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“Le journal est bien vivant” : dix ans après l’attentat, la relève de “Charlie Hebdo” est là

Il y a des matins que l’on n’oublie pas. Comme des milliers d’autres Français, Biche se souvient parfaitement d’où il se trouvait le 7 janvier 2015, aux alentours de midi. Entre deux cours à l’école des beaux-arts de Caen, à quelques minutes de la pause déjeuner, l’apprenti dessinateur apprend que l’impensable s’est produit. En plein Paris, un commando de terroristes islamistes vient de tirer sur les membres de la rédaction de Charlie Hebdo à la kalachnikov, tuant 12 personnes. Il faudra plusieurs heures à l’étudiant pour comprendre que “quelque chose d’énorme, qui nous dépasse”, vient de se dérouler. Et que rien ne sera plus tout à fait comme avant. Sur Twitter et sur les bandeaux des chaînes d’information en continu, Biche voit s’égrainer le nom des victimes, illustres caricaturistes qu’il admire depuis l’adolescence. Cabu, Charb, Tignous… Deux ans auparavant, lors des entretiens d’entrée aux écoles d’art, ce sont précisément ces noms qu’il citait comme ultime référence devant les professeurs, étonnant parfois certains d’entre eux. “Ce jour-là, j’ai même reçu des messages d’amis du lycée qui me demandaient comment j’allais, parce qu’ils connaissaient mon amour pour ce journal”, retrace le jeune homme.

Son intérêt pour les caricatures de Charlie Hebdo est venu “assez tôt”, en feuilletant des recueils de dessins. “Ce qui m’a plu tout de suite, c’est le droit de se moquer de tout. Je découvrais les politiques que je voyais parader à la télé complètement ridiculisés dans Charlie, ça me faisait rire, au même titre que Les Guignols de l’info“, raconte Biche. L’attentat de 2015, qui vise les journalistes de la rédaction pour cause de publication d’une caricature du prophète Mahomet, ne parviendra pas à dissuader le futur dessinateur. “Je n’ai ressenti ni peur ni réticence. Au contraire, ça m’a encouragé à pratiquer. Je dessinais en dehors des cours, je participais à des ateliers un peu sauvages de dessin de presse à l’école, avec le rêve d’un jour travailler pour Charlie“, confie-t-il.

C’est chose faite : collaborateur du journal depuis sept ans, Biche a été repéré et contacté par la direction de Charlie Hebdo après sa participation à un concours de caricatures organisé par l’association Dessinez, créez, liberté, en 2018. Depuis, il n’a cessé de défendre la ligne éditoriale du journal, et n’a jamais douté de son engagement. “On cherche à bousculer le lecteur, à le questionner, notamment sur les valeurs de laïcité, de liberté d’expression, de droit au blasphème. C’est aussi un projet de société que l’on défend”, estime-t-il. Un investissement loin d’être anodin, alors que les collaborateurs de Charlie Hebdo sont encore, en 2024, menacés de mort, harcelés sur les réseaux sociaux, et restreints par une série de mesures de sécurité dans leur vie professionnelle et personnelle.

Le dessinateur Biche a rejoint la rédaction en 2018.

“Un nœud de haine difficile à défaire”

“On ne travaille pas à Charlie comme on travaille ailleurs”, souffle Marika Bret, ex-directrice des ressources humaines du journal et compagne de Charb, chargée de la transmission de la mémoire du dessinateur. A commencer par les contraintes sécuritaires qui visent les salariés de l’hebdomadaire, toujours ciblés par “des kilomètres de propos insultants et diffamants”, notamment sur les réseaux sociaux. “Il existe un rejet viscéral de certains contre les membres du journal, que l’on pourrait comparer à un brouillard épais. Il y a des menaces de mort, des appels au viol, des insultes par paquets”, commente l’ancienne DRH, qui compte “en dizaines” le nombre de ses visites au commissariat pour déposer plainte pour menaces de mort ou de viol contre les membres de la rédaction.

“Il y a la menace islamiste, évidemment, mais pas que. On a aussi eu des gens en master que l’on ne peut pas accuser de ne pas savoir réfléchir, des anonymes sur les réseaux, de parfaits inconnus. Charlie cristallise un nœud de haine difficile à défaire, avec des pics de violence dès lors qu’une Une déplaît pour telle ou telle raison”, déplore-t-elle. Dans un tel contexte, l’adresse du journal est toujours tenue secrète, et ses collaborateurs ont interdiction d’y organiser un rendez-vous au pied levé avec une source ou toute autre personne étrangère à la rédaction. Plusieurs membres du journal bénéficient encore d’une protection policière quotidienne, tandis que chaque reportage doit être préparé “largement en amont” pour des raisons de sécurité. “Pour tous les déplacements, les renseignements territoriaux sont prévenus, au cas où”, assure Marika Bret.

