Lorsqu’il a entendu le prochain ambassadeur américain en Israël s’exprimer, Uri Bank n’en a pas cru ses oreilles. Cet habitant de Neve Daniel, une colonie cossue de Cisjordanie, milite depuis des décennies au sein de la droite ultranationaliste israélienne. Avec Mike Huckabee, fraîchement nommé par Donald Trump, il vient de trouver un allié zélé. Proche des milieux évangéliques et ex-gouverneur de l’Arkansas, le républicain exprime sans détour sa rupture avec les positions traditionnelles américaines : “Je suis opposé à la solution à deux Etats [NDLR : Israël et la Palestine]. C’est une ligne que Donald Trump a tenue et j’espère qu’il continuera à le faire. Je n’ai jamais utilisé le terme de Cisjordanie – une telle chose n’existe pas -, je parle de Judée-Samarie et je dis qu’il n’y a pas d’occupation. C’est une terre occupée par le peuple légitime ici depuis trois mille cinq cents ans, depuis l’époque d’Abraham”, a-t-il déclaré au site sioniste religieux Arutz 7.
“C’est proprement miraculeux. Jamais un responsable américain de ce niveau n’avait été aussi loin”, jubile Uri Bank. Il a d’autant plus de raisons de se réjouir que la future administration Trump est largement dominée par des soutiens inconditionnels du nationalisme israélien. Le prochain secrétaire d’Etat, Marco Rubio, œuvre de longue date pour la hausse de l’aide militaire à Israël et appelle à l’éradication du Hamas. Elise Stefanik, nouvelle ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU, s’est distinguée par sa lutte implacable contre l’antisionisme sur les campus américains et prône l’arrêt définitif du financement de l’UNRWA, l’agence pour les réfugiés palestiniens. Sans parler de Pete Hegseth, nommé au ministère de la Défense, qui appelle à la construction du troisième temple de Jérusalem sur l’esplanade des Mosquées !
“Ces prises de position sont le produit du travail d’influence que nous menons depuis de longues années aux Etats-Unis, raconte Uri Bank. Cette nouvelle administration va lancer une révolution. On va enfin arrêter de parler de solution à deux Etats pour parler de notre souveraineté sur notre terre.” Le quinquagénaire milite au sein du mouvement Ribonout (“Souveraineté”), un groupe de pression qui plaide auprès des élus israéliens et américains pour l’annexion de la Cisjordanie. Au lieu d’établir un Etat palestinien sur ce territoire – conquis lors de la guerre des Six Jours en 1967 et administré par l’armée israélienne depuis -, les annexionnistes préconisent son rattachement de plein droit à l’Etat d’Israël et l’attribution aux Palestiniens d’un statut de résident leur garantissant des droits individuels mais pas le droit de vote en Israël. “Ils pourront devenir citoyens jordaniens et voter pour le Parlement jordanien tout en restant vivre ici”, précise Uri Bank.
Chemin pavé par le premier mandat de Trump
Ce projet d’annexion n’est pas nouveau. Il circule dans les cercles nationalistes depuis les années 1970. Mais les massacres du 7 Octobre, organisés à partir d’un territoire sous contrôle palestinien, ont relancé cette option. Car pour nombre d’Israéliens, c’est l’autonomie politique dont a joui le Hamas à Gaza qui lui a permis d’édifier une infrastructure terroriste capable d’organiser une offensive aussi meurtrière. “Ceux qui évoquent encore un Etat palestinien ne savent pas de quoi ils parlent”, cingle Emmanuel Navon, professeur de politique internationale et directeur du bureau israélien de l’ONG Elnet. Proche du centre droit, il ne croit guère à un compromis territorial menant à la création d’un Etat palestinien. “Toutes les négociations sur un partage ont échoué car les Palestiniens ne souscrivent qu’à une seule option : la destruction de l’Etat d’Israël, tranche-t-il. Nous l’avons vu le 7 Octobre. L’annexion constitue un horizon crédible, mais reste à savoir de quoi on parle exactement.”
Si ses contours institutionnels restent flous, les Etats-Unis ont déjà commencé à paver la voie lors du premier mandat de Trump. En 2018, Washington reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël et y déplace son ambassade : une validation implicite de l’annexion des quartiers arabes de Jérusalem-Est par Israël après la guerre des Six Jours en 1967. En mars 2019, les Etats-Unis reconnaissent la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan, lui aussi occupé après la victoire de 1967. En janvier 2020, quelques mois avant la fin de son mandat, Trump met sur la table “le deal du siècle”, un plan de résolution du conflit élaboré par son gendre Jared Kushner en concertation avec les nationalistes israéliens. Le document valide l’annexion de Jérusalem-Est et du Golan, et y ajoute celle des principaux blocs d’implantations juives en Cisjordanie : Ariel, Maale Adumim, le Goush Etsion et la vallée du Jourdain, conférant à Israël le contrôle des frontières entre la Méditerranée et le Jourdain. Les Palestiniens, eux, se voient proposer une autonomie limitée sur 70 % du territoire conquis en 1967 et un plan de développement économique de 50 milliards de dollars. Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, oppose un refus catégorique.
“Ce premier mandat de Trump était terrible pour nous et je crains que le deuxième ne soit pire, s’inquiète Ghassan Khatib, universitaire et ex-ministre de l’Autorité palestinienne. On s’indigne des déclarations des membres de la future administration Trump mais c’est plutôt la réalité sur le terrain qui devrait nous alarmer. L’annexion prend déjà corps. Alors que le monde a les yeux tournés vers les atrocités à Gaza ou le drame libanais, Israël en profite pour multiplier les faits accomplis en Cisjordanie, particulièrement entre Bethléem et Hébron.”
