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La désillusion des Allemands vue par Katja Hoyer : “Si les partis traditionnels n’entendent pas la colère populaire…”


Une économie en grande difficulté, une crise politique qui s’installe durablement, des tensions toujours plus fortes liées à l’immigration… C’est peu dire que les Allemands démarrent 2025 dans un climat morose. Pour couronner le tout, voici que le milliardaire Elon Musk vient ajouter son grain de sel. Le patron de X (ex-Twitter) a en effet signé le 28 décembre une tribune pro-AfD dans l’édition dominicale du journal conservateur libéral Die Welt, l’un des plus grands quotidiens du pays. Le futur ministre de l’”efficacité gouvernementale” de Donald Trump prévoit même de s’entretenir sur son réseau le 9 janvier avec Alice Weidel, la cheffe du parti d’extrême droite. Une situation politique explosive à quelques semaines des élections législatives, dans un contexte où l’attaque de Magdebourg le 20 décembre a relancé l’épineux débat sur l’immigration et alors que l’AfD, actuellement deuxième dans les sondages, pourrait réaliser une nouvelle percée.

Jugeant “excessif” de parler d'”effondrement” de l’Allemagne, comme l’a fait Elon Musk, Katja Hoyer, historienne germano-britannique et chercheuse associée au King’s College de Londres, estime que le pays est à un tournant décisif. Si, prévient-elle, les partis traditionnels ne prennent pas enfin la mesure de la colère qui traverse une bonne partie de la population, le pays ira au-devant de difficultés encore plus importantes : “De nombreux Allemands considèrent que l’attaque de Magdebourg est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.” L’auteure du très remarqué Beyond the Wall (“Au-delà du Mur”, 2023, Allen Lane, non traduit en français), qui apportait un éclairage nouveau et controversé sur la vie en ex-RDA avant 1990, analyse pour L’Express les différentes crises qui touchent actuellement l’Allemagne et l’état d’esprit de ses concitoyens : “Ils ont le sentiment que leur pays ne compte plus vraiment sur la scène mondiale.” Et partage son point de vue sur des sujets brûlants : la polémique Elon Musk (“un évènement majeur”), le bilan d’Olaf Scholz (“un chancelier de transition”), l’héritage d’Angela Merkel et la personnalité d’Alice Weidel (qualifiée de “visage respectable” de l’AfD mais ayant “peu de contrôle sur les éléments les plus extrêmes”). Katja Hoyer évoque au passage un épisode récent qui illustre comment les Allemands regardent parfois la France avec… envie.

Après l’attaque du marché de Noël de Magdebourg par un ressortissant saoudien arrivé dans le pays en 2006 (qui a fait cinq morts et plus de 200 blessés), vous avez écrit dans le journal conservateur britannique The Spectator : “Quelles que soient les motivations spécifiques de l’auteur, l’effet psychologique (sur les Allemands) de son acte de terreur sera profond.” Pourquoi, selon vous, les motivations du suspect comptent-elles peu s’agissant du ressenti des Allemands ?

Katja Hoyer Eh bien, je pense qu’il s’agit essentiellement d’un changement d’humeur dans le pays, que j’ai pu observer lors de mon séjour en Allemagne pour Noël. C’est un changement comparable à celui observé après l’attaque au couteau à Solingen cet été [NDLR : l’attaque, qui a fait trois morts lors d’une grande fête locale, a été revendiquée par le groupe Etat islamique]. Il s’agit là d’événements qui déclenchent ou ravivent des sentiments déjà présents. Ils font remonter à la surface des sujets de mécontentement qui existaient avant que ces attaques ne surviennent, notamment l’ampleur de l’immigration et les problèmes de sécurité qui y sont associés. Et avec les élections qui approchent, je crois que cela jouera un rôle considérable, parce que de nombreux Allemands considèrent que l’attaque de Magdebourg est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ils veulent que des mesures soient prises, en particulier contre l’immigration illégale.

La question désormais est de savoir si les partis traditionnels saisiront cette colère et tenteront de la canaliser en expliquant aux gens : “Vous n’avez pas besoin de voter pour l’extrême droite, suivez-nous et nous agirons sur ces questions.” Si ce n’est pas le cas, l’AfD [Alternative für Deutschland] recueillera encore plus de votes que par le passé.

