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Pr Renaud Piarroux : “Dans l’histoire, les origines des épidémies ont toujours fait l’objet de manipulations”


Peste en République démocratique du Congo, dysenterie, méningites et choléra dans des camps de réfugiés après le génocide rwandais, accès aux soins en Afghanistan, prévention et détection précoce des épidémies après un cyclone au Honduras ou des éruptions volcaniques au Zaïre… Renaud Piarroux a consacré une large part de sa carrière aux investigations de terrain lors de crises sanitaires. Médecin infectiologue et microbiologiste, professeur à Sorbonne Université et chef de service à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, il est surtout connu pour avoir mis au jour la responsabilité des casques bleus népalais dans l’irruption du choléra à Haïti en 2010.

Plus récemment, quand cette maladie s’est emparée de Mayotte, c’est aussi à lui que les autorités sanitaires ont fait appel. En parallèle, il s’est passionné pour l’histoire des épidémies depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, sur laquelle il publiera un vaste ouvrage dans les prochains mois. De cette plongée dans le passé, il est revenu avec deux leçons. D’abord, que les causes des épidémies font souvent l’objet de récits biaisés, d’instrumentalisation, voire de manipulations. Ensuite, que l’émergence d’un nouvel agent pathogène “ne peut être comprise indépendamment de son contexte”, qu’il soit géographique, historique ou technologique. Des enseignements qui résonnent aujourd’hui avec l’émergence du Covid. Entretien.

L’Express : En quoi consiste une investigation de terrain sur une épidémie ?

Renaud Piarroux : A chaque fois, l’objectif est de comprendre les origines des agents pathogènes impliqués et les facteurs qui favorisent leur transmission, pour adapter les plans de lutte. Pour cela, il faut aller interroger les malades, leur entourage, les soignants, les autorités locales, pour regarder dans quel contexte l’épidémie a démarré et pour quelles raisons. Est-ce qu’il y a pu avoir une importation, un réservoir local ? Il faut bien sûr aussi analyser les caractéristiques des microbes eux-mêmes et leur évolution. Il faut enfin, et c’est crucial, bien appréhender la situation sociale et politique locale, la capacité de la société à faire face à la crise, et celle des institutions à établir un lien de confiance avec la population. Une bonne investigation donne des clés essentielles pour une gestion optimale de l’épidémie.

C’est ce que vous avez fait en Haïti où une épidémie de choléra a sévi à partir de 2010…

Haïti n’avait jamais eu de choléra. Un tremblement de terre est survenu au début de l’année 2010, faisant plus de 100 000 morts et un million de déplacés, mais pendant neuf mois, il ne se passe rien. Et tout à coup, en octobre, une épidémie de choléra explose dans le nord du pays. Le gouvernement haïtien sollicite alors l’aide des autorités françaises pour en comprendre l’origine, et je suis missionné. A ce moment-là, il était admis que l’épidémie avait démarré au bord de la mer, mais peu à peu, je me suis rendu compte que les premiers cas se trouvaient en réalité plusieurs dizaines de kilomètres en amont, dans un village appelé Meille, situé juste en face d’un camp de casques bleus. Or il y avait eu une relève quelques jours avant l’émergence de la maladie, avec l’arrivée de nouveaux soldats venant du Népal, où sévissait justement une épidémie de choléra. L’investigation a aussi montré que les fosses septiques de ce camp étaient évacuées dans la nature, sans plus de précautions.

Mais les résultats de vos travaux n’ont pas fait l’unanimité…

En enquêtant, je me suis vite aperçu que les pistes avaient été brouillées. Les premiers documents de l’ONU montraient des cas de choléra à Meille et à Mirebalais, la ville voisine, mais dans les publications suivantes, ces cas précoces avaient été « oubliés » pour ne parler que ceux notifiés dans le delta du fleuve Artibonite. Des scientifiques internationaux sont alors montés au créneau pour expliquer que l’émergence de l’épidémie était naturelle, liée à l’impact du séisme sur l’environnement fluvial et à un été particulièrement chaud et pluvieux. Plus tard, une mission de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dira que si l’épidémie avait bien commencé à Meille, ce n’était la faute de personne, si ce n’est de la misère qui poussait les habitants à boire l’eau des rivières. Finalement, un chercheur danois a récupéré les souches qui circulaient au Népal, et le séquençage génomique a montré que l’une d’elles était parfaitement identique à celle trouvée en Haïti. Le secrétaire général de l’ONU de l’époque, Ban Ki-moon, finira, six ans plus tard par demander pardon au peuple haïtien. Des budgets seront débloqués pour un programme d’élimination du choléra, sur lequel j’ai travaillé avec l’Unicef. Officiellement, l’épidémie a fait 10 000 morts, mais le nombre réel de victimes a été bien plus important – selon Médecins sans frontières, jusqu’à 5 % de la population a été décimée dans les zones les plus reculées du nord de l’île.