Même prévention sur l’usage des réseaux sociaux, auquel est largement sensibilisée la rédaction de Charlie Hebdo. “Les stories Instagram d’une soirée au restaurant en mentionnant l’adresse du lieu sont par exemple fortement déconseillées”, précise Eric Delbecque, ancien responsable de la sécurité du journal, arrivé après les attentats de 2015. “Les mesures de sécurité sont conçues comme si vous aviez affaire à des personnes très rigoureuses, capables de tout épier, pour finalement atteindre le journal. Malgré le temps qui passe, une attaque peut survenir n’importe quand”, explique-t-il, rappelant les événements du 25 septembre 2020, lorsqu’un homme avait blessé grièvement deux personnes au hachoir devant les anciens locaux du journal, pensant viser des salariés de Charlie Hebdo. “Les règles sont permanentes : elles vous suivent pendant vos vacances, vos soirées dans un bar, vos discussions avec vos amis. C’est sans répit”, rappelle Eric Delbecque, qui vient de publier Les Irresponsables. Dix ans après Charlie Hebdo (Plon).

“Si t’as des angoisses, ça n’aide pas !”

“Je ne m’attendais pas à ce degré de sécurité quand je suis arrivée, mais on prend vite le pli. On va dire que 90 % du temps, je n’y pense pas”, témoigne Coline Renault, rédactrice pour Charlie Hebdo depuis 2023. Depuis un an, la journaliste a pris de nouvelles habitudes, comme celle de ne plus donner son adresse précise lorsqu’elle commande un taxi, de ne pas mentionner où elle travaille lorsqu’elle prend un covoiturage, ou encore de faire enlever l’adresse de ses parents sur sa carte de presse floquée Charlie Hebdo. La journaliste porte aussi une attention particulière à ses messages sur les réseaux sociaux : lors d’une réunion avec la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), les agents ont exposé à la rédaction ce qu’il était possible de retrouver au sujet de leur vie personnelle sur Internet. “Un de mes collègues avait laissé un commentaire sur la page Google d’un bar, en disant qu’il était génial et qu’il y allait tous les vendredis. Typiquement, ils lui ont dit que c’était à éviter, pour que personne ne puisse savoir ce qu’il fait de toutes ses fins de semaine”, résume la rédactrice. Pour Coline Renault, la question de travailler sous pseudo ne s’est néanmoins jamais posée. “On m’a laissé le choix, mais je ne me voyais pas travailler ici à moitié, avoir un pied dedans et un pied dehors. Je pense qu’il est important qu’une nouvelle génération accepte de travailler pour Charlie en son nom, sans en avoir honte”, estime-t-elle.

“Si t’as des angoisses, ça n’aide pas de travailler pour Charlie Hebdo, c’est certain !” plaisante de son côté Jean-Loup Adénor, rédacteur en chef adjoint du journal depuis 2023. Parfois, le journaliste admet avoir des réflexes qu’il n’aurait jamais eus auparavant, comme ce jour où il a changé de rame de métro et fait un long détour avant de rentrer au journal après avoir eu la sensation d’être suivi par un homme, à la suite de l’interview d’un jeune militant iranien. Même sentiment d’oppression après s’être réuni avec ses collègues dans un bar parisien à la mort de Simon Fieschi, ex-webmaster du journal, en octobre dernier. “On a passé la soirée tous ensemble, et, le lendemain, notre community manager nous a expliqué qu’un internaute avait posté un message sur Reddit pour dire qu’il avait croisé des membres de la rédaction dans cet endroit. C’était assez stressant”, confie-t-il. Parfois, le rédacteur en chef adjoint est rattrapé par l’absurdité de ce quotidien. “Je regarde ces dessinateurs qui sont de vrais artistes, avec une âme de gamin, qui rigolent en dessinant des sexes et sont dans le même temps protégés par des policiers avec des armes longues. C’est à la fois très paradoxal et très violent.”

Biche, de son côté, tente de gérer ces situations “sans se laisser submerger par les angoisses”, malgré “une certaine fatalité”. “Je sors et je rentre du journal plusieurs fois par jour, et je pense chaque fois qu’il est possible que quelqu’un me tombe dessus… Mais c’est un rappel devenu normal, un peu comme je penserais au fait de devoir aller acheter du pain”, résume-t-il. En 2020, entre le procès de l’attentat de 2015, l’attaque devant les anciens locaux du journal, puis l’assassinat de Samuel Paty, le jeune homme a décidé de supprimer certains de ses comptes sur les réseaux sociaux. “J’ai fait quelques dessins qui n’ont pas plu, et j’ai reçu des messages d’insultes en masse, des menaces de mort sur Twitter ou Instagram… C’était trop. Et, en même temps, je sais très bien pourquoi je suis là”, confie le dessinateur. En 2024, le relais du fameux “esprit Charlie” n’a, selon lui, jamais été si important : “C’est-à-dire choisir de rire de tout, critiquer les religions qui cherchent à prendre une place toujours plus grande, laisser plus de place à la réflexion et moins à la réaction.”