Cette colère que vous mentionnez est-elle partagée partout dans tout le pays ?

Oui, c’est un phénomène qui concerne toute l’Allemagne, bien qu’il soit plus marqué à l’Est. Cela ne tient pas seulement au fait que le drame de Magdebourg a eu lieu dans cette région du pays. Nous avons en effet observé la même chose après l’attaque de Solingen cet été, qui s’est produite en Allemagne de l’Ouest. Les sondages montrent qu’environ un tiers des électeurs de l’Est votent dorénavant pour l’AfD. Au niveau national, on est autour de 20 %. Donc, vous voyez, la tendance est la même partout, mais elle est simplement plus prononcée à certains endroits. Je crois qu’il s’agit davantage d’une question sociale que d’un phénomène strictement régional. Il y a en effet davantage de travailleurs et de personnes issues des classes populaires à l’Est qu’à l’Ouest. Et de manière globale, si l’on prend par exemple des élections européennes de juin, les analyses post-électorales ont montré que l’AfD avait remporté le vote des classes populaires dans toute l’Allemagne.

A ce stade, l’AfD est créditée de 17 à 19,5 % des intentions de vote, derrière les conservateurs de la CDU-CSU mais devant les sociaux-démocrates. Que savons-nous du soutien des Allemands aux idées de l’AfD ?

Un sondage publié en septembre dernier a montré qu’environ trois quarts des personnes réclament un changement fondamental dans la politique d’asile. Or, comme vous le souligniez, seuls environ 20 % des électeurs déclarent avoir l’intention de voter pour l’AfD. On constate donc un énorme décalage entre cette colère et le soutien électoral direct à ce parti. La CDU et les conservateurs en général semblent avoir pris conscience de l’importance de ce sujet pour l’électorat et la nécessité d’y répondre. Dans leur nouveau programme de campagne, ils sont d’ailleurs beaucoup plus fermes sur l’immigration qu’auparavant. Ils affirment essentiellement qu’ils ne sont plus le parti d’Angela Merkel. Ils veulent se positionner comme un parti très conservateur, plus strict sur cette question.

Le fait que Musk ait été autorisé à écrire un article en faveur de l’AfD dans un journal grand public est un évènement majeur

Si la CDU parvient à convaincre l’opinion qu’elle appliquera réellement son programme, elle pourrait améliorer son score au détriment de l’AfD. En effet, beaucoup d’Allemands souhaitent des actions concrètes sur l’immigration mais dans le même temps ne veulent pas de l’AfD au pouvoir. En revanche, si les électeurs voient que la CDU est prête à s’allier avec des partis comme les Verts, qui ne soutiennent pas ces politiques, ils pourraient alors se tourner vers l’AfD pour envoyer un message clair : ce sujet est important pour eux, et il doit être pris au sérieux. Le total des intentions de vote combinées entre les conservateurs et l’AfD montre une majorité des Allemands en faveur d’une action ferme sur l’immigration. Par conséquent, quel que soit le parti qui formera une coalition avec la CDU, probablement le parti social-démocrate (SPD), il devra, dans une certaine mesure, intégrer cette donne pour contenir une nouvelle progression de l’AfD à l’avenir.

Sur la question de l’immigration, vous avez écrit : “Les politiciens allemands doivent réfléchir attentivement à la manière dont ils reconnaissent l’intensité des sentiments sur un sujet qu’ils ont trop longtemps ignoré.” Olaf Scholz et les sociaux-démocrates vous semblent-ils prendre ce chemin ? Qu’avez-vous pensé de la réaction du chancelier allemand après l’attaque du marché de Magdebourg ?

Il y a eu une réaction immédiate de la gauche pour dire qu’il fallait d’abord examiner les motivations du suspect. Lesquelles sont difficiles à cerner à ce stade. En regardant son profil sur les réseaux sociaux, on observe en effet un mélange de messages contradictoires. Mais je ne pense pas que se concentrer sur les réelles motivations de l’assaillant aide à comprendre l’état d’esprit de l’opinion publique. Car ce que les gens voient, c’est une attaque perpétrée par un étranger radicalisé arrivé dans le pays par le système d’asile et ayant commis un crime horrible. Les motivations spécifiques de cet individu ou le fait de savoir s’il est mentalement instable importent peu [NDLR : le gouvernement allemand a mis en avant son “psychisme pathologique”] pour les Allemands. Ce qu’ils retiennent, c’est qu’il s’agissait de quelqu’un dont les autorités avaient déjà été averties de la dangerosité mais qu’elles n’ont pas agi. Elles ont semblé accorder plus d’importance au respect des lois sur l’asile qu’à la prise en compte des implications en matière de sécurité. Si tout ce que la gauche peut dire à ce sujet est qu’il s’agit d’un cas exceptionnel et qu’il n’y a aucune leçon à tirer, cela ne fera qu’exacerber la colère de nombreux électeurs.