Avec cette histoire, on voit assez vite les analogies avec le Covid : deux causes potentielles, une naturelle, une qui implique la responsabilité d’un acteur ; les agences de l’ONU qui essaient de cacher la poussière sous le tapis ; et puis les universitaires qui donnent une couverture scientifique à la solution politiquement la plus acceptable…

Dans l’Histoire, est-ce que les récits autour des crises sanitaires ont fréquemment fait l’objet d’une instrumentalisation ?

Bien sûr. On a vu le même scénario avec la peste à Marseille en 1720. Un bateau, le Grand-Saint-Antoine, arrive en mai, en provenance du Levant, l’actuel Liban. Sa cargaison, précieuse, est en partie la propriété du grand échevin de la ville – le maire – et du capitaine. Quand le navire se présente, il y a déjà eu huit ou neuf morts de la peste à bord. Pourtant, il échappe à la quarantaine stricte et est autorisé à débarquer sa cargaison, dans des entrepôts au nord du Vieux-Port. Malheureusement, la marchandise sera vendue au noir, et la peste va commencer à circuler dans les rues de Marseille, déclenchant une épidémie qui tuera la moitié de la population.

L’université de Montpellier mènera une enquête sur place, se gardant de dire qu’il s’agissait bien de la peste. Egalement sollicité, le médecin du Régent dira que les dockers ont trop sué, qu’ils ont pris un coup de froid et qu’ils en sont morts. La ville pourra ainsi retarder l’échéance de la déclaration de peste et le premier échevin évitera d’être mis en cause – il sera même décoré. Ici aussi, comme à Haïti, la contagion a démarré à cause d’une erreur humaine, et on a utilisé l’autorité scientifique pour couvrir cette faute. Les épidémies ont toujours fait l’objet de récits et de contre-récits, voire de manipulation. Cette instrumentalisation fait partie de l’Histoire, on la retrouve dès l’Antiquité.

Avez-vous d’autres exemples ?

Dans le monde romain, du temps des empereurs Marc Aurèle et Lucius Vérus, il y a eu la peste antonine, qui était d’ailleurs probablement due à la variole. Lucius Vérus a succombé à ce fléau, mais son général Avidius Cassius était tenté de prendre le pouvoir : il fallait le discréditer, et il a été rendu responsable de l’importation de la maladie. Prenez aussi la peste noire, dont le réservoir sont les marmottes grises des montagnes de l’Altaï. Au tournant du XIVe siècle, toute l’Asie centrale est dominée par les empires mongols, qui s’étendent jusqu’à l’actuelle Ukraine. Ils assiègent la ville de Caffa, en Crimée, mais les assaillants vont tomber malades. Alors qu’ils sont en train de perdre la bataille, ils catapultent des cadavres de pestiférés dans la ville. Un notaire italien y verra l’origine de l’épidémie qui va ensuite ravager l’Europe. L’histoire est séduisante, mais fausse : des comptes rendus plus précis montreront que la maladie est arrivée seulement un an plus tard via Constantinople, à la faveur de la reprise du commerce du blé et avec lui, du transport des rats. Une fois encore, le récit longtemps privilégié ne correspond pas à la réalité.

Aujourd’hui, l’objectif des investigations sur les épidémies est justement d’étayer les récits sur des faits…

Exactement, et en cas d’épidémie, il faudrait toujours mener une enquête La plus exemplaire concerne sans doute la fièvre hémorragique de Marburg, diagnostiquée pour la première fois en Allemagne et en Yougoslavie en 1967. Les malades présentaient un point commun : ils travaillaient dans des laboratoires utilisant des singes importés d’Ouganda. Par la suite, après plusieurs épidémies en Afrique, des scientifiques internationaux iront chercher l’origine du virus dans des grottes du voisinage, où vivaient des milliers de chauves-souris. Ils montreront que les roussettes d’Egypte étaient bien le réservoir de la maladie.

Pour le premier Sars [NDLR : syndrome respiratoire aigu sévère], qui a démarré en 2003 en Chine, une investigation aussi a été menée. Elle a démarré sur les neuf marchés où le virus était apparu. Des études ont montré que certains animaux étaient infectés, et que chez l’homme, les vendeurs d’animaux vivants et les restaurateurs qui les cuisinaient avaient été les plus à risque d’être contaminés. Le lien avec la vente d’animaux a fini par être établi formellement. Tout n’a pas été élucidé pour autant, car on n’a pas retrouvé d’animaux infectés dans la nature, ni dans les élevages. La Chine a cependant procédé à des campagnes massives d’abattage.

Dans un deuxième temps, les scientifiques chinois, et notamment l’équipe de Zhengli Shi de l’Institut de virologie de Wuhan, sont allés dans les grottes du sud de la Chine, pour chercher le réservoir primaire du virus chez les chauves-souris. Ils y ont trouvé des coronavirus proches, de la famille des sarbecovirus (Sars) à laquelle appartient aussi le Sars-CoV-2.

