Mai 2022. Quelques mois avant de recevoir le prix Nobel de littérature, Annie Ernaux sort Le Jeune Homme, une plaquette d’une quarantaine de pages où elle raconte avec beaucoup de condescendance une histoire vécue avec un garçon d’une vingtaine d’années quand elle-même était dans sa cinquantaine. A Saint-Germain-des-Prés, tout le monde sait de qui il s’agit : Philippe Vilain. Mais son nom ne sort nulle part dans la presse, Ernaux ayant défendu aux journalistes de le “pister”, comme elle le déclare alors à Lire Magazine. Trois ans plus tard, Philippe Vilain signe aujourd’hui Mauvais élève, un récit d’une finesse psychologique digne de Benjamin Constant, qui est en un sens sa réponse au Jeune Homme, mais aussi à L’Occupation (2002) où Ernaux l’anonymisait et le rabaissait déjà avec un mépris de classe déconcertant de la part d’une pythie de la gauche intellectuelle. Avant toute chose, précisons que Mauvais élève n’est en rien un livre règlement de comptes : Vilain y fait souvent part de son admiration pour l’œuvre littéraire d’Ernaux. Le portrait qu’il brosse de l’Annie qu’il a connue, peinte en bourgeoise coupée du peuple dont elle se prétend la porte-parole, devrait en revanche dessiller ses lecteurs les plus idolâtres.
Au bar de l’hôtel d’Aubusson où il nous a donné rendez-vous pour répondre à nos questions, Vilain parle comme dans son livre : avec sincérité et précision, sans la moindre amertume. Comment avait-il pris la publication du Jeune Homme, depuis Naples où il venait de s’installer et vit toujours ? “Au début, je n’ai pas pensé un seul instant qu’il s’agissait de moi. J’ai vu la couverture passer sur Instagram, je ne m’y suis pas attardé. C’est une de mes tantes qui m’a envoyé un texto après avoir vu Annie Ernaux chez François Busnel [NDLR : à La Grande Librairie sur France 5]. N’était-il pas question de moi ? J’ai attendu un mois et demi avant d’acheter le livre. Ça m’a déstabilisé. J’ai trouvé ça littérairement très bon : ce n’est pas si facile d’être synthétique, concis, d’aller vers une forme de justesse. Mais j’ai aussi lu ce texte comme le jeune homme que j’ai été, et là je n’ai pas compris la démarche d’Annie Ernaux : pourquoi, après tant d’années, me décrire encore de manière aussi dépréciative ? Un universitaire a dit que j’apparais comme le jeune homme sans qualités, et c’est très vrai. Si vous faites deux colonnes d’adjectifs, les négatifs et les positifs, vous verrez que la colonne négative se remplit bien plus vite… Annie Ernaux me présente comme un plouc – elle emploie le mot, et ce n’est pas rien. Comment peut-elle manquer à ce point de bienveillance à mon égard ? On a passé plus de cinq ans ensemble, en voyageant dans le monde entier, en partageant beaucoup de choses. Son récit retranscrit factuellement la vérité des situations, mais tout est tellement décontextualisé que ça donne un texte tissé de mensonges par omission…”
Entre dix exemples, Philippe Vilain en choisit un, particulièrement significatif : “Dans le livre, le jeune homme est caractérisé par ses goûts populaires, par exemple sa passion pour le foot. Et c’est vrai : je suis un grand amateur de foot. A l’époque, je regardais Téléfoot le dimanche matin. Mais n’est-ce pas injuste de me réduire à cinquante minutes de télé par semaine alors que j’étais en maîtrise de lettres modernes, fou de l’œuvre de Marguerite Duras, et que j’écrivais déjà ? Outre la violence de son jugement sur quelqu’un d’origine plus modeste qu’elle, Annie Ernaux n’est pas honnête intellectuellement, alors qu’elle se revendique d’une littérature de la vérité – c’est un peu gênant…”
Fasciné par “La Place”