Vous considérez que la question de l’immigration a été trop longtemps ignorée par la classe politique allemande. Pourquoi ?

Ce n’est pas seulement en Allemagne que la classe politique semble être en décalage par rapport à la majorité de la population sur cette question. C’est quelque chose que nous avons observé dans de nombreux pays occidentaux. Cependant, en Allemagne, il y a toujours cette crainte de se positionner à la droite du centre, en raison du passé du pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ne veulent pas être perçus comme des extrémistes de droite ou des néonazis, compte tenu de ce contexte allemand très sensible. De nombreux politiciens, même parmi ceux qui sont à l’extrémité conservatrice du spectre, font ainsi le choix de ne pas apparaître trop à droite, notamment sur des sujets aussi sensibles que l’immigration. Selon moi, c’est problématique car on laisse tout un domaine aux mains de groupes extrêmement radicaux, prêts à ignorer le consensus en Allemagne. Cela mène à une radicalisation de cette partie du spectre politique, précisément parce qu’elle est laissée à l’écart par tous les autres acteurs. Je crois qu’il s’agit d’une spécificité allemande, dans la mesure où tout parti situé à la droite de la CDU sera systématiquement étiqueté comme étant d’extrême droite. Et une fois cette étiquette apposée, comme nous l’avons vu avec l’AfD à ses débuts, ils n’ont plus aucune raison de se modérer ou de revenir au centre. Ainsi, lors de la création de l’AfD en 2013, alors qu’il s’agissait encore d’un parti de tendance néolibérale, ils étaient déjà accusés d’être des néonazis. Cette dynamique n’a fait qu’amplifier leur radicalisation jusqu’à aujourd’hui.

Elon Musk a réitéré son soutien à l’AfD dans une tribune controversée du journal conservateur Die Welt, l’un des plus grands quotidiens du pays. Que pensez-vous de l’ingérence du patron de X dans les affaires intérieures allemandes ?

Ce qui choque, ce n’est pas tant le fait que ce soit une intervention étrangère. On a déjà vu par exemple de nombreux commentateurs allemands essayer d’intervenir dans les élections américaines. Certains se sont même rendus aux Etats-Unis pour faire campagne, notamment pour les démocrates. Donc, à cet égard, il serait un peu hypocrite de dénoncer une ingérence étrangère. En revanche, ce que je trouve dramatique et important de relever, c’est qu’Elon Musk ait été autorisé à rédiger un article pro-AfD dans l’un des journaux allemands grand public pour appeler les électeurs à soutenir ce parti. Il est inhabituel en Allemagne que des personnalités appellent explicitement à voter pour un parti politique dans l’un de ces journaux traditionnels, car même si les médias peuvent afficher certaines opinions politiques, ils s’efforcent généralement de maintenir un style de format neutre qui n’appelle pas directement à voter pour un parti. Donc en cela, ce qu’on vient de voir avec Elon Musk est nouveau.

Après la publication de cette tribune, vous avez écrit qu’un tabou avait été brisé

La publication de cette tribune marque une étape significative dans l’évolution des perceptions et du traitement médiatique de l’AfD en Allemagne. Il n’y a pas si longtemps, on débattait encore du fait de savoir si les représentants politiques de ce parti devaient être invités dans des émissions politiques et des débats. Puis les choses ont évolué : on a finalement accepté de les inviter, car leur poids politique est devenu trop important pour être ignoré. Ils participent désormais à des débats télévisés, mais jusqu’ici, aucun journal particulier ne leur avait offert une plateforme favorable. En général, lorsqu’ils sont présents dans les médias, ces derniers veillent à ce qu’il y ait un autre journaliste ou un autre intervenant face à eux pour contre-argumenter. Donc le fait qu’Elon Musk ait été autorisé à écrire un article en faveur de l’AfD dans un journal grand public constitue un évènement majeur. Pour ceux qui admirent Elon Musk, cela signifie qu’il devient désormais possible de voir l’AfD sous un jour différent.