Quel regard portez-vous sur l’investigation sur le Sars-CoV-2 ?

Il était logique de mener l’enquête autour du marché de Wuhan, compte tenu de ce que l’on savait de la localisation des premiers cas et du précédent du Sars. En revanche, ce qui est plus surprenant, c’est l’absence d’investigations dans les grottes où l’on s’attend à trouver les ancêtres du virus. Elles sont interdites d’accès depuis cinq ans. Tout aussi surprenant, l’absence de données sur les fermes d’élevage, et plus encore, l’absence de protection particulière ou de mesures d’abattage dans ces fermes. On sait par ailleurs que l’Institut de virologie de Wuhan disposait de beaucoup de données sur les coronavirus, et que ses équipes travaillaient sur les franchissements de barrière d’espèces de l’animal à l’homme. Pourtant ces informations essentielles n’ont jamais été partagées. Cinq ans après, cette attitude est incohérente et incompréhensible.

En étudiant l’histoire des épidémies, qu’avez-vous appris d’autre sur les conditions de leurs émergences ?

Une épidémie ne se déclenche que dans un contexte particulier : il faut que quelque chose de nouveau survienne pour que l’émergence d’un microbe devienne possible. Je vous ai parlé de l’arrivée du bateau à Marseille, des casques bleus népalais, des guerres menées par l’empire mongol et du développement du commerce. On pourrait aussi citer le cas de la grippe espagnole de 1918. Au départ, la première vague est grave, mais dans l’ordre de grandeur d’autres pandémies que l’on a connues par la suite, la grippe de Hongkong par exemple en 1968. Mais là, nous sommes pendant la Première Guerre mondiale et lorsque les soldats tombent malades, il n’est pas question de les isoler, ils sont transportés d’un endroit à l’autre et on arrive à une épidémie de formes graves qui explose littéralement. Dans le cas d’Ebola, on sait que l’un des premiers foyers, au Zaïre (l’actuelle RDC) était lié aux conditions d’hygiène déplorables dans un hôpital, où il n’y avait que cinq seringues et cinq aiguilles, réutilisées pour tous les malades…

Et pour le Covid, quels sont les changements de contexte notables selon vous ?

Deux faits paraissent essentiels. L’intérêt scientifique pour les coronavirus, à la suite du premier Sras, tout particulièrement à l’Institut virologique de Wuhan (WIV) qui concentre une grande partie de la recherche mondiale dans ce domaine. Et l’arrivée à partir des années 2000-2010 dans le paysage scientifique des technologies dites « de gains de fonction ». Ces manipulations génétiques permettent de modifier les virus pour les rendre plus contagieux ou plus virulents. Il est établi que les chercheurs du WIV, et les équipes américaines avec qui ils collaboraient, pratiquaient ce type d’expériences. Est-ce que de telles manipulations pourraient causer une pandémie ? Incontestablement, et les spécialistes des gains de fonction le disent eux-mêmes dans leurs publications. C’est pourquoi il est essentiel de suivre toutes les pistes pouvant expliquer l’origine du Covid.

Depuis 2019, les expériences de gains de fonction se poursuivent-elles ?

Oui, et l’une d’entre elles au moins a fait un peu de bruit. Une équipe de Boston a pris une souche originale de Sars-CoV-2, celle qui circulait à Wuhan début 2020, et a remplacé sa protéine Spike, la clé qui permet au virus d’infecter nos cellules, par celle du variant Omicron. L’hybride né de cette manipulation était à la fois aussi létal que le virus originel et aussi transmissible qu’Omicron. Heureusement, il n’y a pas eu de fuite de laboratoire.

Justement, l’Histoire nous montre aussi que les accidents ne sont pas rares…

Au moins six accidents de laboratoire ont été documentés dans les deux ans qui ont suivi l’émergence du premier Sars (pourtant moins contagieux), dans différents laboratoires asiatiques qui travaillaient sur ce virus. Et il y en a eu d’autres par le passé. On peut citer la grippe russe de 1977, qui a causé 700 000 morts. Quand les technologies permettant des études génomiques sur les virus sont devenues disponibles, il est apparu qu’il s’agissait d’un virus H1N1 disparu vingt ans auparavant. Comme il ne présentait que très peu de mutations, la seule explication est qu’il avait passé vingt ans dans un congélateur, avant d’en ressortir.

Et puis en 2003, des milliers de laboratoires dans le monde ont reçu des prélèvements de virus vivants de la grippe H2N2, censée avoir disparu depuis 1968. C’était dans le cadre d’un contrôle qualité : on leur envoie des échantillons et ils doivent les identifier. Le prestataire chargé de l’organisation de ces tests s’était trompé. L’incident s’est arrêté là, il n’y a pas eu de fuite. Et heureusement, car la population n’étant plus immunisée, cela aurait pu lancer une nouvelle pandémie. Nous avons eu de la chance.




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