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Livres : les ambivalences du Maroc vues par Leïla Slimani et Mahi Binebine


Le Maroc qui rit et le Maroc qui pleure, le Maroc de la lumière et de l’hospitalité et celui des obscurantismes et de la violence étatique… Ce sont bien ces deux pans qui traversent les très beaux romans d’inspiration familiale de Mahi Binebine et de Leïla Slimani dont les titres se répondent étrangement, La nuit nous emportera (Robert Laffont) pour le premier et J’emporterai le feu (Gallimard, le 23 janvier) pour la deuxième.

Commençons par le Marocain Mahi Binebine, peintre et sculpteur réputé, qui évoquait déjà la figure de son frère Aziz croupissant dans la prison de Tazmamart, dans le récit consacré à son père, Le Fou du roi (le bouffon d’Hassan II) en 2017. Cette fois-ci, il en fait le personnage principal, ou tout du moins le grand absent, lorsque après la tentative de putsch militaire de 1971 contre le roi, Abel, le grand frère adoré du narrateur Sami et cadet de l’armée, est envoyé dans la prison de Kénitra avant de disparaître des registres. Propulsant sa mère, Mamaya, dans un désespoir profond et une attente sans fin : Mamaya ne cessera d’aller toutes les semaines sur l’esplanade du pénitencier et de mettre de la nourriture de côté pour son aîné. Le père s’étant volatilisé, c’est à cette mère courage qu’il faut assumer tout : les errances de sa propre mère, la redoutable “Maman-du-bled”, veuve d’un capitaine “ayant pactisé avec le diable” (soit les Français), et la pitance de ses cinq enfants, le tout narré par Mahi Binebine avec une belle gouaille et une formidable sensibilité…

Il est aussi question de prison avec la Franco-Marocaine Leïla Slimani, qui achève ici sa trilogie à succès Le Pays des autres (commencée en 2020) sur l’histoire de ses grands-parents maternels dans le Maroc colonial d’après-guerre et poursuivie en 2022 avec Regardez-nous danser autour des années 1968-1975 marquées par la révolte de la jeunesse et des intellectuels marocains face à l’intransigeance d’Hassan II. La prison, c’est celle de Salé, où fut incarcéré en 2002 Mehdi, le père en papier de Leïla, directeur de banque déchu puis convaincu, à tort, de détournement. Si la famille est cultivée et ouverte d’esprit, le monde du dehors reste dangereux, notamment pour les “déviants”, tel Mia, la fille aux penchants homosexuels qui s’exilera définitivement en France, tout comme sa jeune sœur, la ravissante Inès, future médecin.

En attendant, en ces années 1970-1980-1990, enfants et mendiants errent dans la rue tandis que les indics de la police se cachent partout et que l’on peut disparaître à tout moment si l’on franchit l’une de ces trois lignes rouges : la religion, le roi, le Sahara. Aussi, Aïcha, la mère de famille, gynécologue de son état, tente-t-elle d’inculquer à ses filles une aversion du risque. “Elle voulait des enfants lâches à qui ne viendrait pas l’idée de s’indigner”, note la narratrice qui dresse un merveilleux portrait d'”Aïcha la sainte”, qui se tue au travail. De même, en est-il pour Selma, la tante, femme libérée s’il en est. Quant à Mehdi, sorti major à l’Inspection des finances, tout investi dans l’avenir économique de son pays, il tente d’oublier l’arbitraire de la Cour dans la littérature, la boisson et le foot.

Encore une fois, la fresque aussi politique que familiale dessinée par Leïla Slimani impressionne par sa justesse et sa richesse. De la force de la littérature pour disséquer les âmes et les sociétés.




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