Est-ce de nature à influencer la campagne des législatives ?

Pas à court terme, mais je pense qu’à long terme, cela pourrait conférer à l’AfD une respectabilité qu’il n’avait pas auparavant. En effet, la prochaine personne qui voudra leur offrir une tribune pourra simplement dire : “Notre journal traditionnel allemand leur a déjà donné une plateforme pour exprimer une opinion pro-AfD, alors pourquoi ne ferions-nous pas de même ?” L’épisode de la tribune pourrait aussi faire évoluer les relations entre la droite allemande, le centre droit, les conservateurs et l’AfD.

C’est-à-dire ?

Actuellement, la CDU-CSU partage déjà beaucoup de points de vue avec l’AfD. Mais pour le moment, ce parti est infréquentable pour eux en raison du passé historique de l’Allemagne et de l’existence d’un “cordon sanitaire” robuste autour de l’AfD. Cependant, si des personnalités comme Elon Musk, admirées par de nombreux libertariens et des personnes du centre droit, tiennent ce genre de propos dans un journal de droite, cela contribue, dans une certaine mesure, à gommer la frontière entre les conservateurs, les libertariens et l’extrême droite. Et cela représente, à mon avis, un tournant majeur.

Selon Elon Musk, l’Allemagne est “au bord de l’effondrement économique et culturel”. Partagez-vous ce point de vue ?

Le terme “effondrement” est excessif. La situation se dégrade, c’est évident. Et ce n’est pas que mon opinion : de nombreux économistes partagent ce constat. L’Allemagne est en récession pour la deuxième année consécutive, ce qui est un fait. Et il existe des indicateurs clairs de problèmes structurels profonds dans l’économie allemande.

En ce qui concerne l’effondrement sociétal, les tensions sont très fortes en ce moment. On observe une polarisation profonde de la société. Et le fait que tant de gens descendent désormais dans la rue pour manifester est révélateur. Je sais qu’en France, cela se produit tout le temps, mais en Allemagne, c’est inhabituel [Rires.]. Il faut une bonne dose de colère avant de voir les Allemands descendre dans la rue plutôt que de simplement râler derrière des portes closes.

Nous avons atteint la fin d’une époque et pas seulement pour l’Allemagne

C’est quelque chose que je ressens chaque fois que je retourne en Allemagne. On perçoit cette colère, cette frustration, et même une certaine agressivité dans les rues. Elon Musk a raison lorsqu’il dit qu’on a atteint un point critique. Car si l’Allemagne n’est pas au bord de l’effondrement, il est vrai que des changements sont nécessaires, et rapidement. Sinon, comme on le voit dans d’autres pays européens, ou du moins en France, lorsque la colère et la polarisation atteignent un tel niveau, il devient presque impossible de parvenir à un consensus, et cela crée de graves problèmes pour toute démocratie parlementaire.

Björn Höcke, le leader de l’AfD en Thuringe, a été condamné cette année pour avoir utilisé un slogan nazi. Plusieurs membres de l’AfD ont des liens avec le mouvement néonazi autrichien… Assiste-t-on à une résurgence des idées nazies en Allemagne ?

Je ne considère pas l’AfD comme un parti explicitement néonazi, mais comme vous le dites, il y a des éléments en son sein qui sont extrêmement à droite. Et certains d’entre eux s’aventurent sur un terrain raciste. C’est l’un des problèmes de ce parti : les gens regardent Alice Weidel (la cheffe de fil de l’AfD pour les législatives) et, à l’instar d’Elon Musk, pensent qu’elle représente l’ensemble du parti. Mais en réalité, elle a très peu de contrôle sur ce qui se passe dans les rangs inférieurs. Par exemple, elle a souvent critiqué Björn Höcke et a même tenté, sans succès, de l’exclure du parti, mais elle n’a aucun moyen de l’écarter ou d’écarter d’autres éléments très radicaux. Donc les électeurs doivent être très prudents lorsqu’ils votent pour eux, car ils ne savent pas exactement quel type de représentants ils contribuent à faire élire. J’ai toujours fait une distinction claire entre les électeurs de l’AfD et le parti lui-même : les gens votent pour l’AfD pour des raisons très spécifiques, pas nécessairement parce qu’ils approuvent tous les politiciens de cette formation.

