Dix ans depuis ce jour où, habitant encore le XIe arrondissement parisien, j’ai entendu les sirènes de police. Envahissantes, annonciatrices de malheurs. Quelques minutes plus tard, la nouvelle de la tragédie est tombée. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo par des islamistes. Nous l’avons su tout de suite, les tueurs l’ont crié, enthousiastes : “Nous avons vengé le prophète.” Et puis, j’ai perdu ma voix. Littéralement, physiquement. Plus aucun son ne pouvait sortir de mon larynx. Le souffle coupé, la voix en berne, le cœur en larmes. J’ai souvenir de ma dernière phrase audible : “Ils ont tué Cabu”. C’était dire : ils ont tué ce qui restait de mon enfance. Avant d’être pour moi le caricaturiste de Charlie, Cabu c’était Le nez de Dorothée, la première bande dessinée que j’ai lu en français, après l’exil. C’était le goût des mercredis après-midi, des week-ends passés à lire, de la solitude de la fin de l’enfance, du refuge de la lecture et du rire. “Ils ont tué Cabu” et très vite, j’ai eu l’intuition, profonde, que les islamistes allaient s’installer dans le paysage, que l’unanimité première ne serait que de surface, que l’entrisme islamiste avait déjà posé ses griffes séparatistes et terrorisantes au sein de la société française.
Les frères Kouachi étaient en cavale, le 8 janvier, une femme policier municipale, Clarissa Jean-Philippe est assassinée en pleine rue, la liste des morts de Charlie Hebdo était une litanie du désastre – et il m’arrive encore de me répéter ces noms, non pas pour ne pas les oublier, ils sont inoubliables, mais comme un talisman contre la paresse intellectuelle, contre la fatigue de la résistance. Quelque chose était dans l’air et nous savions tous que ce n’était pas fini, ce n’était pas juste la cavale des Kouachi, ce n’était pas une prémonition, mais la certitude que c’était une attaque contre la République et ses valeurs qui sonnent si creux d’avoir été tant répétées sans qu’une prise de conscience générale se dresse pour s’en réclamer avec fierté. Et arriva la prise d’otages de l’Hyper Cacher par Amedy Coulibaly. Il était là pour tuer des juifs. Des journalistes, des caricaturistes, une femme policier, des juifs. Il fallait être aveugle ou sourd pour ne pas voir dans ces attaques terroristes meurtrières autre chose qu’une déclaration de guerre à la France. Qu’après les caricaturistes et les juifs, nul ne serait plus jamais à l’abri, pas seulement physiquement mais politiquement. Et peut-être que c’est cela que, dix ans plus tard, nous n’avons toujours pas compris. Que les islamistes ouvraient une brèche dans la société française dans laquelle allaient se précipiter les lâchetés et les peurs, les opportunismes et l’antilibéralisme.
Les Kouachi s’étaient réfugiés dans une imprimerie à Dammartin. Une imprimerie. Là, où se fabrique ce qui viendra nourrir les âmes, consoler les chagrins, ravitailler le savoir. Là où se fabrique ce que détestent les islamistes, ce qui peut contredire leurs dogmes, opposer la diversité à l’obscurantisme, ouvrir les portes de la liberté, offrir l’émancipation. Une imprimerie.
Il y a eu des héros. Les gendarmes, les policiers, Lassana Bathily qui a sauvé des vies, informé les forces de l’ordre, évité courageusement que d’autres otages de l’Hyper Cacher soient assassinés. Il y eut la marche du 11 janvier, la foule immense, digne, consciente d’être là pour la mémoire des victimes de la barbarie islamiste, mais aussi pour l’avenir. Il y eut conscience et il y eut repli. Il y eut des intellectuels, des écrivains, des politiques qui ont bradé la République devant ses ennemis, il y eut des voix disparates et soumises qui se sont petit à petit agrégées dans un mouvement anti-occidental. Il y eut la fin de l’unanimité humaniste, il y eut volonté de compromis, vain fantasme de manipuler l’islamisme pour s’imposer sur la place publique et politique. Il ne faut jamais négocier avec la radicalité, elle gagne toujours à la fin. Il y eut encore des morts, il y eut encore des résistants. Il y aura toujours, chaque année, entre le 7 et le 9 janvier, une commémoration qui ne devrait pas être réduite à des discours, une commémoration qui devrait être vivante, pour rappeler que si chacun d’entre nous, citoyen français, individuellement, nous ne défendons pas ce qui nous permet de vivre et d’espérer, nous serons condamnés à revivre ces trois jours fatals de janvier 2015.
Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste
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