Rembobinons les faits. Né en 1969 dans une cité ouvrière cosmopolite de Normandie, Philippe Vilain vit à côté des dortoirs Sonacotra. Fils d’un alcoolique, inscrit en BEP, il est promis à l’échec scolaire. Sa découverte de la littérature le sauve, lui permettant de “déjouer les déterminismes et le destin social, d’échapper à la fatalité” – il finira son cursus docteur ès lettres. A la fac de lettres de Rouen, il est fasciné par La Place, qu’il étudie. Il écrit à Annie Ernaux. Une correspondance commence entre eux. Un samedi soir d’octobre 1993, ils se rencontrent à Paris, au premier étage du Café de Flore. Un deuxième rendez-vous a lieu en janvier 1994 au Café de Cluny. La célèbre écrivaine de 53 ans propose à l’inconnu de 24 ans de l’accompagner chez elle à Cergy, où elle en fait son amant. Il accepte “sans plaisir” et se sentant “piégé”. Le lendemain, au réveil, le jeune homme est frappé par la beauté des lieux, “le parc de son importante maison bourgeoise” : “La maison était baptisée La Fabula – l’histoire. Je m’étonnais qu’on puisse nommer une maison, la personnaliser ainsi, suspectant du snobisme dans cette désignation italienne, l’orgueil affecté de la propriété et du territoire familial, la fierté patrimoniale, conservatrice, et je me demandais quel nom j’aurais donné à mon pavillon de la cité où j’habitais : La Zona ?” Vilain comprend qu’il s’est illusionné en lisant La Place : “Je pensais qu’Annie Ernaux venait du même milieu que moi, ce qui n’était pas le cas. Elle est issue de la France provinciale blanche. Ses parents étaient de petits possédants, propriétaires d’un café-épicerie à Yvetot. Elle a grandi derrière le comptoir, en allant à l’école privée. Si nous avions eu le même âge et que nous nous étions connus ados, je l’aurais considérée comme une bourge…”
Pages de gratitude
Déjà notable chez Gallimard (elle a été lauréate du prix Renaudot dix ans avant leur aventure), Ernaux devient pour l’étudiant une “fée sociale”, une “préceptrice du XVIIIe siècle” : “Dans Le Jeune Homme, elle dit qu’elle se plaît à avoir été mon initiatrice, et elle l’a été d’une certaine façon. J’étais en maîtrise, sur la voie de la guérison scolaire ; elle a parfait ma culture et m’a rééduqué. Elle m’a mis à l’école de l’exigence littéraire, de la rigueur, de la méthode. Elle a restructuré ma pensée. Et puis elle m’a fait voyager et découvrir des mondes. C’est pourquoi il y a tant de pages de gratitude dans Mauvais élève.” La lune de miel ne dure qu’un temps. Dès 1996, Annie Ernaux fait paraître dans la revue L’Infini un texte très cru, “Fragments autour de Philippe V.”, où son amant est réduit au rang de “potiche sexuelle” – ce qui reviendra dans L’Occupation et dans Le Jeune Homme.
Comment expliquer que toutes les plus grandes femmes de lettres françaises des deux derniers siècles aient eu en commun ce goût pour les hommes nettement plus jeunes qu’elles ? George Sand avec Alexandre Manceau, Colette avec son beau-fils mineur Bertrand de Jouvenel, Marguerite Yourcenar avec Jerry Wilson, Simone de Beauvoir avec Claude Lanzmann, Marguerite Duras avec Yann Andréa, Annie Ernaux avec Philippe Vilain… On parle à juste titre de prédateurs, mais les prédatrices sont légion. Vilain y voit une explication limpide : “Ce n’est pas une question de genre, mais de pouvoir. Un homme ou une femme qui a de la notoriété ou de l’argent s’autorise à rechercher la jeunesse, tout simplement. Le geste d’émancipation qu’a eu Annie Ernaux en imposant son désir au jeune homme que j’étais ressemble, j’imagine, à l’attitude de tous ces hommes de pouvoir avec des filles beaucoup plus jeunes. Pourquoi me chosifie-t-elle en se présentant comme dominante ? Dans les trois textes que je lui ai inspirés et où je la désire soi-disant beaucoup, le jeune homme n’est pas un être pensant, un apprenti écrivain qui s’est extrait de sa classe sociale ; il n’est plus qu’un corps, c’est violent… Inversons une seconde : si, aujourd’hui âgé de 55 ans, j’écrivais La Jeune Fille en employant les mêmes termes qu’Annie Ernaux, est-ce que ce serait apprécié ? Il y a fort à parier que je serais au contraire blacklisté…” En 1997, Vilain publie chez Gallimard son premier livre, L’Etreinte, un roman où il imagine sa séparation d’avec Annie Ernaux. En 1999, c’est elle qui le quitte. Mais, en l’an 2000, elle fait tout pour le ravoir, s’humiliant à ses pieds, lui proposant même qu’il s’installe chez elle à Cergy, avec un espace à lui. Il refuse. Il y a quelque chose de pathétique à se souvenir des textes d’Ernaux après avoir refermé Mauvais élève : la femme puissante était en vérité bien plus soumise qu’elle ne voulait l’admettre à son jeune amant…