En ce qui concerne une possible résurgence du nazisme, des études indiquent qu’environ 10 % de la société allemande est d’extrême droite. Ce chiffre semble assez stable au fil du temps. La question est de savoir s’ils disposent désormais d’une plus grande plateforme pour exprimer leurs idées ou agir en conséquence. C’est probablement le cas, en particulier dans certaines régions de l’Est, mais aussi ailleurs. Les frustrations populaires sont souvent récupérées par des éléments d’extrême droite, qui les transforment en activisme. Par exemple, lors des périodes de passages massifs de frontières par des migrants en situation irrégulière, on a vu des milices d’extrême droite “chasser” ces réfugiés de manière violente. Il y a également des marches d’extrême droite dans les rues. Je ne dirais pas nécessairement qu’il y a davantage d’Allemands qui partagent cette idéologie, mais il y a certainement plus de gens prêts à agir, à s’exprimer publiquement ou à se rassembler avec d’autres personnes partageant les mêmes vues. Et c’est une tendance inquiétante.

Que sait-on d’Alice Weidel ? Les Français ne la connaissent pas vraiment…

Elle est le visage respectable de l’AfD : une économiste, ouvertement homosexuelle, vivant avec sa partenaire originaire du Sri Lanka. Et c’est aussi un argument que Musk a utilisé, disant, en substance : “Cela ne ressemble pas à Hitler.” Elle incarne à la fois une droite conservatrice et libertarienne capable de s’exprimer de manière cohérente et d’offrir une image présentable. Elle est davantage une figure de proue, choisie pour sa capacité à séduire un public plus large. Cependant, comme je vous le disais, elle ne contrôle pas les éléments plus extrêmes qui coexistent sous la bannière de l’AfD. Bien qu’elle en soit la leader, elle ne reflète pas nécessairement les opinions ou les actions des autres membres du parti, ni même la diversité idéologique des cadres de l’AfD.

Merkel, Obama… Ce ne sont pas forcément leurs politiques qui manquent aux gens

Il existe une aile beaucoup plus radicale au sein du parti. A un moment donné, elle était appelée “l’aile” (Der Flügel), dirigée par Björn Höcke, Mais cette faction a été officiellement dissoute après avoir été jugée extrémiste par les services de renseignement intérieur. Cela montre bien que ni Weidel ni personne d’autre ne reflète le parti dans sa globalité, car l’AfD regroupe une gamme très variée de profils allant des conservateurs désabusés aux néonazis avérés.

Il y a quelques années, lorsque Angela Merkel était au pouvoir, l’Allemagne était au sommet de l’Europe. Aujourd’hui, le déclin frappe le pays. En tant qu’historienne, cette période est-elle particulièrement intéressante à étudier ?

Oui, je crois que nous avons effectivement atteint la fin d’une époque et le début d’une nouvelle. Pas seulement pour l’Allemagne, mais aussi pour l’ensemble de l’Occident. En Allemagne, en particulier, il y avait ce désir profond d’adhérer à l’idée de la “fin de l’histoire”. Après les horreurs du XXe siècle allemand, avec le nazisme et ses conséquences, la chute du mur de Berlin était censée représenter une sorte de fin heureuse à cette histoire tourmentée. L’idée que le libéralisme et la démocratie libérale avaient triomphé de l’autoritarisme a résonné dans le monde entier. Pour les Allemands, c’était une histoire rassurante, une manière de laisser derrière eux ce passé sombre et de progresser vers un avenir basé sur un consensus général. Les partis politiques offraient alors des nuances légèrement différentes d’une même vision commune. Or ce consensus semble aujourd’hui s’être définitivement dissous.

Jusqu’à la dernière élection, où l’AfD atteignait à peine 10 %, beaucoup pensaient encore qu’il s’agissait d’un parti marginal. Il existait, bien sûr, mais ne faisait pas partie intégrante du paysage politique. Aujourd’hui, cette perception a changé, et cela reflète une transformation majeure du contexte politique. Il est intéressant de se demander si ce décalage entre la majorité de la population et ceux qui font la politique peut être comblé. S’ils n’y parviennent pas, il est probable que nous assisterons à davantage de perturbations et d’agitation à l’avenir.

