Certains clichés sont en acier trempé. Les Français seraient hostiles à l’économie de marché, viscéralement attachés à un Etat obèse, rétifs à l’esprit d’entreprise, englués dans un conformisme pépère où la réussite est forcément sujette à suspicion… Et s’il fallait définitivement jeter aux orties ces vieilles lunes ? En pleine tempête, le pays cherche surtout une boussole et un capitaine. Ces derniers temps, le chef d’entreprise incarne de plus en plus la figure protectrice face au chaos. Quant aux sociétés, elles apparaissent comme une ancre grâce à laquelle le besoin de projection dans l’avenir peut – en partie – être satisfait.
La dernière livraison de l’enquête Ipsos, réalisée en partenariat avec le Cevipof, la fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne, confirme cette tendance. Certes, en France, où le “petit” est toujours valorisé – on aime tellement le petit restaurant, le petit film, le petit vin… –, les PME ont depuis longtemps la cote : 82 % des sondés leur font confiance. Fait nouveau, la grande entreprise, pourtant associée à une mondialisation dangereuse, est de plus en plus plébiscitée : 48 % des Français affirment avoir confiance dans les grandes boîtes, niveau jamais atteint dans cette enquête. Un engouement bien supérieur à celui porté aux syndicats (38 %), aux médias (23 %), aux députés (22 %) ou aux partis politiques (14 % seulement).
Le lieu du concret
“Dans une société ou la défiance est généralisée envers tout ce qui se raccroche au politique, l’entreprise reste le lieu où les choses sont tenues”, décrypte Brice Teinturier, le directeur général délégué d’Ipsos. Paradoxalement, le choc du Covid a précipité cette bascule dans l’opinion publique. L’activité du pays a été mise sous cloche par la volonté de la puissance publique, mais le “corps économique” a résisté. Les chaînes de logistique ont fonctionné, les grandes surfaces sont restées ouvertes grâce aux “premières lignes” et les entreprises se sont démenées pour fournir des masques à leurs salariés. Certes, avec le chômage partiel, les prêts garantis et les aides multiples, l’Etat a joué son rôle. Mais le “quoi qu’il en coûte”, qui a plombé les comptes, a presque été banalisé, tant la parole publique est décrédibilisée. “Plus le politique est en échec, plus les déficits publics sont à la dérive, et plus l’entreprise apparaît comme le lieu du concret où l’on crée de la richesse et tisse des relations sociales”, note la politologue Chloé Morin.
Pas question de tomber dans l’angélisme. Les moutons noirs existent et la décrue de la conflictualité dans l’entreprise reste précaire. “Mais plus aucun patron de grande boîte ne peut se permettre aujourd’hui ce dont les politiques usent et abusent, c’est-à-dire le mensonge, l’approximation, les raccourcis faciles”, relève un ponte de la communication, spécialiste de la gestion de crise. Les entreprises sont en permanence sous le regard scrutateur du citoyen-consommateur, et des marchés financiers pour celles qui sont cotées. Ce risque de voir sa réputation entachée est surveillé comme le lait sur le feu, alors qu’un coup de canif dans le contrat de confiance peut mettre à terre tout un business. Et puis la “RSE”, la responsabilité sociale et environnementale, concept fumeux il y a encore une dizaine d’années, est désormais au cœur de toutes les stratégies. Elle se traduit parfois en actes plus ou moins bidon. Mais là encore, les normes et les exigences des investisseurs financiers forcent les entreprises à bouger, répondant ainsi aux souhaits de l’opinion publique, des consommateurs et des salariés.
Une communauté de destins
Alors que les pénuries de main-d’œuvre qualifiée touchent de nombreux secteurs, s’ajoute enfin la nécessité de répondre aux demandes des salariés en matière de bien-être au travail. De peur de les voir partir sous des cieux plus accueillants. “L’entreprise reste l’une des seules communautés de destins dans laquelle des individus d’origines, d’identités et de classes sociales différentes se croisent et participent ensemble à la réalisation d’un objectif commun de long terme”, veut croire Patricia Barbizet, la directrice générale de l’Afep, le puissant lobby des grandes entreprises.
Après “l’Etat nounou”, voici “l’entreprise rempart”. Gare, toutefois, à ne pas aller trop loin. “Le risque pour les entreprises devenues ‘citoyennes’, c’est de se voir embarquées dans des débats politiques qui les dépassent”, pointe Chloé Morin. Ou d’être rattrapées par un retournement brutal de conjoncture, les forçant à une vague de licenciements aux conséquences désastreuses sur la confiance. Après tout, loin des yeux, loin du cœur.
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