Mauvais élève rappelle Gare Saint-Lazare, une pépite méconnue parue en 1976 dans laquelle Betty Duhamel dévoile le vrai visage de son ex-petit ami Patrick Modiano, présenté comme un garçon manipulateur, cruel et intéressé par l’argent derrière ses airs de faux rêveur. Avec Mauvais élève tombe le masque de l’Ernaux officielle quand apparaît la véritable Annie. Dans l’un des passages les plus savoureux, Vilain manifeste avec elle aux côtés d’Arlette Laguiller et d’Alain Krivine, en hurlant : “Nous sommes tous des enfants d’immigrés, première, deuxième, troisième génération !” Ernaux est ensuite choisie comme “marraine républicaine” par un sans-papiers algérien désireux de se marier avec une Française. Elle va déjeuner avec le garçon à Amiens. Hélas, c’est un très pénible plouc – le genre à regarder Téléfoot. L’écrivaine n’a rien à lui dire, et Vilain clôt la scène ainsi : “En milieu populaire, c’était elle l’intruse.” Lors de notre conversation, il enfonce le clou : “Le peuple ne fait pas partie de l’entourage d’Annie Ernaux. Pour développer une pensée de classe sincère, les relations courantes comptent, il ne suffit pas de défiler de temps à autre. C’est la fréquentation assidue du peuple qui fait qu’on en est ou non. Avec ce sans-papiers, j’étais dans mon élément ; alors que c’était exotique pour elle. Elle était en plein dépaysement social…”
Personnage démagogique
Dans des pages merveilleuses de poésie et d’humour, Vilain décrit la “vie luxueuse” de son initiatrice, ses “nombreuses prospections pour acheter une résidence secondaire”, “son raffinement byzantin pour le cérémonial du dîner”… Rappelons qu’Ernaux soutient La France insoumise. En 2022, l’écrivaine engagée avait participé avec Jean-Luc Mélenchon et Mathilde Panot à une marche contre la vie chère – un problème auquel elle n’est pas directement confrontée, avec ses tirages mirifiques ou le million d’euros reçus avec son prix Nobel. Etre l’icône de la littérature de transfuges de classe l’oblige à se composer un personnage démagogique : “C’est Annie Ernaux qui, la première, a emprunté à la sociologie le terme de transfuge de classe, et l’a fait entrer dans le champ littéraire avec La Place. Aujourd’hui, je vous concède qu’il y a une forme de falsification dans cette notion : beaucoup de gens veulent se présenter comme des transfuges de classe, sans doute pour accentuer leur mérite. C’est à la mode, mais l’expression est ambiguë et victime de son succès. On n’est pas transfuge de la même manière que l’on vienne des classes moyennes ou des classes inférieures. Un écrivain comme Nicolas Mathieu n’est pas transfuge de la même manière que moi : il était comme Annie Ernaux dans une école privée. Pour définir un véritable transfuge, il faut mesurer l’écart entre le point de départ et le point d’arrivée – même si on n’est jamais tout à fait arrivé avant la mort…” De telles comédies ne dupent pas les esprits lucides et Vilain, magnanime, se refuse à accabler Ernaux pour ses positions idéologiques : “Je regarde ça de loin désormais, du haut du Vésuve, avec mes jumelles. Je n’ai pas envie de commenter ce qu’elle dit sur le plan politique.”
Nous aurions pu terminer sur cette note conciliante. Or, à la fin de Mauvais élève, Vilain glisse cet aveu nu : “Peut-être pour m’émouvoir, je ne sais plus, elle m’avait dit cette phrase terrible, que, en elle, la femme n’était pas toujours à la hauteur de l’écrivain.” Si l’écrivaine n’a rien d’une sainte, ça ne l’empêche pas d’être une icône dans les cercles les plus chics, les milieux les plus privilégiés. Interrogée par L’Express en 2022, elle reconnaissait trois “héritiers directs” : Didier Eribon, Edouard Louis et Nicolas Mathieu, l’actuel compagnon de Charlotte Casiraghi. Hasard ou coïncidence, un an avant cette interview, Annie Ernaux avait reçu le prestigieux prix littéraire Prince Pierre-de-Monaco pour l’ensemble de son œuvre. Eternel dilemme entre ghettos et gotha. Au pays des transfuges de classe (ou prétendus tels), les princes et les princesses vaudraient-ils mieux que les ploucs et les sans-papiers ?
Mauvais élève, par Philippe Vilain. Robert Laffont, 236 p., 20 €.
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