Après deux années de récession, la situation économique de l’Allemagne est elle aussi complexe…

Oui. Le modèle industriel allemand, qui date du XIXe siècle et qui s’est affirmé comme la base de sa puissance, semble ne plus être adapté à un monde de plus en plus numérique, orienté vers les services, et nécessitant un type d’économie différent. Ce modèle repose sur l’importation de matières premières bon marché, la fabrication de produits et leur exportation à des prix élevés. Cependant, ce schéma semble être de moins en moins viable. L’Allemagne se trouve aujourd’hui à un carrefour : soit elle stabilise l’ancien modèle industriel, comme le souhaitent les conservateurs et certains au sein de l’AfD, en essayant de le moderniser pour prolonger son efficacité, soit elle adopte une approche radicalement différente. Les Verts, par exemple, prônent une transformation environnementale, impliquant un abandon progressif de l’industrie traditionnelle pour adopter un modèle économique complètement nouveau. Mais personne ne sait vraiment à quoi cela ressemblerait ni si l’Allemagne est capable de mener à bien cette transition.

Face à ces bouleversements, quel est l’état d’esprit des Allemands aujourd’hui ?

De nombreuses enquêtes vont dans le même sens et mettent en évidence le sentiment général que l’Allemagne n’est plus une “grande” nation. Qu’elle aurait perdu son statut de puissance mondiale. Par exemple, un événement qui a marqué les esprits récemment est la réouverture de Notre-Dame le 7 décembre. Cette image d’Emmanuel Macron réuni en marge de cette cérémonie avec Donald Trump et Volodymyr Zelensky, sans Olaf Scholz [NDLR : l’Allemagne était représentée à la cérémonie par son président] a beaucoup marqué les Allemands. Cela a renforcé l’idée chez beaucoup que l’Allemagne ne compte plus vraiment sur la scène mondiale, alors qu’on parle de la troisième économie planétaire. Mais paradoxalement, elle semble avoir perdu un certain leadership et son statut de pays influent dans les grandes décisions de ce monde. C’est un sujet d’inquiétude majeur pour les Allemands. Cela soulève également chez eux des questions, à savoir par exemple si l’Allemagne a jamais vraiment eu le pouvoir que certains lui prêtaient.

Si Olaf Scholz perd les élections en février, que retiendra l’Histoire de son passage à la chancellerie ? Les Allemands sont-ils nostalgiques de l’époque Merkel ?

Vous savez, la réputation d’Angela Merkel a beaucoup évolué ces dernières années, notamment depuis l’invasion de l’Ukraine et la crise énergétique. Certaines de ses politiques ont été réévaluées. Mais elle conserve une base de fans, petite mais solide, comme j’ai pu le constater récemment lors d’un événement à Londres où elle présentait ses Mémoires et où de nombreux Allemands étaient présents. Cela me rappelle un peu la nostalgie qui entoure Barack Obama. Ce ne sont pas forcément leurs politiques qui manquent aux gens, mais plutôt le sentiment que les choses allaient bien à l’époque, notamment sur le plan économique. C’est cette période qu’on idéalise.

Quant à Scholz, les sondages semblent indiquer qu’il ne sera pas reconduit comme chancelier. A long terme, je pense qu’il sera perçu comme ayant été un chancelier de transition entre l’ère Merkel et ce qui viendra ensuite. Il a remporté les élections en 2021 en se présentant comme une sorte de “Merkel 2.0”. La couverture d’un célèbre journal allemand le montrait même reprenant le geste emblématique du “losange” de Merkel, pour signifier qu’il serait une continuité de ce que les gens avaient appris à apprécier durant son mandat. Cependant, en formant une coalition avec les Verts et les libéraux du FDP, deux partis souhaitant moderniser l’Allemagne, il a dû proposer un programme bien plus progressiste que ce qu’il avait initialement promis. Cela, ajouté à des politiques perçues comme très à gauche et qui n’étaient pas forcément ce pour quoi les gens avaient voté, a provoqué des tensions. La guerre en Ukraine ou encore l’inflation n’ont fait qu’amplifier les difficultés. Il a gouverné à une période où le pays devait s’adapter à des changements importants, mais il n’a pas réussi à poursuivre la trajectoire précédente de manière convaincante.




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