Charlie “jusqu’à ce que”

Pour la nouvelle génération Charlie, le quotidien n’est pas toujours aisé. “Il existe beaucoup de clichés sur la rédaction, avec un storytelling assez toxique sur le fait que certaines Unes seraient racistes ou islamophobes. Nous sommes précisément renvoyés à ce que nous combattons, avec un profond sentiment d’injustice qui peut en ressortir”, fait valoir le rédacteur en chef du journal, Gérard Biard. “Les discussions sur Charlie autour de moi, c’est constant. Je n’avais pas réalisé à quel point certains ne comprennent pas les caricatures, ne savent pas les lire, n’essaient pas d’y réfléchir ni de sortir de leur zone de confort”, regrette Coline Renault, qui continue d’expliquer et de réexpliquer la démarche du journal – malgré une certaine lassitude lorsqu’un énième débat sur les caricatures de Mahomet est lancé par des inconnus lors d’un dîner. “Mais je n’ai jamais considéré ça comme trop lourd à porter. La liberté que j’ai au sein du journal, son ton, la manière dont il m’oblige à penser en dehors des cadres et des dogmatismes l’emporte de loin dans la balance avantages-inconvénients”, plaide la journaliste.

En tant que rédacteur en chef adjoint de Charlie Hebdo, Jean-Loup Adénor admet avoir “vite été étiqueté” par certains proches. Le journaliste ne compte plus les fois où il s’est subitement découvert le rôle “d’avocat du journal”, souvent pris à partie au sujet des caricatures religieuses, ou plus récemment sur les dessins réalisés pour couvrir le procès des viols de Mazan. “Il y a des gens qui se disent Charlie ‘jusqu’à ce que’… C’est-à-dire, jusqu’à ce que le journal parle de quelque chose qui les choque eux, d’un sujet qui leur déplaît, ou qui les vexe. A l’inverse, certains en veulent au journal de ne pas avoir défendu une cause qui leur est chère, et mettent beaucoup de choses sur le dos de Charlie“, décrit-il.

Biche a également observé une “bascule dans le discours politique” sur les sujets régulièrement traités par la rédaction. “La laïcité, la lutte contre l’antisémitisme ou la défense des classes populaires sont, à l’origine, des fondamentaux de gauche, qui ont peu à peu été récupérés par l’extrême droite. On voit bien que certains utilisent ‘l’esprit Charlie’ comme une espèce de totem d’immunité pour faire passer des idées que nous ne défendons pas”, regrette le dessinateur. “D’ailleurs, il peut arriver qu’on intervienne, quand on considère que certains s’abritent derrière Charlie pour dire des choses qu’on se refuse à dire. Charlie n’est pas un paillasson”, précise Gérard Biard.

“Casser certains mythes”

Pour éduquer les plus jeunes à ce que représente réellement “l’esprit Charlie”, le journal travaille en collaboration avec l’association Génération Charlie, créée par Martin Lom, pigiste au sein de la rédaction. A 20 ans, cet étudiant de Sciences Po Lille est bien conscient de “la fracture entre une partie de la jeunesse et certaines valeurs portées par Charlie Hebdo“, et a décidé de réaliser un tour de France des universités avec une partie de l’équipe de l’hebdomadaire. “Beaucoup de jeunes vont avoir tendance à se braquer et rejeter toute forme de débat lorsqu’on parle de religion, par exemple. On essaie d’ouvrir cette discussion, et de casser certains mythes autour de Charlie, souvent uniquement connu pour les attentats ou les débats autour des caricatures de Mahomet”, explique le journaliste.

Un peu plus d’un an après sa création, l’association revendique déjà “une cinquantaine d’adhérents” un peu partout en France. Avec ses 31 000 abonnés, sa cinquantaine de collaborateurs et sa moyenne de 20 000 exemplaires vendus chaque semaine – avec des pics pouvant atteindre les 96 000 ventes -, l’hebdomadaire résiste. “Le journal est bien vivant, et les jeunes journalistes qui l’ont rejoint sont là pour longtemps”, fait valoir Jean-Loup Adénor. Quelques jours avant l’anniversaire de l’attentat de 2015, le rédacteur en chef adjoint fait taire définitivement les terroristes qui pensaient, il y a dix ans, avoir “tué Charlie Hebdo“.




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