudo-productivité. Si vous considérez que l’activité visible est le meilleur indicateur pour mesurer un effort utile, vous serez très méfiant à l’égard du télétravail, car vous ne pouvez pas voir ce que font vos employés. En revanche, si vous remplacez la pseudo-productivité par une focalisation sur des résultats clairement définis, une plus grande flexibilité par rapport au lieu et aux horaires de travail devient possible.

Mails, réunions, messagerie instantanée… Lequel de ces trois éléments est le plus nuisible ?

L’inconvénient de ces outils réside dans les interruptions qu’ils provoquent. Lorsque vous devez porter votre attention sur un canal de communication, ne serait-ce que brièvement, vous déclenchez un changement de contexte cognitif qui réduit votre capacité à penser clairement pendant au moins 10 à 20 minutes. La clé pour limiter ces interruptions est de réduire au maximum l’utilisation active de la messagerie, en va-et-vient, comme principale technique de collaboration. La plupart des consultations de boîtes mail et de chats sont dues au fait que l’on essaie de suivre des conversations numériques qui requièrent une réponse rapide.

La disparition de la pause déjeuner traditionnelle est-elle symptomatique de ce que vous décrivez dans votre livre ?

Oui. Dans un environnement de travail alimenté par la pseudo-productivité, tout temps de pause est perçu avec culpabilité et suspicion.

Slow Productivity, par Cal Newport, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sylvie Deraime et Valentine Palfrey. Alisio, 285 p., 23,90 €.




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