Le nouvel homme fort de la Syrie, Ahmed Hussein al-Charaa, qui a abandonné son nom de guerre, al-Joulani, et arbore dorénavant la cravate, a reçu, le 3 janvier les chefs des diplomaties françaises et allemandes. L’un est un homme, l’autre une femme. L’un, Jean-Noël Barrot, a pu être salué selon les usages, l’autre, Annalena Baerbock, a été maintenue à distance physique. On ne touche pas – même pas la main – une femme qui n’est ni votre mère, ni votre épouse, ni votre sœur. Au nom du pragmatisme, les délégations européennes ont préféré botter en touche : elles auraient préféré un serrage de main en règle, mais ce n’était pas “l’objet” de la visite, dixit Barrot (on n’effectue pas de voyage officiel juste pour serrer les mains des pécheresses !) et Baerbock se contentant de dire qu’elle n’est pas d’accord. Et vlan dans ta barbe taillée !
Deux jours plus tard, nous apprenions que le nouveau ministre de la Justice, Shadi al-Waisi, était dans la région d’Idlib du temps de la brigade al-Nostra dirigée par al-Joulani, responsable de la mort par balle d’au moins deux femmes pour “corruption et prostitution”, images glaçantes à l’appui. C’était le temps d’avant, d’autres juridictions, d’autres coutumes – commentaire a minima de la gouvernance syrienne islamiste mais fréquentable quand même, tactique de la cravate oblige. Pas bien grave, faut pas bouder son plaisir, personne n’a encore massacré de chrétiens, de Kurdes ou enfermé les femmes dans des linceuls d’effacement, un sapin qui crame, quelques exactions, ce n’est rien, pensez donc, que Bachar al-Assad est parti et Joulani-Charaa promet : d’accord, des élections dans quatre ans ; d’accord, une Constitution à réécrire, mille choses promises et rien n’est encore dû, mais quand même. Faut serrer les dents et accepter d’autres mœurs, d’autres cultures, d’autres façons de faire. Mais que faire des manuels scolaires réécrits en vitesse par les islamistes à la barbe taillée ? Que faire de la “défense de la nation” remplacée par la “défense de Dieu”, de la disparition de l’histoire préislamique ? Que faire de la fin de la théorie de l’évolution ? Que faire de cette mal-éducation des enfants syriens ?
Il est vrai que des manifestations ont éclaté ici et là pour dire le refus de la réécriture à la sauce islamiste, mais combien de temps ces manifestations seront encore autorisées ? Le temps de lever les sanctions, de faire revenir les capitaux, de relancer pleinement la diplomatie ? Et après ? Suffira-t-il de s’en mordre les doigts pour constater l’arnaque ? Le pire est peut-être la volonté délirante d’une trop grande partie des commentateurs géopolitiques de défendre le “gouvernement islamiste de transition” comme si ne pas le faire était un signe d’intolérance, une acceptation de la domination occidentale honnie. Il faut montrer pattes blanches progressistes, distinguer le conservatisme de toute la région, chrétiens, Druzes, Kurdes compris du grand méchant djihadisme, répéter que bien des femmes voilées issues de la bourgeoisie sunnite conservatrice travaillent, que les femmes syriennes ne sont pas pareilles, elles ne sont pas comme “les autres”. C’est exactement ce qui se disaient des femmes iraniennes en 1979, qui avaient activement participé à la révolution islamique et qui protestèrent en masse et en manifestation monstre contre l’imposition du voile et de la charia et, femmes fortes ou pas, femmes politisées ou pas, elles furent englouties par l’islamisme au pouvoir.
Je ne suis pas d’accord avec tout ce beau monde qui se presse à qui est le plus tolérant, le plus confiant dans l’avenir islamisé en imaginant qu’il est possible, malgré la République islamique d’Iran, malgré Erdogan, malgré toutes les tentatives lamentablement ratées de gouvernements islamistes, Mohamed Morsi en Egypte, Rached Ghannouchi en Tunisie, qu’islamisme et démocratie, qu’islamisme et mieux vivre, mieux étudier, mieux travailler, mieux respirer, mieux espérer ont l’once d’une chance d’être compatibles. Au nom du relativisme culturel qui est une assignation à la naissance, au nom du chacun fait comme sa culture le lui commande, on réduit une femme à être un tabou sur pattes, on criminalise le corps, on confond idéologie et religion, foi et dogme, loi et interdit, pragmatisme et aveuglement. On condamne la Syrie aux ténèbres avec la fleur au coin de l’ignorance.
Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste
Source