“Tripler la population en 20 ans”
Pour mesurer l’avancée du processus d’annexion, il faut explorer les alentours de ces deux grandes villes palestiniennes du sud de la Cisjordanie. On s’y rend depuis Jérusalem en empruntant la route 60 à la lisière sud de la ville. Une vaste quatre voies, jalonnée de deux longs tunnels et d’un viaduc, conduit en une quinzaine de minutes au Goush Etsion, l’une des grandes régions de colonisation israélienne. A l’approche des premières implantations, la route se rétrécit mais des dizaines d’engins sont à l’œuvre pour élargir la chaussée. “Ils vont doubler la voie et ils construisent un échangeur qui desservira Bethléem par un tunnel”, explique Mohammed, l’un des ouvriers du chantier.
Ces nouvelles routes s’inscrivent dans l’impressionnant développement du Goush Etsion. Rapides et sûres, elles encouragent les Israéliens de Jérusalem à s’installer dans cette région pastorale et réputée pour la qualité de ses établissements scolaires. “Nous prévoyons de tripler la population du Goush Etsion d’ici vingt ans, indique Yaron Rosenthal, président du conseil régional local. Avec Donald Trump, nous avons enfin une administration qui reconnaît notre légitimité ici et qui partage nos objectifs. Désormais, au lieu de construire 2 000 unités de logements par an, nous en bâtirons 20 000.”
Après le Goush Etsion, la route 60 file au sud vers Hébron, la plus grande ville palestinienne de Cisjordanie (200 000 habitants). Dans ce secteur, les implantations se font plus rares et moins étendues mais, afin d’encourager la colonisation, des travaux pharaoniques ont été entrepris. La nouvelle route entre Goush Etsion et Hébron, inaugurée en 2023, contourne la plupart des villages palestiniens et fluidifie la circulation, procurant un sentiment de normalité. “S’ils ont autant investi dans ces travaux, cela veut dire qu’ils sont là pour rester”, soupire Ahmed Hassan, un habitant du village palestinien d’Al-Aroub, enjambé par un pont de la nouvelle route.
“L’annexion sera inexorable”
A l’autre extrémité de la Cisjordanie, dans la région de Naplouse, le processus d’annexion est encore plus avancé. Située à une trentaine de minutes de Tel-Aviv par une large voie rapide, Ariel compte trente mille habitants, dont une bonne moitié de laïcs. L’implantation attire des familles de la classe moyenne à la recherche d’un pavillon avec un bout de jardin pour un prix raisonnable. Avec une université réputée, un country club avec piscine et un vaste centre commercial, Ariel ressemble à une ville de l’Israël de l’intérieur. “Passé la ligne verte [NDLR : de démarcation entre Israël et la Cisjordanie], les prix chutent, alors qu’on se sent parfaitement en sécurité ici”, témoigne Igor, un Israélien né en Union soviétique et installé à Ariel depuis la fin des années 1990.
Libérée des pressions américaines, Ariel ambitionne d’atteindre les 100 000 habitants dans dix ans. Comme au Goush Etsion, le moteur de la colonisation est l’explosion démographique que connaît le pays depuis deux décennies. Avec trois enfants par femme en moyenne – le double de la France -, Israël frôle la saturation et convoite les abondantes réserves foncières de Cisjordanie, situées à proximité de Tel-Aviv et de Jérusalem. “Les jeunes qui se battent à Gaza et au Sud-Liban formeront demain les familles nombreuses qui s’installeront ici. Notre dynamique démographique rendra l’annexion inexorable”, prédit Yaron Rosenthal.
Reste un obstacle de taille : le peuple palestinien. Une telle absorption poserait des défis considérables : accorder la citoyenneté aux 2,5 millions de Palestiniens vivant sur le territoire menacerait le caractère juif d’Israël. Leur refuser ce droit perpétuerait une situation d’apartheid. “Les Américains privilégient l’application du modèle de Porto Rico : les Palestiniens auraient la nationalité israélienne mais éliraient leur propre parlement”, indique Emmanuel Navon.
Une dangereuse illusion
Favorable à une solution à deux Etats, l’ancien officier supérieur de Tsahal, Shaul Ariéli, estime que l’annexion de la Cisjordanie mettrait Israël en faillite. “Les coûts économiques sont stupéfiants : 14,5 milliards de dollars par an, comprenant les soins de santé, l’éducation et la sécurité sociale pour les résidents palestiniens. Les partisans de l’annexion estiment pouvoir incorporer progressivement des territoires tout en minimisant les conséquences négatives. C’est une dangereuse illusion : elle conduirait probablement à l’effondrement de l’Autorité palestinienne, et à la fin de la coordination sécuritaire, ainsi qu’à la prise de contrôle de l’ensemble de la Cisjordanie par Tsahal. Dans un tel scénario, Israël serait contraint d’établir un régime militaire et d’assumer la responsabilité de 2,6 millions de Palestiniens”, alerte-t-il dans leTimes of Israël.
En attendant l’intronisation de Donald Trump en janvier prochain, le gouvernement israélien continue d’avancer ses pions. Le 22 novembre, le ministre de la Défense Israël Katz, fidèle de Benyamin Netanyahou, a annoncé que les colons seraient désormais soumis au droit commun israélien et non plus à la loi militaire en vigueur en Cisjordanie. Uri Bank en est convaincu : 2025 sera l’année de l’annexion.
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